Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Chapitre XXVII

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 454-464).


CHAPITRE XXVII.
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Je finis le Misogallo. — Je termine ma carrière poétique par la Teleutodia. — Je recueille l’Abel, ainsi que les deux Alcesle et l’Avis. — Distribution hebdomadaire de mes études. — Ainsi préparé et armé d’épitaphes, j’attends l’invasion des Français, qui arrive en mars 1799.


1799.Chaque jour cependant le danger devenait plus sérieux pour la Toscane, grâce à la loyale amitié que les Français professaient pour elle. Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magnifique conquête de Lucques, d’où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l’occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événemens. Déjà, l’année précédente, j’avais, dans un accès d’ennui, abandonné le Misogallo, et m’étais arrêté à l’occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m’était cher et auquel je tenais beaucoup, j’en fis faire jusqu’à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différens lieux, elles ne pussent ni s’anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N’ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d’être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs insolences, c’est-à-dire de m’y préparer de manière à ne point les subir. Je n’y savais qu’un moyen : si on ne me provoquait pas, je ferais le mort ; si l’on me cherchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.

Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et respecté, ou, s’il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J’ai écrit ma vie pour empêcher qu’un autre ne s’en acquittât plus mal que moi ; le même motif me fit alors aussi composer l’épitaphe de mon amie et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles que je veux et non pas d’autres, et qu’elles ne disent de mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification.

Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de l’infamie, je voulus aussi pourvoir à mes études, et corriger, copier, séparer ce qui était achevé de ce qui ne l’était pas, abandonner enfin ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J’entrais dans ma cinquantième année ; c’était le moment de mettre un dernier frein au débordement de mes poésies. J’en arrangeai donc un nouveau recueil en un petit volume qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente-neuf épigrammes que l’on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fait, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que pour me donner l’air un peu grec, j’intitulai : Teleutodia. Après quoi, je pliai bagage pour toujours ; et si depuis j’ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, c’a été sans l’écrire ; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les reconnais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l’invasion menaçante de ces barbares antilyriques m’en offraient une occasion naturelle et opportune, s’il en fut. Je la saisis, et je n’y pensai plus.

Quant à mes traductions, j’avais, les deux années précédentes, recopié et corrigé le Virgile tout entier ; je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi ; mais non pas le Térence, lequel, n’ayant été fait qu’une seule fois, n’avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu’il est encore aujourd’hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l’étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j’aurais ou non le temps d’y revenir, de les recopier avec l’original, en commençant par l’Alceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l’air d’être traduite d’une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il devait m’en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L’Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m’étais promis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J’avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous le titre de : Avis aux puissances italiennes. J’avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j’eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l’homme d’état ; ce n’est pas là mon métier. Cet écrit était né de l’indignation légitime qu’avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans, était mise en œuvre par l’impuissance de l’empereur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j’avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées , je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu’elles n’ont point dépassé, et que je me suis bien promis de ne plus franchir.

Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon second patrimoine poétique , je cuirassai mon cœur, et j’attendis les événemens ; et pour imposer à ma vie, si elle devait se poursuivre, une règle plus conforme à l’âge où j’entrais, et aux desseins que j’avais formés depuis Iong-temps, dès les premiers jours de 1799, je me fis, pour chaque jour de la semaine, un système régulier d’études, que j’ai constamment suivi jusqu’à ce jour, et que je m’abstiendrai de négliger aussi long-temps que me le permettront la santé et la vie. Le lundi et le mardi, à peine éveillé, je consacrais les trois premières heures de la matinée à lire et à étudier la sainte Écriture, honteux de ne pas connaître la Bible à fond, et d’être arrivé à mon âge, sans l’avoir encore lue. Le mercredi et le jeudi je lisais Homère, cette autre source de toute inspiration littéraire. Le vendredi, le samedi et le dimanche, durant toute la première année et au-delà, je les destinais à l’étude de Pindare, comme le plus difficile et le plus scabreux de tous les grecs et de tous les lyriques dans toutes les langues, sans même en excepter Job et les prophètes. Ces trois derniers jours, je me proposais plus tard ce que j’ai fait, de les donner successivement aux trois tragiques, à Aristophane, à Théocrite, et à d’autres poètes ou prosateurs, pour voir s’il me serait possible de couler à fond cette langue, je ne dirai pas de la savoir (ce serait une chimère), mais seulement de l’entendre aussi bien à peu près que je fais le latin. En la perfectionnant, la méthode que j’adoptai me parait bonne à suivre, et je l’expose en détail, dans la pensée que, telle qu’elle est, ou modifiée au gré de chacun, elle pourra servir à ceux qui, après moi, seraient tentés de recommencer cette étude. La Bible, je la lisais d’abord en grec, dans la version des Septante, selon le texte du Vatican, que je confrontai ensuite avec le texte alexandrin. Ensuite, les deux ou trois chapitres au plus qui suffisaient à la matinée, je les relisais dans l’italien des Diodati, toujours si fidèles au texte hébreu ; je les lisais encore dans le latin de la Vulgate, et en dernier lieu dans une traduction latine interlinéaire, faite d’après l’original hébreu. Après plus d’une année d’un commerce si intime avec cette langue, en ayant appris l’alphabet, j’arrivai à pouvoir lire matériellement le mot hébreu et à en saisir le son, ordinairement très-peu agréable, les tournures toujours bizarres pour nous, et mêlées de sublime et de barbare.

Quant à Homère, je commençais par le lire dans le grec, tout haut, sans préparation, et je traduisais littéralement en latin, sans m’arrêter jamais, quelques bévues qui pussent m’échapper, les soixante où quatre-vingts, ou au plus cent vers que je voulais étudier dans la matinée. Après les avoir estropiés de la sorte, je les lisais à haute voix dans le grec en les scandant. Puis je lisais sur ces vers le scholiaste, puis les observations latines de Barnes, de Clarke, d’Ernesti. Je prenais alors la traduction littérale latine, et je la relisais sur mon original grec, parcourant de l’œil la colonne, pour voir où, comment et pourquoi je m’étais trompé, quand j’avais traduit la première fois. Puis dans le texte même, si le scholiaste avait oublié d’éclaircir quelque point, je l’éclaircissais à la marge avec d’autres mots grecs équivalents, que me fournissaient pour la plupart Hésychius, l’Étymologie, et Favorinus. Je notais ensuite à part, sur des feuilles annexées, les expressions, les tours, les figures extraordinaires, et j’en donnais l’explication en grec. Je lisais après tout le commentaire d’Eustathe sur ces mêmes vers qui, de cette façon m’étaient passés cinquante fois sous les yeux, avec toutes leurs interprétations et leurs figures. Cette méthode pourra paraître ennuyeuse et un peu dure. Mais moi aussi j’avais la tête dure, et pour graver quelque chose sur une peau de cinquante ans, il faut un tout autre burin que ne l’eût demandé une peau de vingt ans.

Pindare, lui, avait été de ma part, dans les années précédentes, l’objet d’une étude plus rigoureuse encore que celle dont il vient d’être parlé. J’ai un petit Pindare où il n’y a pas un mot sur lequel je n’aie écrit un chiffre de ma main, pour indiquer à l’aide d’un 1, d’un 2, d’un 3, et parfois même ainsi de suite jusqu’à quarante et au-delà, la place que le sens de chaque mot lui assigne dans la construction de ces éternelles et inexplicables périodes. Mais cela ne me suffisait pas, et pendant les trois jours que je consacrais à ce poète, je pris une autre Pindare, le texte seul, dans une vieille édition, très-incorrecte d’ailleurs et mal ponctuée, celle de Calliergi, à Rome, avant que les scholies n’y fussent ajoutées. Sur ce texte déplorable, je lisais à première vue, comme je l’ai dit d’Homère, en traduisant le grec en latin littéral, puis je recommençais tout ce que j’avais fait sur Homère. J’y ajoutais en dernier lieu, et j’écrivais en grec sur la marge l’explication de ce que l’auteur avait voulu dire, c’est-à-dire sa pensée dégagée de toute métaphore.

Je fis ensuite le même travail sur Eschyle et sur Sophocle, dès qu’ils vinrent à leur tour prendre la place et les jours de Pindare. Tous ces labeurs et ces folles obstinations ont singulièrement affaibli ma mémoire depuis quelques années, et pourtant, je le confesse, je n’ai pas appris grand’ chose, et il m’échappe encore à la première lecture bien des erreurs grossières. Mais l’étude m’est devenue si chère et si indispensable, que depuis 1796, jamais pour aucune raison, je n’ai manqué, ni négligé de lui consacrer ces trois heures de la matinée , et si j’ai composé quelque chose, par exemple, l’Alceste, les satires, les poésies, et toutes mes traductions, j’y employais d’autres heures ; je ne me suis réservé à moi-même que les restes de ma journée, laissant à l’étude les prémices du jour, et forcé de renoncer à la composition ou à l’étude, sans hésiter, c’est la composition que j’abandonne.

Après avoir ainsi réglé ma manière de vivre, j’encaissai tous mes livres, excepté ceux dont j’avais besoin, et je les envoyai dans une villa, hors de Florence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre une seconde fois. Cette invasion très-bien prévue et si fort détestée, l’invasion des Français à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne méritent pas d’être sues, la conduite de ces esclaves partout la même n’a en toute occasion qu’une couleur. Ce même jour, peu d’heures avant l’arrivée des Français, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une villa du côté de la porte San-Gallo, près de Montughi ; ce ne fut pas cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que nous habitions à Florence, avant de l’abandonner à l’oppression peu scrupuleuse des logemens militaires.