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Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 108-115).

CHAPITRE IV.

Fin du voyage d’Italie. — Mon premier voyage à Paris.

En somme, le séjour de Venise m’ennuya plus qu’il ne me divertit. Je n’en recueillis aucun fruit. Uniquement agité de la pensée du voyage que j’allais faire au-delà des monts, je ne visitai pas la dixième partie seulement des chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture, d’architecture, que Venise a réunis en si grand nombre. Il suffira de dire, à ma honte éternelle, que je ne vis pas même l’arsenal. Je ne m’inquiétai pas de prendre, même en courant, la plus légère idée de ce gouvernement qui en rien ne ressemble à aucun autre, et qui peut du moins passer pour rare, s’il n’est bon, puisqu’il est resté debout pendant des siècles avec tant d’éclat, de prospérité et de paix. Mais moi, toujours dépourvu du sens des beaux-arts, je végétais honteusement, et voilà tout. Je partis enfin de Venise, et, suivant mon usage, avec mille fois plus de plaisir que je n’y étais entré. Arrivé à Padoue, cette ville me déplut souverainement. Je n’y recherchai aucun de ces professeurs illustres que long-temps après il me fut permis de connaître ; mais alors, au seul mot de professeur, d’études et d’université, je me sentais frissonner. Je ne me rappelai point, le savais-je seulement ? qu’à quelques milles de Padoue, reposaient les os de notre second maître, cette grande lumière, Pétrarque. Et qu’avais-je à faire de Pétrarque, moi qui jamais ne l’avais lu, ni entendu, ni senti, mais qui l’ayant à peine entr’ouvert une fois ou deux, et n’y comprenant rien, l’avais aussitôt laissé là ? Ainsi perpétuellement éperonné, talonné par l’oisiveté et par l’ennui je brûlai Vicence, Vérone, Mantoue et Milan, pour tomber plus vite à Gènes, cette ville que j’avais vue à la dérobée, quelques années auparavant, et qui m’avait laissé un certain désir de la revoir. J’avais des lettres de recommandation pour presque toutes les villes que je viens de nommer ; mais la plupart du temps je n’en faisais point usage, ou, quand j’en usais, il était rare qu’on me revit, si on ne venait me chercher, et si l’on n’insistait pour m’avoir : ce qui n’arrivait presque jamais, et devait en effet rarement arriver. Cette sauvagerie excessive provenait chez moi de la fierté et de l’inflexibilité d’un caractère abandonné à lui-même, et aussi d’une répugnance naturelle et presque invincible à voir de nouveaux visages. Il était cependant assez difficile de changer sans cesse de pays sans que les personnes changeassent avec les lieux. J’aurais voulu, pour la satisfaction de mon cœur, vivre toujours avec les mêmes gens, mais jamais dans le même lieu.

A Gènes donc, comme le ministre de Sardaigne était absent, et que je ne connaissais que mon banquier, je ne tardai guère non plus à m’ennuyer, et j’avais déjà résolu d’en partir vers la fin de juin, lorsqu’un jour ce banquier vint me voir. C’était un homme de mérite et qui savait le monde ; m’ayant trouvé ainsi, solitaire, sauvage et mélancolique, il voulut apprendre de moi comment je passais mon temps,et me voyant sans livres, sans connaissances, et uniquement occupé à rester au balcon, ou à courir tout le jour par les rues de Gènes et à me promener en barque le long du rivage, il eut un peu pitié de ma jeunesse et de moi, et voulut absolument me mener à un de ses amis. C’était le chevalier Carlo Negroni, qui avait passé à Paris une grande partie de sa vie, et qui, me voyant si désireux d’y aller, me dit nettement à cet égard toute la vérité ; je n’y voulus croire que quelques mois après, lorsque j’y fus arrivé. En attendant, ce galant homme me présenta dans quelques-unes des premières maisons ; et à l’occasion du banquet qu’on a coutume d’offrir au nouveau doge, il me servit d’introducteur et de compagnon. Là je fus sur le point de tomber amoureux d’une dame charmante qui me montrait passablement de bonté ; mais d’un autre côté, emporté par la rage de courir le monde et de quitter l’Italie, l’amour, cette fois, ne put s’emparer de moi : il m’attendait à peu de temps de là.

Enfin je m’embarquai sur une petite felouque qui appareillait pour Antibes, et il me sembla que je partais pour les Grandes-Indes. Jamais, dans mes promenades sur mer, je ne m’étais éloigné du bord que de quelques milles ; mais cette fois, une bonne brise s’étant élevée, nous prîmes le large ; peu à peu le vent devint si fort qu’il nous mit en péril, et qu’il nous fallut relâcher à Savone, et y attendre deux jours un temps favorable. Ce retard m’ennuya et m’attrista cruellement ; et je ne mis pas le pied dehors, même pour visiter la très-célèbre madone. Je ne voulais plus absolument rien voir, rien entendre de l’Italie ; chaque minute de plus que je devais y rester était un fâcheux impôt prélevé sur tous les plaisirs qui m’attendaient en France. C’était chez moi la suite d’une imagination déréglée, qui sans cesse m’exagérait outre mesure tous les biens et tous les maux avant que je les éprouvasse ; d’où il arrivait qu’à l’épreuve, les uns et les autres, les biens surtout, se réduisaient à rien.

Une fois arrivé et débarqué au port d’Antibes, tout semblait fait pour me réjouir : une autre langue, d’autres usages, une autre architecture, des visages nouveaux ; et quoique la différence fût rarement à l’honneur du pays, néanmoins je trouvai du charme à cette légère variété. Je repartis bientôt pour Toulon, et à peine à Toulon, je voulus repartir pour Marseille, sans avoir rien vu à Toulon, dont l’aspect me déplut beaucoup. Il n’en fut pas ainsi de Marseille ; sa physionomie riante, ses rues neuves, propres et bien alignées, la beauté du cours, la beauté du port, la grâce piquante des jeunes filles, tout m’enchanta au premier abord. Je me déterminai vite à m’y arrêter presque un mois : ce fut aussi pour laisser passer les grandes chaleurs de juillet, qui sont un inconvénient en voyage. Il y avait chaque jour à l’hôtel une table ronde autour de laquelle je trouvais nombreuse compagnie à dîner et à souper, sans être condamné à parler (ce qui m’a toujours coûté des efforts, étant taciturne de ma nature), et je passais ensuite chez moi sans ennui les autres heures de la journée. Ma taciturnité, qui avait aussi sa source dans une sorte de timidité naturelle que je n’ai jamais pu surmonter entièrement, redoublait encore à cette table, grâce au verbiage sans fin des Français. Il y en avait là de toute espèce ; mais la plupart étaient des officiers ou des négocians. Je ne contractai avec aucun d’eux ni amitié ni familiarité, n’ayant jamais été en cela de nature facile et libérale.

Je les écoutais volontiers, quoique je n’en retirasse aucun fruit ; mais écouter est une chose qui ne m’a jamais coûté trop de peine ; j’écoute même les plus sots discours : ils vous apprennent tout ce qu’ils ne disent pas.

Une des raisons qui m’avaient fait le plus désirer de voir la France, c’était que je pourrais y suivre le théâtre. Deux ans auparavant j’avais vu à Turin une troupe de comédiens français, et durant tout un été j’avais été assidu à ses représentations. Aussi beaucoup de leurs meilleures tragédies et presque toutes leurs comédies les plus célèbres m’étaient connues. La vérité veut que je dise qu’à Turin comme en France, dans le premier voyage comme dans le second que j’y fis plus de deux ans après, jamais il ne m’arriva de penser ou seulement de rêver que j’aurais un jour le désir ou le talent d’écrire des compositions dramatiques. J'écoutais donc celles des autres avec attention sans doute, mais sans aucun but, et, qui plus est, sans éprouver la plus petite velléité de produire ; et même, à tout prendre, la comédie me divertissait bien plus que la tragédie ne me touchait, quoique par nature je fusse beaucoup moins enclin au rire qu’aux larmes. Plus tard, en y réfléchissant, il m’a semblé que l’une des principales causes de mon indifférence pour la tragédie tenait à ce que dans presque toutes les tragédies françaises il y a des scènes entières, souvent même des actes, où des personnages secondaires venaient glacer mon esprit et mon cœur, en allongeant l’action sans nécessité, ou, pour mieux dire, en l’interrompant. Ajoutez, s’il vous plaît, que, quoique bien décidé à ne pas être Italien, mon oreille s’obstinait à me servir contre mon gré, et ne cessait de m’avertir de l’insipide et ennuyeuse uniformité de cette versification qui appareille les rimes et coupe les vers par le milieu, ainsi que de la trivialité du rhythme et de la mélodie nasale des sons. Aussi, sans qu’il me fut possible d’en dire la raison (les acteurs étaient excellens, comparés aux nôtres, qui sont détestables, et ils ne jouaient guère que des œuvres admirables pour la passion, la conduite et les pensées), il m’arrivait souvent de rester froid et de m’en aller mécontent. Les tragédies qui me plaisaient le mieux, c’étaient Phèdre, Alzire, Mahomet et un petit nombre d’autres.

Après le théâtre, un de mes divertissemens à Marseille, c’était de me baigner presque tous les soirs à la mer. J’avais découvert un petit endroit fort joli sur une certaine pointe de terre située hors du port, à main droite. Là, assis sur le sable et les épaules adossées à un petit rocher assez haut pour me dérober la vue de la terre que je laissais derrière moi, je ne voyais plus devant moi et autour de moi que la mer et le ciel, et alors entre ces deux immensités que venaient encore embellir les rayons du soleil qui se prolongeait dans les flots, je passais des heures à rêver délicieusement ; que de poésies j’aurais composées, si j’avais su écrire en vers ou en prose, dans-une langue quelconque!

Mais je finis par me dégoûter aussi du séjour de Marseille ; car tout ennuie bientôt les désœuvrés. Toujours violemment possédé du démon de Paris, je partis vers le 10 du mois d’août, et, semblable à un fugitif plutôt qu’à un voyageur, j’allai nuit et jour sans m’arrêter jusqu’à Lyon. Ni Aix, avec sa magnifique et riante promenade, ni Avignon, autrefois le séjour des papes et le tombeau de la célèbre Laure, ni Vaucluse, qu’habita si long-temps notre divin Pétrarque, rien ne put m’empêcher d’aller droit à Paris comme une flèche. À Lyon, la fatigue me retint pourtant deux nuits et un jour ; mais je me remis en route avec la même fureur, et en moins de trois jours la route de Bourgogne me déposa aux portes de Paris.