Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre VI

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 120-130).


CHAPITRE VI.
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Voyage en Angleterre et en Hollande. — Premier empêchement d’amour.


Je partis donc de Paris vers le milieu de janvier, en compagnie d’un de mes compatriotes, jeune homme d’une fort belle tournure, doué d’assez d’esprit, et qui avait environ dix ou douze ans de plus que moi, de l’ignorance autant que moi, de la réflexion beaucoup moins ; plus de passion pour le grand monde que de goût à observer les hommes et de sagacité pour les connaître. Il était cousin de notre ambassadeur à Paris et neveu de l’ambassadeur d’Espagne à Londres, le prince de Massérano, chez lequel il devait loger. J’avais peu de penchant pour les voyages en commun ; mais, pour aller seulement en un lieu déterminé, je m’y prêtai volontiers. Mon nouveau compagnon étant d’humeur babillarde et fort gaie, chacun de nous se trouvait bien, moi de me taire et de l’écouter, lui de parler et de s’en faire accroire. Il était fortement épris de lui-même pour avoir eu beaucoup de succès auprès des femmes, et, chemin faisant, il m’énumérait avec emphase ses conquêtes amoureuses, que j’écoutais avec plaisir et sans envie. Le soir, à l’auberge, en attendant le souper, nous jouions aux échecs, et je me faisais toujours battre, n’ayant jamais eu de dispositions pour aucun jeu. Nous fîmes un long détour par Lille, Douai et Saint-Omer, pour nous rendre à Calais. Le froid était si rigoureux, que dans notre calèche, étroitement close avec des glaces, et où nous tenions une bougie allumée, une nuit le pain gela et le vin aussi. Ce froid excessif me réjouissait, parce que de ma nature je n’aime pas les moyens termes.

Enfin, lorsque nous eûmes perdu de vue les côtes de la France, à peine étions-nous débarqués à Douvres, que ce froid nous parut moindre de moitié, et entre Douvres et Londres nous trouvâmes fort peu de neige. Autant Paris m’avait déplu au premier coup d’œil, autant me plurent subitement et l’Angleterre et Londres en particulier. Les rues, les hôtels, les chevaux, les femmes, le bien-être universel, la vie et l’activité de cette île, la propreté et la commodité des maisons, quoique très-petites, l’absence des mendians, ce mouvement perpétuel de l’argent et de l’industrie, également répandu dans la capitale et dans les provinces, en un mot, tout ce qui fait la gloire vraiment unique de cette heureuse et libre contrée, me ravirent l’ame tout d’abord, et deux autres voyages que j’y ai faits depuis n’ont rien changé à mon opinion. L’Angleterre diffère si complètement de tout le reste de l’Europe, dans toutes ces branches de la félicité publique qui procèdent de la supériorité du gouvernement ! Si je n’étudiai pas alors profondément la constitution qui donne à l’Angleterre une telle prospérité, je savais assez, du moins, en observer et en apprécier des divines conséquences.

À Londres, il est beaucoup plus facile aux étrangers de se faire recevoir dans les maisons qu’il ne l’est à Paris. À Paris, je n’avais jamais voulu me plier à ces exigences pour en triompher, parce que au fond je n’ai que faire de surmonter un obstacle, s’il ne doit m’en revenir aucun bien. Mais à Londres, durant quelques mois, je me laissai entraîner par cette facilité nouvelle, et par, mon compagnon de voyage, dans le tourbillon du grand monde. Ma rusticité et ma sauvagerie cédèrent aussi sensiblement à la bienveillance courtoise et toute paternelle que me témoigna le prince de Masserano, ambassadeur d’Espagne, excellent vieillard, qui aimait les Piémontais avec passion, étant né en Piémont, quoique depuis long-temps son père se fût transplanté en Espagne. Mais au bout de trois mois, ayant fini par m’apercevoir que ces soirées, ces soupers, ces banquets ne m’amusaient aucunement, et que je n’y apprenais rien, alors je changeai de masques ; au lieu de jouer celui du cavalier dans le salon, j’aimais mieux prendre celui du cocher à la porte, et me voilà conduisant et reconduisant d’un bout de Londres à l’autre ce beau Ganymède, mon compagnon, à qui je laissais toute la gloire des triomphes amoureux ; et j’en étais venu à faire si bien, et d’un air si dégagé, mon service de cocher, que, plus d’une fois provoqué dans ces luttes où les cochers anglais font assaut de vitesse au sortir du Ranelawgh et des théâtres, je m’en tirai avec honneur, sans briser ma voiture et sans blesser mes chevaux. Ainsi, monter à cheval chaque matin pendant quatre ou cinq heures, et chaque soir en passer deux ou trois autres sur le siège, et conduire quelque temps qu’il fît, je n’eus pas d’autre amusement pendant toute la fin de cet hiver. Au mois d’avril, je fis une excursion avec mon compagnon habituel dans les plus belles provinces de l’Angleterre. Nous allâmes à Portsmouth, à Salsbury, à Bath, à Bristol, et nous revînmes à Londres par Oxford. Le pays me plut infiniment, et l’harmonie qui règne en toutes choses, dans cette île, où tout est combiné pour le plus haut degré de bien-être général, m’enchanta chaque jour d’avantage. Dès lors je sentis naître en moi le désir de pouvoir m’y fixer pour toujours ; non que les individus m’y plussent infiniment ; ils me plaisaient cependant mieux que les Français, étaient meilleurs et plus ronds ; mais la physionomie du pays, la simplicité des mœurs, la beauté et la modestie des femmes et des jeunes filles, par-dessus tout, l’équité du gouvernement et la vraie liberté, qui en est la fille, tout cela me faisait complètement oublier et les désagrémens du climat, la mélancolie qui ne manque jamais de s’y emparer de vous, et la ruineuse cherté de la vie.

Au retour de cette petite excursion, qui m’avait remis en train, je fus repris de plus belle par cette rage de courir, et j’eus beaucoup de peine à différer encore jusqu’aux premiers jours de juin mon départ pour la Hollande ; alors je m’embarquai à Harwich pour Helvoetlvys, 'et avec un bon vent eu douze heures j’y arrivai.

La Hollande est, pendant l’été, un pays agréable et riant ; mais elle m’aurait plu encore davantage si je l’eusse visitée avant l’Angleterre ; car les mêmes choses que l’on admire en Angleterre, sa population, sa richesse, sa propreté, la sagesse des lois, les merveilles de l’industrie et de son activité, tout se retrouve ici, mais sur une moindre échelle ; et, en effet, après beaucoup d’autres voyages où mon expérience s’étendit, les deux seuls pays de l’Europe qui m’aient toujours laissé le désir de les revoir, ce sont l’Angleterre et l’Italie : la première, parce que l’art y a, pour ainsi dire, subjugué, transfiguré la nature ; la seconde, parce que la nature s’y est toujours énergiquement relevée pour prendre sa revanche de mille façons sur dés gouvernemens souvent mauvais, toujours inactifs.

Pendant mon séjour à La Haye, où je restai bien plus long-temps que je me l’étais promis, je donnai enfin dans les pièges de l’amour, qui jusque là n’avait jamais pu me joindre et m’arrêter. Une femme charmante, mariée depuis un an, pleine de grâces naturelles, d’une beauté modeste et d’une douce ingénuité, me blessa très-vivement au cœur. Le pays était petit, les distractions rares ; je la voyais beaucoup plus souvent que d’abord je ne l’aurais voulu ; bientôt j’en vins à me plaindre de ne pas la voir assez souvent. Je me trouvai pris d’une terrible manière, sans m’en apercevoir ; je ne pensais déjà à rien moins qu’à ne plus sortir de La Haye ni mort ni vif, persuadé qu’il me serait complètement impossible de vivre sans cette femme.

Ce cœur rebelle, une fois ouvert aux traits de l’amour, avait en même temps donné accès aux douces insinuations de l’amitié. Mon nouvel ami était don José d’Acunha, alors ministre de Portugal en Hollande. C’était un homme de beaucoup d’esprit, de plus d’originalité encore, assez d’instruction, un caractère de fer, un cœur magnanime, une ame ardente et très-haute. Une sorte de sympathie entre nos deux taciturnités nous avait déjà, pour ainsi dire, enchaînés l’un à l’autre à notre insu ; la franchise et la chaleur de nos deux âmes eut bientôt fait le reste. Je me trouvai donc à La Haye le plus heureux des hommes : c’était la première fois de ma vie qu’il m’arrivait de ne rien désirer au monde après mon ami et ma maîtresse. Amant et ami, et payé de retour des deux côtés, je ne respirais que sentimens tendres, parlant de ma maîtresse à mon ami, et de mon ami à ma maîtresse. Je goûtais ainsi des plaisirs très-vifs, incomparables, et jusque alors inconnus à mon cœur, quoique toujours il les eût cherchés en silence et entrevus confusément. Ce digne ami me donnait continuellement les plus sages conseils. Il eut surtout l’art, jamais je ne l’oublierai, de me faire rougir et de me dégoûter de la vie stupide et oisive que je menais, n’ouvrant jamais un livre, ignorant mille choses, étranger surtout à cette foule de grands poètes qui honorent l’Italie, et à ce petit nombre éminent de ses prosateurs et de ses philosophes, entre autres l’immortel Nicolò Macchiavel, dont je ne savais que le nom, génie que le préjugé noircit et défigure dans nos écoles, où on nous le définit sans nous initier à ses œuvres, et sans que ses détracteurs se soient donné seulement la peine de le lire, ou de le comprendre, si même ils l’ont vu. Mon ami d’Acunha m’en donna un exemplaire, que je conserve encore, que j’ai beaucoup lu depuis, où j’ai même écrit quelques notes ; mais ce fut bien des années après. Une chose fort étrange (que je notai beaucoup plus tard, mais que j’éprouvai alors vivement sans toutefois m’en rendre compte), c’est que jamais je ne sentais mon esprit et mon ame s’ouvrir au désir de l’étude, et à certain mouvement, à certaine effervescence d’idées créatrices, que quand j’avais le cœur fortement occupé d’aimer. Cet amour me détournait sans doute de toute application d’esprit, mais en même temps il m’en inspirait un très-vif besoin. Et si jamais je me croyais capable de réussir en quelque branche de littérature, c’était lorsque, ayant un objet cher et bien aimé, je me flattais de pouvoir lui apporter encore en tribut les fruits de mon génie.

Mais mon bonheur, en Hollande, ne fut pas de longue durée. Le mari de ma maîtresse était un personnage très-riche, dont le père avait eu le gouvernement de Batavia. Il changeait très-souvent de résidence, et ayant acheté récemment une baronie en Suisse, il voulut aller y passer l’automne. Au mois d’août, il fit avec sa femme un petit voyage aux eaux de Spa, où je les suivis de près, car le digne homme n’était aucunement jaloux. En revenant de Spa en Hollande, nous fîmes route ensemble jusqu’à Maëstricht, où je fus forcé de la quitter ; elle devait aller avec sa mère à la campagne, pendant que son mari irait seul du côté de la Suisse. Je ne connaissais point sa mère, et je n’avais aucun prétexte plausible, aucun moyen décent pour m’introduire dans une maison étrangère. Cette première séparation me déchira vraiment le cœur. Il nous restait encore quelque petite espérance de nous revoir. Et en effet, quelques jours après mon retour à La Haye, et le départ du mari pour la Suisse, mon adorée reparut à la ville. Ma félicité fut au comble, mais ce fut un éclair. Au bout de dix jours, pendant lesquels je pouvais passer et j’étais en réalité le plus heureux des hommes, elle ne se sentant pas le cœur de me dire quel jour elle devait repartir pour la campagne, non plus que moi le courage de le lui demander, un matin, mon ami d’Acunha tombe chez moi, et, en m’apprenant qu’elle n’a pu se dispenser de partir, il me remet une petite lettre de sa main, qui me donne le coup de la mort ; elle m’annonçait avec une ingénuité qui respirait encore la tendresse qu’elle ne pouvait plus, sans scandale, différer de se rendre auprès de son mari, qui lui avait commandé de la rejoindre. Mon ami ajoutait affectueusement de vive voix que, ce mal étant sans remède, il fallait se soumettre à la nécessité et à la raison.

Peut-être ne m’en croirait-on pas si je racontais toutes les folies que m’inspira l’excès de la douleur et du désespoir. Pour tout dire, en un mot, je voulais absolument mourir, mais je n’en dis mot à personne, et feignant d’être malade, afin que mon ami s’en allât, je fis appeler un chirurgien pour me tirer du sang ; celui-ci vint et me saigna. Dès que le chirurgien fut sorti, je fis semblant d’avoir envie de dormir, et m’enfermant dans mes rideaux, je restai quelques minutes à envisager ce que j’allais faire, puis je commençai à arracher les ligatures de la saignée, fortement décidé à perdre tout mon sang et à mourir. Mais, non moins avisé que fidèle, Élie, qui me voyait dans cet état de violence, et à qui d’ailleurs mon ami avait fait sa leçon avant de me quitter, feignant de s’entendre appeler, accourut au bord de mon lit et ouvrit le rideau. Surpris et confus tout ensemble, peut-être aussi me repentant déjà, ou mal affermi dans ma résolution de jeune homme, je lui dis que la ligature s’était défaite ; il eut l’air de me croire et la rattacha, mais sans vouloir ensuite me perdre de vue un seul instant ; bien plus, il fit de nouveau chercher mon ami, qui accourut chez moi ; l’un et l’autre me forcèrent, pour ainsi dire, à sortir de mon lit ; mon ami s’obstina même à m’emmener chez lui, où il me garda plusieurs jours, sans que jamais il me laissât seul. Mon désespoir était profond et muet, et, soit honte ou méfiance, je n’osais le faire paraître : je ne savais que me taire ou pleurer. Mais les conseils de mon ami, et les légères distractions qu’il m’obligeait de prendre, puis je ne sais quelle espérance de la revoir un jour, de revenir en Hollande l’année suivante, et, plus que tout le reste peut-être, l’insouciance naturelle de mes dix-neuf ans, tout cela peu à peu soulagea mes ennuis ; et, quoiqu’il fallût encore bien du temps à mon ame pour qu’elle achevât de guérir, la raison me revint tout entière dans l’espace de quelques jours.

Ainsi converti à de plus sages pensées, mais toujours fort affligé, je me décidai à repartir pour l’Italie, ne pouvant soutenir la vue de ce pays et de ces lieux, auxquels je redemandais en vain un bonheur perdu presque aussitôt que possédé. J’éprouvais encore une vive douleur à me séparer d’un tel ami ; mais, me voyant profondément blessé, il m’encourageait lui-même à partir, bien persuadé que le mouvement, la nouveauté des objets, l’absence et le temps ne pouvaient manquer de me guérir.

Vers le milieu de septembre, je m’arrachai des bras de mon ami, qui avait voulu m’accompagner jusqu’à Utrecht ; je pris la route de Bruxelles, et m’en allai par la Lorraine, l’Alsace, la Suisse et la Savoie, ne m’arrêtant plus, jusqu’en Piémont, que pour dormir ; en moins de trois semaines, je me retrouvai à Cumiana, dans la villa de ma sœur, où, de Suze, je me rendis en droite ligne, sans passer par Turin, pour éviter tout commerce avec les hommes. J’avais besoin d’exhaler le reste de ma fièvre en pleine solitude. Tout le temps que dura le voyage, de toutes les villes où je passai, Nancy, Strasbourg, Bâle et Genève, je ne vis que les murs ; je n’échangeai pas une seule parole avec mon fidèle Élie, qui, se conformant à mon infirmité, m’obéissait sur un signe, et prévenait tous mes désirs.