Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre VIII

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 136-143).

CHAPITRE VIII
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Second voyage. — L’Allemagne, le Danemarck et la Suède.



Après avoir obtenu, comme à l’ordinaire, la difficile et indispensable permission, je partis au mois de mai 1769, et pris bravement la route de Vienne. Pendant le voyage, laissant l’insipide ennui de la dépense à mon fidèle Élie, je commençai à réfléchir profondément aux choses de ce monde. Et au lieu de cette mélancolie importune et oisive, au lieu de cet impatient besoin de changer de place qui, dans mon premier voyage, n’avait cessé de me pousser en avant, je n’éprouvais plus qu’une mélancolie d’un autre genre, celle-ci sérieuse et douce ; elle me venait sans doute en partie du ressentiment de mon amour, en partie de six mois d’application soutenue à des choses d’une certaine importance. Les Essais de Montaigne (si depuis j’ai su penser un peu, je ne le dois peut-être qu’à ce livre), ces sublimes Essais du plus familier des écrivains m’étaient aussi d’une grande ressource. Divisés en dix petits volumes et devenus pour moi de fidèles et inséparables compagnons de route, ils occupaient exclusivement toutes les poches de ma voiture. Ils m’instruisaient, ils me charmaient, ils flattaient même singulièrement ma paresse et mon ignorance ; car il me suffisait d’en ouvrir au hasard un volume et de le refermer après en avoir lu une page ou deux, pour n’avoir plus, moi-même, qu’à rêver ensuite sur ces deux pages pendant des heures entières. J’éprouvais bien aussi quelque honte lorsqu’il m’arrivait, à chaque page, de rencontrer deux ou trois passages latins, et que je me voyais forcé d’en chercher le sens dans la note, incapable désormais de comprendre même les plus simples citations en prose, loin de pouvoir entendre celles que Montaigne emprunte sans cesse aux plus grands poètes. Je ne me donnai même plus la peine de l’essayer, j’allai droit à la note. Que dis-je ? ces fragmens de nos premiers poètes italiens, dont l’ouvrage fourmille, je les sautais à pieds joints ; il m’eût fallu quelque peu d’effort pour m’en rendre bien compte ; tant était grande ma primitive ignorance, et tant j’avais hâte d’oublier cette divine langue dont j’allais, chaque jour, perdant de plus en plus l’habitude.

Pour, me rendre à Vienne, je passai par Milan et Venise, deux villes que je voulus revoir ; puis par Trente, Inspruck, Augsbourg et Munich ; mais je m’arrêtai fort peu dans chaque lieu. Vienne me parut avoir une bonne partie de la mesquinerie de Turin ; mais elle n’en a point la belle position. J’y demeurai tout l’été, mais sans y rien apprendre. Je coupai mon séjour en deux, au mois de juillet, par une excursion que je poussai jusqu’à Bude. J’avais voulu voir quelque chose de la Hongrie. Redevenu le plus désœuvré des hommes, je me bornai à fréquenter tour à tour les différentes sociétés, mais toujours sévèrement en garde contre les pièges de l’amour. Pour m’en défendre, je n’avais rien de mieux à faire que de pratiquer le remède recommandé par Caton[1]. Pendant mon séjour à Vienne, j’aurais pu aisément connaître et hanter le célèbre poète Métastase, chez qui, chaque jour, notre ministre, le vénérable comte de Canale, passait plusieurs heures de la soirée dans la compagnie choisie d’un petit nombre de personnes lettrées, où on lisait régulièrement quelques morceaux des classiques grecs, latins ou italiens. Et le bon vieux comte de Canale, qui m’avait pris en grande amitié, et qui souffrait de voir tout le temps que je perdais, voulut plusieurs fois me présenter à Métastase. Mais, outre ma bizarrerie naturelle, j’étais encore tout entier abîmé dans le français, et plein de mépris pour les livres et les auteurs italiens ; j’avais peine à voir dans une réunion d’hommes initiés aux lettres classiques autre chose qu’une assemblée de pédans ennuyeux. D’ailleurs, j’avais eu, un jour, l’occasion de voir Métastase, à Schoënbrunn, dans les jardins de l’empereur, faire à Marie-Thérèse la petite génuflexion d’usage, avec un visage si servilement heureux et courtisan, et en jeune homme qui plutarquise, je me faisais, moi, une idée si exagérée de la vérité absolue, que pour rien au monde je n’eusse voulu me lier, ni même entrer en relation avec une muse louée ou vendue à ce pouvoir despotique qui m’était si franchement odieux. C’est ainsi que peu à peu je prenais les allures d’un penseur sauvage ; et lorsqu’à ces bigarrures de mon humeur venaient se joindre les passions naturelles à mes vingt ans avec leurs conséquences non moins naturelles, ce mélange faisait de ma personne un tout passablement original et risible.

Au mois de septembre, je poursuivis mon voyage, par Prague, jusqu’à Dresde, où je m’arrêtai un mois, puis à Berlin, où je ne demeurai pas davantage. En entrant dans les états du grand Frédéric, qui me parurent un immense corps-de-garde, je sentis redoubler et tripler l’horreur que j’avais pour cet infâme métier des armes, l’unique et odieuse base de l’autorité arbitraire, laquelle est le résultat nécessaire de tant de milliers de satellites enrôlés. Je fus présenté au roi, mais je n’éprouvai, en le voyant, ni admiration, ni respect ; ce fut plutôt de l’indignation et de la rage : ces mouvemens devenaient, chaque jour, chez moi plus énergiques et plus fréquens à la vue de tant de choses qui ne vont pas comme elles le devraient, et qui, quoique fausses, n’en prennent pas moins le visage et le renom de la vérité. Le comte de Finch, ministre du roi, qui me présentait, me demanda pourquoi, étant au service de mon souverain, je n’avais pas, ce jour-là, endossé l’uniforme ? Je répondis : « Parce qu’il me semble que dans cette cour ce ne sont pas les uniformes qui manquent. » Le roi m’adressa les trois ou quatre paroles d’usage : je l’observai profondément, les yeux respectueusement attachés sur ses yeux, et je remerciai le ciel de ne m’avoir point fait naître son esclave. Je sortis, vers le milieu de novembre, de cette vaste caserne de la Prusse, ayant pour elle autant d’horreur que justice était.

J’allai ensuite à Hambourg, d’où je repartis, au bout de trois jours, pour le Danemarck. Arrivé à Copenhague au commencement de décembre, ce pays me plut assez, parce que je lui trouvais un air de ressemblance avec la Hollande. J’y remarquai, en outre, une certaine activité, du commerce, de l’industrie, ce qui habituellement ne se voit guère dans les gouvernemens purement monarchiques. Il en résulte une sorte de bien-être universel qui, au premier abord, prévient le voyageur, et fait tacitement l’éloge de celui qui règne. De ces choses, pas une ne se rencontre dans les états prussiens : le grand Frédéric avait pourtant commandé aux lettres et aux arts, et à la prospérité publique, de fleurir à l’ombre de son trône. Qui sait ? si Copenhague ne me déplaisait pas, c’était surtout que je lui savais gré de n’être ni Berlin ni la Prusse ; aucun pays, plus que celui-ci, ne m’a laissé une pénible et douloureuse impression, quoique l’architecture y revendique, à Berlin surtout, beaucoup de choses belles et grandes. Mais ces éternels soldats, maintenant encore, après tant d’années, je ne puis y songer que je ne sente renaître la même fureur qu’à cette époque leur vue seule excitait en moi.

1770. Pendant cet hiver, je me remis à bégayer un peu d’italien avec le ministre de Naples en Danemark, lequel était Pisan. C’était le comte Catanti, beau-frère du célèbre marquis Tanucci, premier, ministre du roi de Naples, autrefois professeur à l’Université de Pise. Je me laissais aller au charme de ce langage et de cette prononciation toscane, surtout quand je les comparais au gémissement nasal et guttural de l’idiome danois, que j’étais bien forcé d’entendre, mais sans y rien comprendre, grâce à Dieu. J’avais de la peine avec ledit comte Catanti à me faire à la propriété du mot, à la précision et au tour énergique de la phrase, qualités suprêmes du toscan ; mais, pour la prononciation de mes barbarismes italianisés, elle était assez pure et passablement toscane. À force de me moquer de tous les autres modes de prononciation italienne, qui, en conscience, choquaient trop mon oreille, je m’étais accoutumé à prononcer de mon mieux et l’u et le z, et le ci et le gi, en un mot, tout ce qui distingue le parler toscan. Ainsi excité par le comte Catanti à ne pas négliger une si belle langue, qui, après tout, était la mienne, puisqu’à aucun prix je ne voulais être Français, je me repris à lire quelques ouvrages italiens. Je lus, parmi beaucoup d’autres, les dialogues de l’Arétin, qui provoquaient mon dégoût par leur obscénité, mais qui me ravissaient par l’originalité, la variété et l’heureux choix des expressions. Je m’amusai ainsi à lire, parce que souvent, pendant l’hiver, je me vis forcé de garder la chambre, et même le lit, grâce aux fréquentes indispositions qui m’assaillirent pour avoir trop évité l’amour sentimental. Je me remis encore avec plaisir à la lecture de Plutarque, que je recommençai une troisième et une quatrième fois, et puis toujours Montaigne. Ma tête offrait alors un singulier amalgame de philosophie, de politique et de libertinage. Lorsque mes incommodités me permettaient de sortir, un de mes plus grands plaisirs, sous ce ciel du nord, consistait à aller en traîneau : poétique vitesse qui m’agitait violemment, et qui enchantait mon imagination non moins emportée.

À la fin de mars, je partis pour la Suède, et, bien que j’eusse trouvé la Suède entièrement libre de glaces, et la Scanie également affranchie de neiges, je n’eus pas plus tôt dépassé la ville de Norkoping, que je retrouvai sur ma route le plus terrible des hivers, partout les neiges amoncelées et tous les lacs pris ; impossible d’aller plus avant avec les roues : il fallut démonter ma voiture et l’attacher sur deux traîneaux, suivant l’usage du pays, et c’est ainsi que j’arrivai à Stockolm. La nouveauté du spectacle, l’âpre et majestueuse nature de ces forêts immenses, de ces lacs, de ces précipices, me remplissaient d’enthousiasme. Je n’avais pas encore lu Ossian, néanmoins beaucoup des images qui lui sont familières m’apparaissaient, rudement empreintes dans mon imagination, telles qu’ensuite je les retrouvai développées, lorsque, plusieurs années après, j’étudiai dans Ossian la savante structure des vers du célèbre Cesarotti.

Les sites de la Suède, ainsi que leurs habitans de toute classe, étaient fort de mon goût, peut-être parce que j’ai toujours aimé les extrêmes, peut-être aussi pour toute autre raison que je ne saurais dire ; le fait est que, si je voulais passer ma vie dans le nord, je préférerais à tout ce que j’en connais cette extrémité de l’Europe. La constitution mixte qui régit la Suède, combinée de telle sorte dans son équilibre, qu’une demi-liberté y perce encore par intervalle, m’inspira quelque curiosité de la connaître à fond. Mais toujours peu capable d’une application sérieuse et continue, je ne l’étudiai que superficiellement ; toutefois j’en compris assez pour m’en former une idée dans ma petite tête. L’indulgence des quatre classes appelées à voter, et l’excessive corruption de la classe noble des bourgeois des villes favorisaient l’influence vénale qu’obtenait à prix d’or la politique corruptrice de la Russie et de la France, et il en résultait qu’il ne pouvait y avoir en Suède ni harmonie entre les ordres, ni résolutions efficaces, ni juste et durable liberté. Je continuai à me lancer en traîneau dans la profondeur de ces forêts sombres et sur ces grands lacs glacés, et cette fureur me dura jusques au-delà du 20 d’avril ; alors il fallut à peine quatre jours pour fondre toute cette glace avec la plus incroyable rapidité, grâce à la permanence du soleil sur l’horizon, et à la tiédeur des vents de mer. À mesure que s’écoulaient ces masses de neige, où il se trouvait jusqu’à dix couches entassées l’une sur l'autre, on voyait poindre la fraîche verdure. Spectacle vraiment étrange, et qui eût été pour moi une source de poésie, si j’avais su faire des vers.





  1. Je n’ai pas cru devoir transcrire ici le passage de Plutarque (Vie de Caton, parag. xxxii).La suite ne fera que trop comprendre la nature du conseil qu’il renferme. (Note du Tr.)