Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre XII

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 178-195).

CHAPITRE XII.
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Je reprends mes courses. — Nouveau voyages en Hollande, en France, en Espagne, en Portugal, et retour dans ma patrie.



Après avoir essuyé ainsi une aussi terrible bourrasque, ne pouvant désormais espérer de repos tant que j’aurais chaque jour sous les yeux et les mêmes lieux et les mêmes objets, je me laissai aisément convaincre par les quelques amis qui avaient pitié de ma situation violente, et je me décidai à partir. Je quittai donc l’Angleterre vers la fin de juin, et malade de cœur comme je l’étais, cherchant où m’appuyer, je résolus de diriger mes premiers pas vers mon ami d’Acunha, en Hollande. Arrivé à La Haye, j’y restai quelques semaines auprès de lui, sans voir personne autre que lui ; il s’efforçait de me consoler, mais la plaie était trop profonde. C’est pourquoi m’apercevant que de jour en jour ma mélancolie augmentait au lieu de se dissiper, je pensai que le mouvement machinal et la distraction inséparables d’un continuel changement de lieux et d’objets pouvaient me faire du bien, et reprenant mes voyages, je partis pour l’Espagne. C'était presque la seule contrée en Europe que je n’eusse point encore visitée, et il y avait long-temps que j’avais songé à le faire. Je m’acheminai vers Bruxelles, à travers un pays qui ne faisait qu’envenimer encore les blessures d’un cœur trop déchiré, surtout lorsque je comparais mon premier amour en Hollande à cette passion d’Angleterre, et toujours rêvant, extravaguant, pleurant et me taisant, j’arrivai enfin seul à Paris. Cette ville immense ne me parut pas plus agréable à ma seconde visite qu’à la première ; je n’y cherchai aucune distraction. J’y restai environ un mois pour laisser passer les grandes chaleurs avant que de m’enfoncer dans l’Espagne. Durant ce nouveau séjour à Paris, j’aurais pu aisément voir et même fréquenter le célèbre J. J. Rousseau, au moyen d’un Italien de ma connaissance qui vivait avec lui dans une certaine intimité, et qui disait de lui-même que Rousseau le trouvait fort à son gré. Cet Italien voulait absolument me conduire chez le philosophe, et il me garantissait que nous étions faits pour nous plaire l’un à l’autre, Rousseau et moi. J’avais pour Rousseau une haute estime, plus encore pour la pureté, pour la fierté de son caractère et la sublime indépendance de sa conduite, que pour ses ouvrages, car le peu que j’avais pu en lire m’avait plutôt ennuyé. J’y voyais l’œuvre d’un génie tendu et affecté. Toutefois, comme je n’étais pas très-curieux de ma nature, et qu’avec infiniment moins de raison que Rousseau, je me sentais au cœur un orgueil tout aussi inflexible que le sien , je ne voulus jamais me plier à cette démarche dont l’issue pouvait être douteuse, ni me laisser présenter à un homme superbe, capricieux, et à qui, pour la moitié d’une impolitesse, j’en aurais rendu dix ; car ainsi le veulent l’instinct et la fougue de mon naturel : j’ai toujours rendu avec usure et le bien et le mal ; partant l’affaire en resta là.

Mais au lieu de Rousseau, je commençai alors à faire connaissance, et c’était pour moi bien autre chose, avec quelques personnages des premiers de l’Italie et du monde. J’achetai à Paris une collection des principaux poètes et prosateurs italiens, en trente-six volumes d’un petit format parfaitement imprimés ; Je ne sais pas s’il en restait un seul après ces deux années de mon second voyage ; depuis lors, ces maîtres illustres ne me quittèrent plus : mais, à vrai dire, pendant ces deux ou trois premières années, je n’en fis pas un grand usage ; il est sûr que j’achetai cette collection plutôt pour l’avoir que pour la lire, car je n’avais ni le désir ni la force d’appliquer mon esprit à quelque chose. Quant à la langue italienne, elle était de plus en plus sortie de ma mémoire et de mon entendement, à ce point que j’avais grand’peine à comprendre tout ce qui s’élevait plus haut que Métastase. Cependant comme il m’arrivait quelquefois de feuilleter au hasard, mes trente-six petits volumes, autant par ennui que par oisiveté, je fus bien étonné de trouver, à la suite de nos quatre grands poètes, ce peuple de rimeurs qui était là pour faire nombre, et dont, grâce à mon extrême ignorance, jamais je n’avais même ouï le nom : un Torracchione, un Morgante, un Ricciardetto, un Rolandino, un Malmantile, quoi encore ? des poèmes dont j’appris ; quelques années plus tard, à déplorer la facilité vulgaire et la fastidieuse abondance. Mais bientôt ma nouvelle emplette me devint chère, lorsque par elle je vis alors, et pour toujours, établis dans ma maison ces six luminaires éclatans de la langue italienne, en qui tout se retrouve, je veux dire : Dante, Pétrarque, Arioste, le Tasse, Bocace et Machiavel. Hélas ! pour mon malheur et à ma honte, j’étais arrivé à près de vingt-deux ans sans en avoir jamais rien lu, si l’on excepte quelques fragmens de l’Arioste dans ma première adolescence, à l’académie, comme il me semble l’avoir dit en son lieu.

Ainsi armé de ce fort bouclier contre l’ennui et l’oisiveté, ce qui ne m’empêchait pas de rester oisif, et d’ennuyer les autres en m’ennuyant moi-même, je partis pour l’Espagne vers le milieu d’août. Je traversai les yeux fermés Orléans, Tours, Poitiers, Bordeaux et Toulouse, la plus belle et la plus riante partie de la France, et j’entrai en Espagne par la route de Perpignan. Barcelonne fut la première ville où je m’arrêtai un moment, depuis Paris. Durant tout ce long trajet, où je ne faisais guère que pleurer, toujours seul dans ma voiture ou à cheval, j’ouvrais cependant, de loin en loin, quelques volumes de mon cher Montaigne, que depuis près d’un an je n’avais pas regardé. Cette lecture quittée et reprise tour à tour me rendait un peu de courage et de bon sens. J’y trouvai aussi une espèce de consolation. Mes chevaux anglais étaient restés en Angleterre, et je les avais tous vendus, à l’exception du plus beau, que j’avais donné en garde au marquis de Caraccioli ; mais comme sans chevaux je ne suis plus que la moitié de moi-même, j’étais à peine à Barcelonne depuis quelques jours, que déjà j’en avais acheté deux, un Andalous bai-doré, superbe animal de la race des Chartreux de Xerez, et un hacha de Cordoue, plus petit, mais excellent et plein de feu. Depuis que j’étais au monde, j’avais toujours désiré des chevaux d’Espagne ; mais il est si difficile d’en faire venir ! Aussi ne pouvais-je croire que j’en eusse deux d’une si grande beauté. Montaigne, à côté d’eux, était un froid consolateur ; je résolus donc de continuer à cheval tout mon voyage d’Espagne. La voiture devait aller à petites journées et au pas des mulets ; car dans ce royaume il n’existe pas de poste aux chevaux, et il ne saurait y en avoir, vu l’état déplorable de tous les chemins sous le ciel de cette autre Afrique.

Une légère indisposition m’ayant retenu à Barcelonne jusqu’au commencement de novembre, je voulus, dans l’intervalle, à l’aide d’une grammaire et d’un vocabulaire espagnol, lire un peu de cette admirable langue que nous apprenons aisément, nous autres Italiens. En effet, je parvins à déchiffrer le Don Quichotte, que j’entendais assez bien, que je goûtais plus encore. Mais souvent déjà je l’avais lu en France, et mes souvenirs m’étaient d’un grand secours.

Une fois sur la route de Saragosse et de Madrid, je m’accoutumai peu à peu à cette nouvelle façon de voyager dans ces déserts. Si l’on n’a beaucoup de jeunesse, de santé, d’argent et de patience, c’est une épreuve à laquelle on ne résiste guère. Je m’y fis pourtant assez bien pendant les quinze jours que je mis à me rendre à Madrid, et je finis même par trouver plus de plaisir à marcher ainsi qu’à m’arrêter dans quelqu’une de ces villes à demi barbares : mais on sait que pour moi, il n’était pas de plus grand plaisir que celui d’aller, et de plus grand ennui que de m’arrêter. Ainsi le voulait l’inquiète mobilité de mon caractère. Le plus souvent je faisais à pied la meilleure partie de la route auprès de mon bel Andalous, qui me suivait avec la fidélité d’un chien ; et entre nous la conversation ne languissait pas ; ma grande jouissance était de me voir seul avec lui dans ces vastes déserts de l’Aragon. Je me faisais toujours précéder de mes gens avec la voiture et les mules, et je suivais de loin. De son côté, Élie, monté sur un petit mulet, s’en allait, le fusil en main, chassant et tirant à droite et à gauche, des lapins, des lièvres, des oiseaux, les vrais habitans de l’Espagne ; il arrivait une heure ou deux avant moi, et, grâces à lui, je trouvais de quoi assouvir ma faim, à la halte de midi ainsi gu’à celle du soir.

Le malheur (ce fut peut-être un bonheur pour d’autres), c’est qu’à cette époque je ne savais encore comment m’y prendre pour développer en vers mes pensées et mes sentimens. Au milieu de cette solitude, et avec ce mouvement continuel, j’aurais assurément répandu un déluge de rimes ; car mille réflexions morales et mélancoliques, mille images pénibles ou joyeuses et folles, et cela parfois tout ensemble, venaient en foule assaillir mon esprit.

Mais alors je ne possédais aucune langue, et je n’imaginais même pas qu’il pût ou qu’il dût un jour m’arriver d’écrire quoi que ce fût en vers ou en prose. Je me contentais de rêver intérieurement, et quelquefois de pleurer à chaudes larmes, sans savoir pourquoi, ou de rire, ne le sachant pas davantage : deux choses qui, si l’art n’en tire aucune œuvre, sont traitées de pure folie, et le sont en effet ; que l’œuvre naisse, on dira : c’est de la poésie, et ce sera de la poésie.

Ainsi se passa ce premier voyage jusqu’à Madrid. Mais j’avais si bien pris les allures de cette vie de Bohémien, que tout d’abord je m’ennuyai à Madrid, et qu’il me fallut un grand effort pour y rester un mois tout au plus. Je n’y fréquentai, je n’y connus pas âme qui vive, à l’exception d’un jeune horloger du pays qui revenait alors de la Hollande, où il était allé étudier les secrets de son art. Ce jeune homme avait beaucoup d’esprit naturel, et comme il avait un peu entrevu le monde, il se plaignait amèrement avec moi de toutes les barbaries qui, sous tant de formes diverses, affligeaient sa patrie. Et ici je raconterai en peu de mots un acte de brutale démence dont Élie faillit être la victime, en présence de ce jeune Espagnol. Un soir que l’horloger avait soupé avec moi, et que, le souper fini, nous étions encore à table à deviser, Élie entra pour me rajuster les cheveux, selon sa coutume, après quoi nous allions tous nous mettre au lit. Mais en serrant une touffe avec le fer, il y en eut un qu’il me tira un peu plus que les autres. Moi, sans proférer un seul mot, je m’élance plus prompt que la foudre, et m’emparant d’un chandelier, je lui en assène sur la tempe droite un si terrible coup que le sang en jaillit aussitôt, comme d’une fontaine, jusque sur le visage et sur toute la personne du jeune homme qui était assis en face de moi, de l’autre côté de la table où nous avions soupé, et cette table était fort large. Ce jeune homme, qui n’avait rien vu, et ne pouvait se douter qu’un cheveu tiré fût l’unique cause de cette fureur soudaine, s’élança aussi de son côté pour me retenir. Mais déjà Élie, furieux, outragé et cruellement blessé, se jetait sur moi pour me frapper, et il faisait bien. Mais je lui échappai lestement, et sautant sur mon épée, qui était dans la chambre posée sur un meuble, j’avais eu le temps de la tirer. Cependant Élie revenait plein de rage ; la pointe de mon épée était sur sa poitrine. L’Espagnol n’était occupé qu’à nous retenir, tantôt Élie, tantôt moi ; toute l’auberge était en rumeur ; tous les garçons étaient accourus, et ainsi fut arrêté ce combat tragi-comique dont tout le scandale retomba sur moi. Les esprits s’étaient un peu calmés ; on s’expliqua. Je dis que me sentant tirer par les cheveux, je n’avais pu me contenir. Élie répliqua qu’il ne s’en était pas même aperçu, et l’Espagnol vit clairement que je n’étais pas fou : je n’en étais guère plus sage. Ainsi finit cette affreuse lutte, qui me laissa plein de regrets et de confusion, et je dis à Élie qu’il aurait fort bien fait de m’assommer, comme il était homme à le faire. Je suis très-grand, et il avait un pied de plus que moi ; son courage et sa force ne démentaient pas sa haute taille. La blessure qu’il avait reçue à la tempe était peu profonde ; mais elle ne laissa pas de saigner abondamment, et pour peu que le coup eût porté plus haut, je me trouvais avoir tué un homme que j’aimais beaucoup, pour un cheveu plus ou moins tiré. Un si brutal accès de colère me pénétra d’horreur, et bien qù’Élie fût un peu plus calme, si l’on veut, mais encore peu disposé à me pardonner, je ne voulus pas néanmoins paraître me défier de lui, ni conserver, en effet, aucune défiance ; et deux heures après que la blessure eut été pansée et chaque chose remise à sa place, quand j’allai me mettre au lit, je laissai ouverte comme toujours la petite porte qui donnait dans la chambre d’Élie, contiguë à la mienne, sans vouloir écouter l’Espagnol, qui me conseillait de ne pas exposer un homme offensé, et au fond encore irrité, à la tentation de se venger. Au contraire, je dis tout haut à Élie, qui déjà s’était mis au lit, que si la fantaisie l’en reprenait, il pouvait me tuer, cette nuit, comme je l’avais mérité. Mais Élie, qui était pour le moins aussi héroïque que son maître, borna toute sa vengeance à conserver toujours les deux mouchoirs pleins de sang dont on s’était servi d’abord pour essuyer sa blessure encore chaude, et de temps en temps il me les montrait ; car il les garda pendant bien des années. On ne comprendra pas aisément ce mélange réciproque de férocité et de générosité des deux parts, si l’on n’a l’expérience de nos mœurs et de notre tempérament, à nous autres Piémontais.

Lorsque ensuite je me demandai compte à moi-même de mon horrible emportement, je n’eus pas de peine à me convaincre que, à l’excessive irascibilité de mon caractère venant se joindre l’âpreté sauvage que je puisais dans la solitude et dans une oisiveté éternelle, il n’avait fallu qu’un cheveu tiré pour combler le vase et le faire déborder en un instant. Jamais du reste je n’ai frappé un domestique autrement que je n’eusse fait mon égal, jamais avec le bâton ou d’autres armes que mes poings, une chaise, la première chose qui me tombait sous la main, comme il arrive lorsque, provoqué par d’autres jeunes gens, on se voit forcé d’en venir aux coups. Mais dans les très-rares occasions où pareille chose m’est arrivée, j’aurais toujours approuvé et même estimé des domestiques qui m’eussent rendu gourmade pour gourmade ; car ici ce n’était pas un maître qui battait son valet : c’était un homme qui en prenait un autre à partie.

En continuant à vivre ainsi comme un ours, j’arrivai au terme de mon court séjour à Madrid, sans avoir vu une seule des merveilles qui pouvaient exciter quelque curiosité, ni ce fameux palais de l’Escurial, ni Aranjuez, ni même le palais du roi à Madrid, loin que j’en eusse vu le maître. Cette sauvagerie venait principalement de ce que j’étais en froid avec notre ambassadeur de Sardaigne. Je l’avais connu à Londres, où il était alors ministre, durant le premier voyage que j’y fis en 1768, et nous ne nous étions senti aucun goût l’un pour l’autre. À mon arrivée à Madrid, ayant su qu’il était avec la cour dans une des résidences royales, je pris le temps de son absence pour laisser chez lui, avec une carte de visite, une lettre de recommandation de la secrétairerie d’état, que j’avais, suivant l’usage, apportée avec moi. À son retour à Madrid, il vint me voir et ne me trouva pas ; puis je ne m’inquiétai plus de lui, ni lui de moi. Tout cela sans doute ne contribuait pas peu à rendre de plus en plus sauvage un caractère déjà passablement inculte. Je quittai donc Madrid dans les premiers jours de décembre, et par la route de Tolède et d Badajoz je m’en allai doucement vers Lisbonne, où, après vingt jours de marche, j’arrivai la veille de Noël.

Cette ville se présente au voyageur qui l’aborde, comme je faisais, par l’autre côté du Tage, comme un magnifique amphithéâtre, presque aussi beau que celui de Gênes, avec plus d’étendue et de variété ; ce spectacle me ravit l’âme, surtout à une certaine distance. Mais l’étonnement et l’admiration allèrent ensuite se refroidissant, à mesure que nous approchions de la rive, puis se transformèrent complètement en douloureuse tristesse, quand il fallut débarquer en certaines rues, qui n’étaient qu’amas de pierres entassées, débris du tremblement de terre, amoncelés, séparés, alignés, comme autant de groupes d’habitations.

Or de ces rues, on en voyait encore un très-grand nombre dans la partie basse de la ville, quoiqu’il se fût déjà écoulé quinze ans depuis cette déplorable catastrophe.

1772. Le souvenir de mon séjour à Lisbonne, où je ne restai que cinq semaines, me sera éternellement cher, parce que c’est là que je fis connaissance avec l’abbé Thomas de Caluso, frère cadet du comte Valperga de Masino, alors notre ministre en Portugal. Cet homme, d’une si rare distinction par son caractère, ses mœurs et sa science, me fit de Lisbonne un séjour de délices. Aussi, non content de le voir presque tous les jours à dîner chez son frère, j’aimais encore mieux passer en tête-à-tête avec lui les longues soirées de l’hiver, que de courir après les insipides divertissemens du grand monde. Avec lui, j’apprenais toujours quelque chose : sa bonté et son indulgence étaient extrêmes ; il avait l’art de m’alléger le poids et la honte de mon excessive ignorance, qui devait lui sembler d’autant plus importune et fâcheuse que, chez lui, le savoir était plus grand ; il était immense. Voilà ce qui ne m’était jamais arrivé avec le petit nombre de gens de lettres à qui j’avais eu affaire jusque alors : leur fatuité me les avait tous fait prendre en aversion. Pouvait-il en être autrement ? il n’y avait chez moi que l’orgueil d’égal à l’ignorance. Ce fut dans l’une de ces charmantes soirées, qu’au plus profond de mon âme et de mon cœur, je me sentis pour la poésie un élan véritablement lyrique de ravissement et d’enthousiasme ; mais ce ne fut qu’un éclair fugitif qui, au même instant, s’éteignit et disparut sous la cendre, où il dormit encore bien des années. Le très-digne et très-complaisant abbé me lisait l’Ode à la Fortune, cette œuvre grandiose de Guidi, encore un poète que j’entendais nommer pour la première fois. Plusieurs stances de cette ode, surtout l’admirable strophe de Pompée, me causèrent d’inexprimables transports, à ce point que ce bon abbé se persuada que j’étais né pour faire des vers, et me dit qu’avec du travail j’aurais pu en faire d’excellens. Mais une fois passé ce moment de fureur poétique, et voyant quelle rouille dévorait encore mes facultés intellectuelles, je crus la chose désormais impossible, et je n’y pensai plus.

Cependant l’amitié et la douce compagnie de cet homme unique, qui est un Montaigne vivant, ne contribuèrent pas médiocrement à calmer un peu mes esprits. Je ne me sentais pas tout-à-fait guéri, mais je reprenais insensiblement l’habitude de lire et de réfléchir beaucoup plus que je ne l’avais fait depuis dix-huit mois. Pour ce qui est de Lisbonne, je n’y serais pas seulement resté dix jours, si l’abbé ne s’y fût trouvé ; rien ne m’en plut, excepté les femmes en général ; tout en elles vous fait souvenir du lubricus adspici d’Horace. Mais comme la santé de l’âme m’était redevenue mille fois plus chère que celle du corps, je m’efforçai et je réussis à éviter toujours les femmes honnêtes.

Dans les premiers jours de février, je pris la route de Séville et de Cadix, et je n’emportai avec moi, de Lisbonne, qu’une amitié très-tendre et une estime profonde pour cet excellent abbé de Caluso, que j’espérais bien revoir quelque jour à Turin. Ce qui me charma de Séville, ce fut avec son beau climat la physionomie tout originale et complètement espagnole qu’elle gardait encore dans le royaume entre toutes les autres. Pour ma part, j’ai toujours préféré un original, si mauvais qu’il fût, à la meilleure copie. La nation espagnole et la portugaise sont presque les seules en Europe qui conservent aujourd’hui leurs usages, particulièrement dans la classe inférieure et dans la moyenne. Et quoique le bien y soit comme submergé dans un océan d’abus de tout genre qui pèsent sur la société, ces peuples n’en sont pas moins, à mon avis, une excellente matière première d’où l’on peut aisément tirer de grandes choses, surtout en fait de vertu guerrière ; ils en ont au plus haut degré tous les élémens, courage, persévérance, honneur, sobriété, patience, docilité et hauteur d’âme.

Je terminai mon carnaval assez gaiement à Cadix. Mais quelques jours après mon départ, je m’aperçus, en allant à Cordoue, que j’emportais de Cadix un souvenir dont j’aurais quelque peine à me débarrasser. Ces blessures peu glorieuses ajoutèrent encore leur amertume à l’ennui de cet éternel voyage de Cadix à Turin. Je le voulus faire tout d’une haleine, et pour ainsi dire sans en rien perdre, en traversant l’Espagne dans toute sa longueur, jusqu’aux frontières de France par où j’étais venu. À force de rigueur, d’obstination et de constance, tantôt à cheval, tantôt à pied, dans la boue, et m’exterminant de toutes les manières, j’arrivai, mais en fort mauvais état, à Perpignan. Là, je retrouvai la poste, et continuai mon voyage avec beaucoup moins de souffrance. Dans toute l’étendue de ce vaste lambeau de terre, deux endroits seulement me causèrent quelque plaisir, Cordoue et Valence, surtout le royaume de Valence, que je mesurai ensuite dans sa longueur, à la fin de mars, par un de ces printemps tièdes et délicieux qu’aiment à décrire les poètes. Les environs, les promenades, les belles eaux et la position de Valence, l’azur de son ciel admirable, et je ne sais quelle amoureuse langueur répandue dans l’atmosphère, ces femmes dont le regard lascif me faisait maudire les belles de Cadix, telle se présentait enfin, dans son ensemble, cette contrée fabuleuse, que jamais aucune autre ne m’a laissé comme elle le désir de la revoir, aucune ne vient s’offrir si souvent à mon imagination.

Je revins de Barcelonne par Tortosa, et las à l’excès de voyager si lentement, je pris l’héroïque résolution de me séparer de mon bel Andalous. Ce dernier voyage, qui dura plus de trente jours consécutifs, depuis Cadix jusqu’à Barcelonne, l’avait horriblement fatigué ; je ne voulus pas l’épuiser encore davantage, en le condamnant à trotter derrière ma voiture, lorsque j’aurais doublé le pas pour me rendre à Perpignan. Quant à l’autre, le Cordouan, il était devenu boiteux entre Cordoue et Valence, et au lieu de m’arrêter quarante-huit heures, il n’en fallait peut-être pas davantage pour le sauver, j’en avais fait présent aux filles d’une de mes hôtesses qui étaient fort jolies, en leur disant que si elles en prenaient soin et lui donnaient un peu de repos, elles le vendraient ensuite fort bien quand il serait guéri. Je n’en entendis plus parler. Il ne m’en était donc resté qu’un seul, et ne voulant pas le vendre, parce que je suis fort peu vendeur de ma nature, j’en fis cadeau à un banquier français établi dans Barcelonne, et avec qui j’avais déjà fait connaissance dès mon premier séjour dans cette ville. Et si l’on veut voir ce que c’est que le cœur d’un publicain, en voici un échantillon. Il me restait environ trois cents pistoles en or d’Espagne ; et ne sachant comment les emporter (c’est chose prohibée), attendu les sévères perquisitions qui se pratiquent à la douane de la frontière espagnole, je priai ce banquier, à qui je venais de faire présent d’un cheval, de vouloir bien me donner une lettre de change de pareille somme, payable à vue sur Montpellier, où je devais passer. Et lui, pour me témoigner sa reconnaissance, prit d’abord mes espèces sonnantes, et rédigea ensuite sa lettre dans toute la rigueur du droit d’escompte, et suivant le cours de la semaine à Montpellier ; lorsque je voulus réaliser mon argent en louis d’or, je me trouvai avoir dans ma bourse près de sept pour cent de moins que je n’aurais eu si j’avais emporté et changé mes pistoles elles-mêmes. Mais je n’avais pas besoin de cette preuve de la courtoisie des financiers pour arrêter mon opinion sur cette classe de gens, qui m'a toujours paru l’une des plus viles et des plus détestables de la société. Ils vont tranchant du grand seigneur, et pendant que chez eux leur rang vous offre un dîner délicat, le métier veut qu’ils vous dépouillent dans leur cabinet, toujours prêts d’ailleurs à s’engraisser des calamités publiques. Enfin, hâtant à prix d’or et à coups de bâton le pas lent de mes mules, je ne mis que deux jours pour revenir de Barcelonne à Perpignan ; en venant, j’en avais mis quatre. J’avais si bien repris l’habitude d’aller grand train, que de Perpignan à Antibes, volant plutôt que je ne marchai, je ne m’arrêtai nulle part, ni à Narbonne, ni à Montpellier, ni à Aix. À Antibes, je m’embarquai immédiatement pour Gènes, où je restai à peine trois jours pour me reposer, et je rentrai dans ma patrie. Je ne m’arrêtai non plus que deux jours auprès de ma mère, à Asti, et après trois ans d’absence, j’arrivai à Turin, le 5 mai 1772.

En passant à Montpellier, je consultai un chirurgien célèbre sur l’indisposition dont j’avais fait emplette à Cadix. Il voulait que je m’arrêtasse à Montpellier, mais j’aimais mieux en croire l’expérience que j’avais acquise en pareille matière, et le sentiment de mon fidèle Élie, qui s’y entendait à merveille, et qui plusieurs fois déjà m’avait parfaitement guéri en Allemagne et ailleurs ; je laissai dire mon avide chirurgien, et, comme on l’a vu, je continuai mon voyage avec une extrême rapidité. Mais la fatigue de ces deux mois de voyage avait sensiblement aggravé le mal. De retour à Turin, il fallut presque tout l’été pour rétablir ma santé délabrée, et voilà tout le fruit que je recueillis des années de mon second voyage !