Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre I

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 1-9).


CHAPITRE i


Mes habitudes et mes habitués. — Récompense nationale au duc de Richelieu. — La reine de Suède le suit dans son voyage. — Salon de la duchesse de Duras. — Goût de madame de La Rochejaquelein pour la guerre civile. — Madame de Duras se fait auteur. — Mariage de Clara de Duras. — La duchesse de Rauzan.

J’aurai moins occasion dorénavant de parler de la politique des Cabinets ; la retraite de mon père en éloignait ma pensée. Le désir de le tenir au courant m’avait, depuis quelques années, encouragée à m’enquérir des affaires publiques avec soin. Privée de ce stimulant d’un côté et assez refroidie par les événements de l’autre, je cessai de m’en occuper avec le même zèle.

Il m’arrivait bien de temps à autre quelque confidence, quelque révélation de dessous de cartes ; mais je ne prenais plus la peine de m’informer de leur exactitude, de remonter aux sources, de suivre les conséquences et les résultats ; et, hormis que j’en causais plus volontiers que les personnes qui n’y avaient jamais pris intérêt, hormis que je n’adoptais pas sans examen les nouvelles qui flattaient mes désirs, je n’étais guère mieux informée que tout le gros des gens du grand monde.

J’avais arrangé ma vie d’une façon qui me plaisait fort. Je sortais peu et, lorsque cela m’arrivait, ma mère tenait le salon, de sorte qu’il était ouvert tous les soirs. Quelques habitués s’y rendaient quotidiennement, et, lorsque l’heure des visites était passée, celle de la conversation sonnait et se prolongeait souvent très tard.

De temps en temps, je priais du monde à des soirées devenues assez à la mode. Mes invitations étaient verbales et censées adressées aux personnes que le hasard me faisait rencontrer. Toutefois, j’avais grand soin qu’il plaçât sur mon chemin celles que je voulais réunir et que je savais se convenir. J’évitais par ce moyen une trop grande foule et la nécessité de recevoir cette masse d’ennuyeux que la bienséance force à inviter et qui ne manquent jamais d’accourir au premier signe. Je les passais en revue, dans le courant de l’hiver, par assez petite portion, pour ne pas en écraser mon salon. L’incertitude d’y être prié donnait quelque prix à ces soirées et contribuait plus que tout autre chose à les faire rechercher.

Je voyais les gens de toutes les opinions. Les ultras dominaient dans les réunions privées, parce que mes relations de famille et de société étaient toutes avec eux ; mais les habitués des autres jours se composaient de personnes dans une autre nuance d’opinion.

Nous étions les royalistes du Roi et non pas les royalistes de Monsieur, les royalistes de la Restauration et non pas les royalistes de l’Émigration, les royalistes enfin qui, je crois, auraient sauvé le trône si on les avait écoutés.

Je le reconnais, toutefois, nous-mêmes trouvions alors le ministère Decazes tombé dans l’ornière de gauche et prêtant une oreille trop bénévole aux théoriciens de la doctrine dont la plupart mettaient leurs arguments au service de leurs intérêts. Bien des gens auraient voulu se rallier autour du duc de Richelieu pour faire contrepoids à cette tendance qui effrayait. Non seulement il ne le désirait pas, mais encore il s’y refusait et s’était éloigné.

Monsieur Decazes, un peu repentant peut-être de sa conduite envers le duc, s’occupa avec empressement de lui faire décerner une récompense nationale ; mais les germes d’ingratitude, soigneusement semés depuis quelques mois, avaient fructifié ; et, lorsqu’on voulut faire valoir des services qu’on avait pris tant de peine à déprécier, on ne trouva nulle part assez d’élan pour résister aux malveillances des oppositions de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Au lieu d’être votée d’acclamation, la récompense nationale fut discutée, disputée et ne passa qu’à une faible majorité.

Monsieur de Richelieu, le plus désintéressé des hommes, fut profondément blessé de la forme de cette transaction. Il employa la somme votée par les Chambres à une fondation dans la ville de Bordeaux. Accoutumé à la frugalité et à la simplicité, ses revenus personnels suffisaient de reste à ses besoins.

Il était entré à l’hôtel des affaires étrangères apportant tout son bagage dans une valise ; il en sortit de même ; mais, malgré cette modestie, il se sentait autant qu’homme de France. Il se souciait peu que ses services fussent mal rémunérés, mais il était cruellement blessé qu’ils ne fussent pas mieux appréciés.

Il était donc profondément dégoûté des affaires et ne voulait y rentrer ni comme chef d’opposition, ni, encore moins, comme chef du gouvernement. C’était un forçat délivré de ses chaînes et il formait le bien ferme propos de ne jamais les reprendre.

Le désir de jouir de la liberté qu’il avait reconquise l’engagea à faire un voyage dans le Midi. Il ne s’attendait guère à la nouvelle persécution qu’il allait y trouver.

La femme de Bernadotte avait passé l’hiver de 1815 en Suède. La rigueur du climat ayant excité une maladie cutanée qui se porta sur son visage, cette espèce de lèpre, jointe aux regrets qu’elle conservait de Paris, lui avait rendu l’habitation de Stockholm si intolérable qu’elle n’avait pu consentir à y prolonger son séjour. Elle était établie à Paris, dans son hôtel de la rue d’Anjou où elle avait une espèce d’existence amphibie. Ses gens et l’ambassadeur du Roi son époux l’appelaient Votre Majesté, le reste de l’univers madame Bernadotte.

Louis XVIII la recevait le matin dans son cabinet pour rendez-vous d’affaires. Elle n’allait pas chez les autres princes, ni à la Cour. Du reste, elle faisait des visites à ses anciennes amies sur le pied de l’égalité, et vivait dans une coterie assez restreinte. Je l’ai souvent rencontrée chez madame Récamier où elle n’avait en rien une attitude royale. Quoiqu’elle se fit annoncer : la reine de Suède, elle n’exigeait ni n’obtenait aucune distinction sociale.

Vers la fin du ministère de monsieur de Richelieu, elle eut quelque démarche à faire pour un de ses parents. Elle écrivit au ministre et lui demanda une audience. Monsieur de Richelieu se rendit chez elle (comme cela se pratiquait autrefois, par tous les ministres, pour toutes les femmes de la société, usage dont monsieur de Richelieu a seul conservé la tradition de mon temps). Il fut très poli. Ce que madame Bernadotte désirait réussit ; il vint lui-même l’en informer. Elle l’invita à dîner ; il accepta.

Il ne se doutait guère qu’il jetait les fondements d’une frénésie qui l’a poursuivi jusqu’au tombeau. Madame Bernadotte s’était prise d’une telle passion pour le pauvre duc qu’elle le suivit à la piste pendant son voyage. Cela commença par lui paraître extraordinaire. Il ne comprenait pas comment elle se trouvait toujours arriver trois heures après lui dans tous les lieux où il s’arrêtait.

Bientôt il ne put se dissimuler que lui seul l’y attirait et l’y retenait. L’impatience le gagna. Il cacha sa marche et ses projets, fit des crochets, choisit les plus tristes résidences, les plus méchantes auberges. Peines perdues, la maudite berline arrivait toujours trois heures après sa chaise de poste. C’était un cauchemar !

Il sentait, de plus, combien cette poursuite finirait par prêter au ridicule. Il trouva le moyen de faire savoir à la royale héroïne de grande route qu’il était décidé à retourner sur-le-champ à Paris si elle persistait à le suivre. Elle, de son côté, s’informa d’un médecin si les eaux que le duc devait prendre étaient essentielles à sa santé. Sur la réponse affirmative, elle se décida à faire trêve à ses importunités et passa la saison des eaux à Genève ; mais, à peine fut-elle terminée, qu’elle se remit en campagne ; et cette persécution qu’il espérait pouvoir mieux conjurer à Paris qu’ailleurs y ramena le duc, bien plus que l’ouverture de la session.

La maison de madame de Duras était toujours la plus agréable de Paris. La position de son mari à la Cour la mettait en rapport avec les notabilités de tout genre, depuis le souverain étranger qui traversait la France jusqu’à l’artiste qui sollicitait la présentation de son ouvrage au Roi. Elle avait tout le tact nécessaire pour choisir dans cette foule les personnes qu’elle voulait grouper autour d’elle ; et elle s’était fait un entourage charmant, au milieu duquel elle se mourait de chagrin et de tristesse.

Le mariage de sa fille aînée avec monsieur de La Rochejaquelein lui avait été un véritable malheur. Elle y avait constamment refusé son approbation et ne consentit pas même à assister à la cérémonie, lorsque madame de Talmont, ayant atteint vingt et un ans, se décida à la faire célébrer. Le duc de Duras, quoique très récalcitrant, accompagna sa fille à l’autel.

Il est assez remarquable qu’elle s’est mariée deux fois le jour anniversaire de sa naissance, à l’époque juste où la loi le permettait. Le jour où elle a eu quinze ans, elle a épousé le prince de Talmont au milieu des acclamations de sa famille, et, le jour où elle en a eu vingt et un, elle a épousé monsieur de La Rochejaquelein, malgré sa réprobation.

Le grand mérite de monsieur de La Rochejaquelein, aux yeux de sa nouvelle épouse, était son nom vendéen et l’espoir qu’elle serait appelée à jouer un rôle dans les troubles civils de l’Ouest.

Félicie de Duras sortait à peine de l’enfance lorsque le manuscrit de monsieur de Barante (connu sous le nom des Mémoires de madame de La Rochejaquelein), circula dans nos salons. Ce récit s’empara de sa jeune imagination. Depuis ce temps, elle a constamment rêvé la guerre civile comme le complément du bonheur, et, pour s’y préparer, dès qu’elle a été maîtresse de ses actions, elle a été à la chasse au fusil, elle a fait des armes, elle a tiré du pistolet, elle a dressé des chevaux, elle les a montés à poil, enfin elle s’est exercée à tous les talents d’un sous-lieutenant de dragons, à la grande désolation de sa mère et à la destruction de sa beauté qui, avant vingt ans, avait succombé devant ce régime de vie.

Madame de La Rochejaquelein s’est donné depuis 1830 la joie de courir le pays le pistolet au poing, d’y fomenter des troubles, d’y attirer beaucoup de malheurs et de ruines. Je ne sais si la réalité de toutes ces choses lui aura paru aussi charmante que son imagination les lui avait représentées ; mais elle est plus excusable qu’aucune autre personne de s’être jetée dans la guerre civile, car c’était son rêve depuis l’âge de douze ans.

Sa belle-mère, la princesse douairière de Talmont, à qui le mariage avec monsieur de La Rochejaquelein plaisait, principalement, je crois, parce qu’il désolait la duchesse de Duras, conserva le nouveau ménage chez elle. Elle a laissé toute sa fortune à Félicie qu’elle semblait aimer passionnément et qui était encensée jusqu’à la fadeur dans le petit cercle de cet intérieur. Je lui ai entendu adresser cette phrase par un des habitués de sa belle-mère :

« Princesse, permettez-moi de prendre la liberté de vous dire que vous avez toujours parfaitement raison. » Je n’en ai jamais oublié l’heureuse rédaction.

Madame de Duras cherchait, quoique un peu honteusement, à recueillir la succession de madame de Staël. Elle était elle-même effrayée de cette prétention et aurait voulu qu’on la reconnût sans qu’elle eût à la proclamer. Ainsi, par exemple, n’osant pas arborer le rameau de verdure que madame de Staël se faisait régulièrement apporter après le déjeuner et le dîner et qu’elle tournait incessamment dans ses doigts, dans le monde comme chez elle, madame de Duras avait adopté des bandes de papier qu’un valet de chambre apportait in fiocchi sur un plateau après le café et dont elle faisait des tourniquets pendant toute la soirée, les déchirant les uns après les autres.

Elle s’occupait dès lors à écrire les romans qui ont depuis été imprimés et auxquels il me semble impossible de refuser de la grâce, du talent et une véritable connaissance des mœurs de nos salons. Peut-être faut-il les avoir habités pour en apprécier tout le mérite. Ourika retrace les sentiments intimes de madame de Duras. Elle a peint sous cette peau noire les tourments que lui avait fait éprouver une laideur qu’elle s’exagérait et qui, à cette époque de sa vie, avait même disparu.

Ses occupations littéraires ne la calmaient pas sur ses chagrins de cœur que l’attachement naissant de monsieur de Chateaubriand pour madame Récamier rendait très poignants, et ses chagrins de cœur ne suffisaient pas à la distraire de son ambition de situation.

Elle n’avait pas de garçon. Le second mariage de sa fille aînée l’avait trop irritée pour s’occuper de son sort. Elle reporta toutes ses espérances sur la seconde, Clara, à qui elle voulut créer une existence qui montrât à Félicie tout ce qu’elle avait perdu par sa rébellion.

Elle choisit Henri de Chastellux et obtint de lui qu’il consentirait à changer son nom pour celui de Duras, avec la promesse qu’en épousant Clara il hériterait du duché et de tous les avantages que les Duras auraient pu faire à leur fils. En conséquence, nous assistâmes à la messe de mariage du marquis et de la marquise de Duras, mais, lorsque nous revînmes le soir, la duchesse de Duras, à la suite d’une visite de monsieur Decazes, nous présenta, en leur place, le duc et la duchesse de Rauzan. C’était un ancien titre de la maison de Duras que le Roi avait fait revivre en faveur des nouveaux époux. Il avait voulu que ce présent de noces arrivât par l’intermédiaire du favori que la duchesse de Duras avait, malgré les répugnances de parti et les réticences de salon, employé pour obtenir que l’hérédité du titre et de la pairie du duc de Duras fussent assurés à Henri de Chastellux.

Il ne manqua pas de gens pour le blâmer d’avoir quitté un nom qui valait bien celui de Duras ; mais, à mon sens, il s’est borné à mettre deux duchés et une belle fortune dans la maison de Chastellux, car ses enfants seront Chastellux, malgré les engagements contraires qu’il a pu prendre.

Madame de Duras se complut à entourer Clara de tous les agréments, de toutes les distinctions, de tous les amusements qui peuvent charmer une jeune femme, afin surtout de faire sentir à madame de La Rochejaquelein le poids de son mécontentement. Elle se vengeait comme un amant trahi, car toutes ses préférences avaient été pour Félicie et, même en cherchant à la tourmenter, elle l’adorait encore. Au surplus, elle ne parvint jamais à diviser les deux sœurs qui restèrent tendrement unies, à leur mutuel honneur, quoique l’aînée fût traitée comme une étrangère dans la maison paternelle où l’autre semblait posée sur un autel pour être divinisée.

Les contemporaines de madame de Rauzan ont établi qu’elle était fort bornée. Je ne puis être de cet avis. Elle a beaucoup de bon sens, un grand esprit de conduite ; elle est très instruite, sait plusieurs langues dont elle connaît la littérature. Peut-être n’a-t-elle pas beaucoup d’esprit naturel, mais elle en a été tellement frottée pendant ses premières années qu’elle en est restée suffisamment saturée pour me satisfaire pleinement.

Je ne sais si je m’aveugle par l’affection que je lui porte, mais elle me paraît à cent pieds au-dessus de la plupart de celles qui la critiquent.