Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XIX

Immenses préparatifs sur la côte. — Je suis nommé aide de camp d’Augereau.

Mais revenons à Versailles. Pendant que j’y suivais les cours de l’école de cavalerie, de grands événements se préparaient en Europe. La jalousie de l’Angleterre, excitée par la prospérité de la France, l’ayant portée à rompre la paix d’Amiens, les hostilités recommencèrent ; et le premier Consul résolut de les pousser vivement, en conduisant une armée sur le sol de la Grande-Bretagne, opération hardie, très difficile, mais cependant pas impossible. Pour la mettre à exécution, Napoléon, qui venait de s’emparer du Hanovre, patrimoine particulier de l’Angleterre, forma sur les côtes de la mer du Nord et de la Manche plusieurs corps d’armée. Il fit construire et réunit à Boulogne, ainsi que dans les ports voisins, une immense quantité de péniches et bateaux plats, sur lesquels il comptait embarquer ses troupes.

Tout ce qui était militaire se mettant en mouvement pour cette guerre, je regrettais de ne pas y participer, et je comprenais combien la reprise des hostilités allait rendre ma position fausse : car, destiné à aller porter dans mon régiment l’instruction que j’avais acquise à l’école de cavalerie, je me voyais condamné à passer plusieurs années dans un dépôt, la cravache à la main, et faisant trotter les recrues sur de vieux chevaux, pendant que mes camarades feraient la guerre à la tête des cavaliers formés par moi. Cette perspective était peu agréable ; mais comment la changer ? Un régiment doit toujours être alimenté par des recrues, et il était certain que mon colonel, m’ayant envoyé à l’école de cavalerie pour apprendre à dresser ces recrues, ne voudrait pas se priver des services que je pouvais rendre sous ce rapport, et m’exclurait de ses escadrons de guerre ! J’étais dans cette perplexité, lorsqu’un jour, me promenant au bout de l’avenue de Paris, mon livre de théorie à la main, il me vint une idée lumineuse, qui a totalement changé ma destinée, et infiniment contribué à m’élever au grade que j’occupe.

Je venais d’apprendre que le premier Consul, ayant à se plaindre de la cour de Lisbonne, avait ordonné de former à Bayonne un corps d’armée destiné à entrer en Portugal, sous les ordres du général en chef Augereau. Je savais que celui-ci devait une partie de son avancement à mon père, sous les ordres duquel il avait servi au camp de Toulon et aux Pyrénées, et bien que l’expérience que j’avais acquise à Gênes, après la mort de mon père, ne dût pas me donner une bonne opinion de la reconnaissance des hommes, je résolus d’écrire au général Augereau pour lui faire connaître ma position et le prier de m’en sortir, en me prenant pour un de ses aides de camp. Ma lettre écrite, je l’envoyai à ma mère, pour savoir si elle l’approuvait : non seulement elle lui donna son assentiment, mais sachant qu’Augereau était à Paris, elle voulut la lui remettre elle-même. Augereau reçut la veuve de son ami avec les plus grands égards ; montant sur-le-champ en voiture, il se rendit chez le ministre de la guerre, et, le soir même, il porta à ma mère mon brevet d’aide de camp. Ainsi se trouva accompli le désir que, vingt-quatre heures avant, je considérais comme un rêve !… Dès le lendemain, je courus remercier le général. Il me reçut à merveille, en m’ordonnant de venir le joindre le plus tôt possible à Bayonne, où il allait se rendre immédiatement. Nous étions au mois d’octobre, j’avais donc terminé le premier cours de l’école de cavalerie, et peu curieux de suivre le second, je quittai Versailles plein de joie ; mes pressentiments me disaient que j’entrais dans une voie nouvelle, bien plus avantageuse que celle d’instructeur de régiment ; ils ne me trompèrent point, car, neuf ans après, j’étais colonel, tandis que les camarades que j’avais laissés à l’école de cavalerie étaient à peine capitaines !

Je me rendis promptement à Bayonne, où je pris possession de mon emploi d’aide de camp du général en chef. Celui-ci occupait, à un quart de lieue de la ville, le beau château de Marac, dans lequel l’Empereur résida quelques années après. Je fus parfaitement reçu par le général Augereau, ainsi que par mes nouveaux camarades, ses aides de camp, qui presque tous avaient servi sous mon père. Cet état-major, bien qu’il n’ait pas donné à l’armée autant d’officiers généraux que celui de Bernadotte, était cependant fort bien composé. Le général Dongelot, chef d’état-major, était un homme d’une haute capacité qui devint plus tard gouverneur des îles Ioniennes, puis de la Martinique. Le sous-chef d’état-major se nommait le colonel Albert. Il mourut général, aide de camp du duc d’Orléans. Les aides de camp étaient : le colonel Sicard, qui périt à Heilsberg, les chefs d’escadron Brame, qui se retira à Lille après la paix de Tilsitt, et Massy, tué comme colonel à la Moskowa ; le capitaine Chévetel et le lieutenant Mainvielle ; le premier se retira dans ses terres de Bretagne, et le second finit sa carrière à Bayonne. J’étais le sixième et le plus jeune des aides de camp. Enfin, l’état-major était complété par le docteur Raymond, excellent praticien et homme des plus honorables, qui me fut d’un grand-secours à la bataille d’Eylau.

Le demi-frère du maréchal, le colonel Augereau, suivait l’état-major ; c’était un homme très doux, qui devint plus tard lieutenant général.