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Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XVIII

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CHAPITRE XVIII

Séjour à l’école de Versailles. — Biographie des frères de ma mère.

Après le malheur qui venait de la frapper, ma mère désirait vivement réunir auprès d’elle les trois fils qui lui restaient. Mon frère ayant reçu l’ordre de faire partie de l’expédition envoyée par le gouvernement aux grandes Indes, sous le commandement du général Decaen, put obtenir la permission de venir passer deux mois auprès de ma mère ; Félix était au prytanée, et une circonstance heureuse me rapprocha moi-même de Paris.

L’école de cavalerie était alors à Versailles ; chaque régiment y envoyait un officier et un sous-officier qui, après avoir perfectionné leur instruction, retournaient la propager dans les corps auxquels ils appartenaient. Or, il arriva qu’au moment où j’allais solliciter la permission de me rendre à Paris, le lieutenant du régiment détaché à l’école de cavalerie ayant terminé son cours, notre colonel me proposa d’aller le remplacer, ce que j’acceptai avec joie, car cela me donnait non seulement la faculté de revoir ma mère, mais encore la certitude de passer un an ou dix-huit mois à peu de distance d’elle. Mes préparatifs furent bientôt faits. Je vendis mon cheval, et prenant la diligence, je m’éloignai du 25e de chasseurs, dans lequel je ne devais plus rentrer ; mais comme je l’ignorais alors, les adieux que je fis à mes camarades furent bien moins pénibles. À mon arrivée à Paris, je trouvai ma mère très affligée, tant à cause de la perte cruelle que nous venions de faire, que du prochain départ d’Adolphe pour l’Inde et de la détention de mon oncle Canrobert, laquelle se prolongeait indéfiniment.

Nous passâmes un mois en famille, après quoi mon frère aîné se rendit à Brest, où il s’embarqua bientôt pour Pondichéry sur le Marengo. Quant à moi, j’allai m’établir à l’école de cavalerie, casernée aux grandes écuries de Versailles.

On me logea au premier, dans les appartements occupés jadis par le prince de Lambesc, grand écuyer. J’avais une très grande chambre et un immense salon ayant vue sur l’avenue de Paris et la place d’Armes. Je fus d’abord très étonné qu’on eût traité si bien l’élève le plus récemment arrivé, mais j’appris bientôt que personne n’avait voulu de cet appartement, à cause de son immensité, qui le rendait vraiment glacial, et que très peu d’officiers-élèves avaient le moyen de faire du feu. Heureusement que je n’en étais pas tout à fait réduit là. Je fis établir un bon poêle, et avec un très grand paravent, je fis dans le vaste appartement une petite chambre, que je meublai passablement, car on ne nous fournissait qu’une table, un lit et deux chaises, ce qui était peu en rapport avec les vastes pièces de mon logement. Je m’arrangeai cependant très bien dans mon appartement, qui devint même charmant au retour du printemps.

Il ne faut pas que le titre d’élève qui nous était donné vous porte à croire qu’on nous menait comme des écoliers, car nous étions libres de nos actions, trop libres même. Nous étions commandés par un vieux colonel, M. Maurice, que nous ne voyions presque jamais et qui ne se mêlait de rien. Nous avions, trois jours par semaine, manège civil sous les célèbres écuyers Jardins et Coupé, et nous nous y rendions quand cela nous convenait. L’après-midi, un excellent vétérinaire, M. Valois, faisait un cours d’hippiatrique, mais personne ne contraignait les élèves à l’assiduité ni à l’étude. Les trois autres jours étaient consacrés à la partie militaire. Le matin, manège réglementaire tenu par les deux seuls capitaines de l’école, et l’après-midi, théorie faite par eux. Une fois les exercices terminés, les capitaines disparaissaient, et chaque élève allait où bon lui semblait.

Il fallait, vous en conviendrez, une bien grande volonté d’apprendre pour réussir dans une école aussi mal tenue, et cependant la majeure partie des élèves faisaient des progrès, parce que, destinés à devenir instructeurs dans leurs régiments respectifs, leur amour-propre les portait à craindre de ne pas être à la hauteur de ces fonctions. Ils travaillaient donc passablement, mais pas à beaucoup près autant qu’on le fait actuellement à l’école de Saumur. Quant à la conduite, nos chefs ne s’en informaient même pas, et pourvu que les élèves ne portassent pas le trouble dans l’intérieur de l’établissement, on leur laissait faire tout ce qui leur plaisait. Ils sortaient à toutes heures, n’étaient assujettis à aucun appel, mangeaient dans les hôtels qui leur convenaient, découchaient, et allaient même à Paris sans en demander la permission. Les élèves sous-officiers avaient un peu moins de liberté. Deux adjudants assez sévères les commandaient et les forçaient de rentrer à dix heures du soir.

Comme chacun de nous portait le costume de son régiment, la réunion de l’école offrait un spectacle étrange, mais intéressant, lorsque, le premier de chaque mois, nous passions en grande tenue la revue destinée à l’établissement des feuilles de solde, car on voyait dans cette revue tous les uniformes de la cavalerie française.

Les officiers-élèves appartenant à différents corps, et n’étant réunis que pour un temps limité à la durée des cours, il ne pouvait exister entre eux cette bonne camaraderie qui fait le charme de la vie de régiment. Nous étions d’ailleurs trop nombreux (quatre-vingt-dix) pour qu’il s’établît une grande intimité entre tous. Il y avait des coteries, mais pas de liaisons. Au surplus, je ne sentis nullement le besoin de faire société avec mes nouveaux camarades. Je partais tous les samedis pour Paris, où je passais toute la journée du lendemain et une bonne partie du lundi auprès de ma mère. Celle-ci avait à Versailles deux anciennes amies de Rennes, les comtesses de Châteauville, vieilles dames fort respectables, très instruites, et qui recevaient société choisie. J’allais deux ou trois fois par semaine passer la soirée chez elles. J’employais les autres soirs à la lecture, que j’ai toujours fort aimée, car si les collèges mettent l’homme sur la voie de l’instruction, il doit l’achever lui-même par la lecture. Quel bonheur j’éprouvais, au milieu d’un hiver fort rude, à rentrer chez moi après le dîner, à faire un bon feu, et là, seul, retranché derrière mon paravent en face de ma petite lampe, à lire jusqu’à huit ou neuf heures ; puis je me couchais pour ménager mon bois et je continuais ma lecture jusqu’à minuit ! Je relus ainsi Tacite, Xénophon, ainsi que presque tous les auteurs classiques grecs et latins. Je revis l’histoire romaine, celle de France et des principaux États de l’Europe. Mon temps, ainsi partagé entre ma mère, les exercices de l’école, un peu de bonne société et mes chères lectures, se passait fort agréablement.

Je commençai à Versailles l’année 1803. Le printemps amena quelques modifications dans mon genre de vie. Tous les officiers-élèves avaient un cheval à eux ; je consacrai donc une partie de mes soirées à faire de longues promenades dans les bois magnifiques qui avoisinent Versailles, Marly et Meudon.

Dans le cours du mois de mai, ma mère éprouva une bien vive joie : son frère aîné, M. de Canrobert, sortit de la prison du Temple, et les deux autres, MM. de l’Isle et de la Coste, ayant été rayés de la liste des émigrés, rentrèrent en France et vinrent à Paris.

L’aîné des frères de ma mère, M. Certain de Canrobert, était un homme de beaucoup d’esprit et d’une amabilité parfaite. Il entra fort jeune au service, comme sous-lieutenant dans le régiment de Penthièvre-infanterie, et fit, sous le lieutenant général de Vaux, toutes les campagnes de la guerre de Corse, où il se distingua. Rentré en France après la conquête de ce pays, il compléta les vingt-quatre ans de service qui lui valurent la croix de Saint-Louis, et il était capitaine, lorsqu’il épousa Mlle de Sanguinet ; il se retira alors au château de Laval de Cère. Devenu père d’un fils et d’une fille, M. de Canrobert vivait heureux dans son manoir, lorsque la révolution de 1789 éclata. Il fut contraint d’émigrer, pour éviter l’échafaud dont on le menaçait ; tous ses biens furent confisqués, vendus, et sa femme fut incarcérée avec ses deux jeunes enfants. Ma mère obtint la permission d’aller visiter sa malheureuse belle-sœur, qu’elle trouva dans une tour froide et humide, accablée par la fièvre, qui emporta ce jour-là même sa petite fille ! À force de démarches et de supplications, ma mère obtint l’élargissement de sa belle-sœur ; mais celle-ci mourut peu de jours après, des suites de la maladie qu’elle avait contractée dans la prison. Ma mère prit alors soin du jeune garçon, nommé Antoine. Il fut mis par la suite au collège, puis à l’École militaire, dont il devint un des meilleurs élèves. Enfin, ce digne demi-frère de Marcellin de Canrobert devint officier d’infanterie et se fit bravement tuer sur le champ de bataille de Waterloo.

Mon oncle fut un des premiers émigrés qui, sous le Consulat, obtinrent l’autorisation de rentrer en France ; il recouvra quelques parcelles de son bien, et épousa une des filles de M. Niocel, ancien ami de la famille. La nouvelle Mme de Canrobert devint mère de notre bon et brave cousin Marcellin de Canrobert[1], qui s’est si souvent distingué en Afrique, où il est aujourd’hui colonel de zouaves. Combien son père eût été fier d’un tel fils ! Mais il mourut avant de pouvoir être témoin de ses succès.

M. Certain de l’Isle, second frère de ma mère, était un des plus beaux hommes de France. La Révolution le trouva lieutenant au régiment de Penthièvre, où servaient son frère aîné et plusieurs de ses oncles. Il suivit l’impulsion de presque tous ses camarades et émigra en compagnie de son plus jeune frère, M. Certain de la Coste, qui servait dans les gardes du corps du Roi. Depuis leur sortie de France, les deux frères ne se quittèrent plus. Ils se retirèrent d’abord dans le pays de Bade, mais leur tranquillité fut bientôt troublée : les armées françaises passèrent le Rhin, et comme tout émigré qui tombait en leur pouvoir était fusillé, en vertu des décrets de la Convention, force fut à mes oncles de s’enfoncer à la hâte dans l’intérieur de l’Allemagne. Le manque d’argent les obligeait à voyager à pied, ce qui accabla bientôt le pauvre la Coste. Ils éprouvaient beaucoup de difficultés pour se loger, car tout était occupé par les militaires autrichiens. La Coste tomba malade ; son frère le soutenait ; ils gagnèrent ainsi une petite ville du Wurtemberg, et ils entrèrent dans un mauvais cabaret, où ils trouvèrent un cabinet et un lit. Au point du jour, ils virent les Autrichiens s’éloigner et apprirent que les Français allaient occuper la ville. La Coste, incapable de se mouvoir, engageait de l’Isle à pourvoir à sa sûreté, en le laissant à la garde de Dieu ; mais de l’Isle déclara formellement qu’il n’abandonnerait pas son frère mourant. Cependant, deux volontaires français se présentèrent bientôt au cabaret avec un billet de logement. L’hôte les conduisit au cabinet occupé par mes oncles, auxquels il signifia qu’ils eussent à s’éloigner. On a dit avec raison que, pendant la Révolution, l’honneur français s’était réfugié dans les armées. Les deux soldats, voyant la Coste mourant, déclarèrent à l’aubergiste que non seulement ils voulaient le garder avec eux, mais qu’ils demandaient au premier étage une grande chambre à plusieurs lits, où ils s’établirent avec mes deux oncles. En pays ennemi, le vainqueur étant le maître, l’aubergiste obéit aux deux volontaires français, qui, pendant quinze jours que leur bataillon resta cantonné dans la ville, eurent un soin infini de MM. de la Coste et de l’Isle ; ils les faisaient participer aux bons repas que leur hôte était obligé de fournir, selon les usages de la guerre, et ce régime confortable, joint au repos, rétablit un peu la santé de la Coste.

En se séparant d’eux, les volontaires, qui appartenaient à un bataillon de la Gironde, voulant donner à leurs nouveaux amis le moyen de passer au milieu des colonnes françaises sans être arrêtés, ôtèrent de leurs uniformes les boutons de métal qui portaient le nom de leur bataillon, et les attachèrent aux habits bourgeois de mes oncles, qui purent ainsi se faire passer pour des cantiniers. Avec ce passeport d’un nouveau genre, ils traversèrent tous les cantonnements français sans éveiller aucun soupçon. Ils se rendirent en Prusse et s’établirent ensuite dans la ville de Hall, où M. de l’Isle trouva de nombreuses leçons à donner. Ils y vécurent paisiblement jusqu’en 1803, époque où, ma mère étant parvenue à les faire rayer de la liste des émigrés, mes deux oncles rentrèrent en France, au bout de douze ans d’exil.

  1. Aujourd’hui le maréchal Canrobert.