Mémoires du marquis d’Argens/Mémoires/Livre III

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Livre troisième.


LIVRE TROISIÈME.



Dès que je fus chez mon père, il fallut que je prisse un état que j’avais voulu éviter jusqu’alors ; la situation présente de mes affaires m’obligeait de ménager ma famille ; je passai avocat, et, peu de temps après, mon père m’acheta une charge pour m’acquérir le service dont j’avais besoin pour occuper un jour celle de procureur-général du parlement. Ce qui avait engagé mon père à vouloir me mettre dans la robe, était l’envie qu’il avait de conserver dans sa famille cet emploi dont il était revêtu.

Pour égayer une étude qui me paraissait aussi sérieuse que celle du droit, je devins amoureux d’une petite bourgeoise qui demeurait dans une des terres de mon père. Je ne languis pas long-temps. La vanité d’être aimée du fils aîné du seigneur l’aurait seule déterminée à se rendre. Je n’aimais point encore réellement ; mais je fus étonné de voir que j’étais dans le même cas que le chevalier de Clairac avec la Varin. Janette, c’est son nom, avait en secret pour amant le fils d’un fermier de mon père : c’était lui qui était l’heureux, et j’étais celui qui fournissait à la dépense.

Je résolus de ne plus m’attacher qu’à des femmes de condition : je me flattais de trouver chez elles ce que je n’avais point rencontré ailleurs ; je fus bientôt désabusé. Une demoiselle à qui je m’attachai, et qui pouvait me convenir pour un établissement solide, ne dédaigna point les vœux que je lui offrais. Je crus qu’elle ne serait point fâchée que je la fisse demander à ses parens. J’avais déjà fait agir auprès des miens, lorsque je m’aperçus que j’avais un rival et un rival aimé.

Piqué du peu de fidélité des femmes et rebuté de leur caractère, je résolus de m’appliquer entièrement à l’étude, et je commençai à paraître au barreau avec applaudissement. La première cause que je plaidai fut assez particulière. Un pâtissier de Paris nommé d’Origny s’était établi à Marseille ; il excellait dans son métier, mais il avait bien d’autres talens : la nature l’avait infiniment avantagé par des mérites cachés, et jamais Centaure n’avait rien porté d’égal. Soit vanité, soit qu’il tirât de là quelque profit, il était coutumier d’en exhiber la vue à la plupart des filles qui venaient chez lui : quelques unes n’en étaient point fâchées ; d’autres en profitaient ; d’autres s’en scandalisaient. Une dévote qui se trouvait de ce nombre porta sa plainte aux consuls[1] ; ils firent arrêter d’Qrigny et le condamnèrent à mille écus d’amende et à être mis sur le cheval de bois pendant trois jours à l’heure du marché. D’Origny appela de cette sentence au parlement : je plaidai pour lui et gagnai son procès.

Cette cause, qui dans le fond était une plaisanterie, me donna quelque goût pour mon métier ; je fus applaudi : rien ne flatte plus les jeunes gens. Je voulus montrer que j’étais capable de quelque chose de plus sérieux ; je me chargeai d’une cause très-importante par les circonstances. Un jeune provençal, de bonne famille, avait passé à Lausanne, où il avait changé de religion et épousé une fille du pays. Revenu en France, il avait abjuré. Sa femme le suivit peu après pour demander la continuation de son mariage. Je portais la parole pour les gens du roi. Gêné par les ordonnances et ne pouvant faire autrement que de déclarer le mariage nul, je le fis de telle façon que j’obligeai les juges de condamner ce jeune homme à une amende et à des dédommagemens considérables.

Cette affaire étonna bien des gens ; ils étaient surpris qu’ayant vécu comme j’avais fait jusqu’alors, j’eusse pu acquérir autant de facilité que j’en avais pour les sciences. Je résolus même de m’y adonner entièrement ; romans, historiettes, tout fut banni de mon cabinet. Locke succéda à madame de Villedieu, Gassendi et Rohault à Clélie et à l’Astrée[2] ; j’appris, pour me dissiper dans mes momens de loisir, la musique, et à peindre ; et dans dix-huit mois de temps, je me rendis assez savant pour n’avoir plus besoin de maîtres de la province. J’ai depuis poussé la peinture beaucoup plus loin, et j’ai fait un voyage en Italie pour m’y perfectionner le plus qu’il m’a été possible.

Un temps aussi heureux devait enfin cesser. J’étais né pour être le jouet perpétuel des caprices de l’amour et de la fortune. L’opéra de Marseille vint passer trois mois à Aix : le théâtre devait m’être fatal encore une fois. Je sortais si peu de chez moi, depuis deux ans que j’étais revenu de Constantinople, que mes amis furent surpris de me voir à la première représentation de l’opéra. Quoi ! vous rentrez dans le monde, me dirent-ils ! il faut donc que vous fassiez comme les autres ; nous sommes six, qui soupons ce soir avec des demoiselles ; vous en serez aussi. Je le veux bien, leur dis-je : ma philosophie s’accommode de tout.

Au sortir de l’opéra, nous allâmes souper chez la Catalane ( on verra plus loin ce que c’est que cette courtisane) ; on appelait ainsi la première actrice ; elle chantait aussi des airs italiens. Ceux qui connaissent le théâtre savent la différence des mœurs de la comédie à celles de l’opéra : on peut dire, sans faire l’apologie des comédiennes, dont peu méritent d’être canonisées comme vierges, qu’il y a plus de différence d’elles aux filles de l’opéra que des vestales aux anciennes courtisanes de Rome. On ne saurait dire combien la débauche règne parmi les dernières, et, pendant le temps que j’ai vécu avec elles, j’ai toujours vu des choses qui m’ont paru surprenantes.

Notre souper ne fut pas modeste ; j’étais auprès de la Catalane ; je la trouvai plus réservée que les autres : aussi l’était-elle réellement. À six heures du matin chacun se retira chez soi. Le lendemain je retournai chez la Catalane. Je me figurais que le plaisir de l’entendre chanter m’y entraînait ; en effet, je ne sentais encore rien dont mon cœur dût s’alarmer.

Cependant mon cabinet ne me plaisait plus autant qu’autrefois ; j’avais repris cet air de dissipation que donne le grand monde ; je soupais tous les soirs avec les filles de l’opéra ; elles avaient chacune fait provision d’un amant en titre dès le premier souper, et Dieu sait si elles s’en tenaient à un seul.

Un de mes amis, nommé de Jouques avait pris sur son compte la Campoursi (on verra plus loin ce que c’est que cette courtisane). Elle était jolie, aimable, mais coquette au-delà de l’expression ; son amant au contraire avait un caractère parfait ; il était sincère, généreux, officieux, d’une douceur infinie, et joignait à ces qualités beaucoup d’esprit. Sa maîtresse logeait dans la même maison que la Catalane ; c’est ce qui nous fit naître l’idée de faire des parties moins turbulentes que ne l’étaient nos soupers ; nous résolûmes de manger tous les quatre seuls, le plus souvent que nous pourrions.

La Catalane était mariée, et qui pis est, contre la règle et la bienséance du théâtre, elle avait un mari jaloux. Il fallait pour être tranquille l’amener au point dé n’avoir aucun soupçon ; il aimait infiniment le vin : je lui persuadai que c’était la seule passion dont j’étais susceptible ; je lui dis même en confidence qu’une incommodité que j’avais me rendait, depuis près de deux ans, incapable de voir des femmes ; que le chagrin m’avait réduit à vouloir me retirer du monde entièrement ; mais que j’avais compris ensuite qu’on pouvait fort bien y vivre heureux sans elles. Je lui fis si bien accroire ce que je lui disais, qu’il me donna dans la suite des marques étonnantes de sa crédulité.

J’étais tous les jours avec des gens qui ne respiroient que la tendresse ; il était difficile que je restasse long-temps indifférent. J’aimais la Catalane sans le savoir, et je fus étonné lorsque je m’aperçus combien j’avais fait de chemin sans y prendre garde. Elle avait autant de goût pour moi que j’en avais pour elle.

Nous eûmes peu de peine à nous persuader que nous nous aimions. La première marque essentielle que nous nous en donnâmes fut dans sa loge. Si le mari eût pu m’y voir, sans doute il se seroit désabusé de l’opinion qu’il avait de moi.

Depuis ce jour, je ne vis plus mes livres qu’avec horreur. Je m’étonnais comment j’avais pu me plaire dans un métier que je croyais ne convenir qu’à un pédant. La robe me parut un état affreux. Ce qui me le rendait encore plus odieux, était la contrainte où il m’obligeait de vivre. Ma famille me représentait sans cesse qu’un homme destiné à la charge de procureur-général devait avoir des mœurs qui parussent plus réglées, et moi, je me promettais à moi-même de ne pas continuer davantage un métier qui me rendait esclave de mille bienséances que je regardais comme ridicules.

Avant de venir à Aix, la Catalane avait eu un amant : je ne l’ignorais pas, je lui en avais parlé, et elle m’avait promis de me le sacrifier. Elle me tint parole, et je lui en sus d’autant plus de gré que le sacrifice était essentiel. Elle quittait un fermier-général pour un fils de famille. Les filles de l’opéra hésitent peu ordinairement entre les deux.

Mais ce n’étoit pas là le rival le plus dangereux. Dans le temps qu’elle avait cet homme sur son compte, elle aimait en secret un jeune homme nommé Gantaume : l’un payait, et l’autre avait le cœur. Réellement, si une infidélité peut s’excuser, celle-ci était dans le cas. Le fermier-général appelé Briches, était un des hommes de France le plus laid. Il affectoit de faire le bel-esprit, et ce faquin, ainsi que le sont d’ordinaire ses pareils, n’avoit de mérite personnel que celui d’être excessivement riche. L’autre, au contraire, était aimable et d’une jolie figure. Il vint à Aix pour voir sa maîtresse ; on lui dit qu’il étoit trahi. Il se plaignit, et trouva le secret d’avoir plusieurs rendez-vous sans que je le susse. À la fin, l’ayant appris, je voulus rompre absolument avec elle. Elle s’offrit de me sacrifier ce second amant, comme elle avait fait le premier. J’y consentis. Elle me tint parole et donna congé à Gantaume.

L’opéra étant retourné à Marseille, je suivis ma maîtresse. Cependant, il fallut que je retournasse à Aix pour sept à huit jours. Il se passa pendant mon absence des choses assez particulières. Le comte de Vintimille, avec qui j’avais été fort uni jusqu’alors, et qui soupoit souvent avec moi chez la Catalane, en devint amoureux[3]. Il fit si bien qu’on lui donna ma place. D’abord que mes affaires furent finies, je partis en poste pour me rendre à Marseille. Ma maîtresse, qui ne m’attendait pas, avait profité de mon absence pour rendre Vintimille heureux.

J’allai, en descendant de cheval, chez elle, et je la trouvai avec Vintimille dans une situation qui n’avait pas besoin de témoins : ils étoient couchés tous les deux. Cette vision me causa un étonnement sans égal. Je ne pus m’empêcher de dire au comte de Vintimille quelques paroles assez piquantes, il ne s’est jamais trop piqué de bravoure : le tout se passa en douceur. Je remontai à cheval, et m’en allai, pour dissiper mon chagrin, dans les terres d’une de mes sœurs, mariée au baron de la Garde, avec qui j’ai toujours parfaitement bien vécu, et à qui j’ai même plusieurs obligations.

Peu de jours après, j’y reçus une lettre de mon père, dans laquelle il m’écrivait de l’aller joindre, pour faire avec lui le voyage de Paris : nous y arrivâmes au commencement de l’hiver. Ma dernière aventure m’avait dégoûté des femmes. Je m’occupai, le temps que je passai à Paris, à la musique et à la peinture. J’allais dessiner tous les jours à l’académie, et je fis connaissance avec M. Case un des grands peintres qu’il y ait actuellement en Europe[4]. Les affaires de mon père étant finies il repartit pour retourner en Provence ; où je le suivis.

Mon cœur resta encore deux ou trois mois oisif ; mais bientôt l’amour y reprit tous ses droits. J’allai voir une de mes sœurs, pensionnaire dans l’abbaye de Sain-Bartbélemi. Dans le parloir où nous étions, j’aperçus une jeune fille dont les traits semblaient être faits au pinceau ; elle paraissait d’une douceur infinie. Je demandai son nom à ma sœur : elle me dit qu’elle était fille d’un négociant de Marseille, qui avait fait banqueroute de deux cent mille écus, par la perte de deux vaisseaux ; que la mère poursuivait un procès pour la répétition de sa dot, et que sa fille, ayant été autrefois pensionnaire dans ce couvent, elle l’y avait remise jusqu’à la conclusion de son affaire.

Je priai ma sœur de me faire faire connaissance avec elle. Comme elles étaient fort amies, elle me présenta. J’offris le peu de crédit que je pouvais avoir pour solliciter le procès de sa mère. Elle me remercia de la façon du monde la plus obligeante. Je m’informai, avant de sortir, à quelle heure elle était au parloir ordinairement : elle me dit que sa mère venait la voir tous les jours à deux heures ; j’y retournai le lendemain, et je les trouvai ensemble. J’offris à la mère tout ce qui dépendait de moi, ajoutant que ma sœur m’avait prié d’agir le plus vivement qu’il me serait possible, et que l’amitié qu’elle avait pour sa fille lui faisait prendre une aussi tendre part à son procès, que si c’était une affaire qui l’intéressât elle-même. La conversation devint générale, et les parloirs s’étant remplis de monde, je vis mademoiselle de Besaudin avec plus de liberté.

Sa mère étant obligée de solliciter ses juges, fut forcée de la quitter ; et, comme elle se retirait, je priai ma sœur de l’engager à rester encore quelque temps : elle le fit par complaisance, et je ne sortis de l’abbaye que le plus tard qu’il me fut possible. L’appartement où elle couchait donnait sur la rue ; j’avertis ma sœur que je viendrais pendant la nuit lui faire donner une sérénade. Je vous promets, me dit-elle, si vous venez, de l’engager à se mettre à la fenêtre. Elles me tinrent parole toutes deux. Dès que les musiciens eurent commencé, je vis paraître de la clarté, à la lueur de laquelle j’aperçus deux personnes qui me firent signe de ne pas parler : je n’avais garde de le faire. Un instant après il y eut plus de vingt religieuses aux fenêtres. Je me tins toujours enveloppé dans mon manteau et on ignora dans l’abbaye que je fusse l’auteur de cette symphonie.

Le lendemain je retournai au parloir : sa mère venait de sortir dans l’instant, et ma sœur n’étant point encore descendue, je pris ce moment pour lui dire ce que je pensais ; elle m’écouta sans colère. Je la priai de me permettre de la demander lorsque je viendrais voir ma sœur. Elle me répondit qu’elle n’était pas absolument la maîtresse de venir à la grille lorsqu’elle voulait ; mais qu’elle y était ordinairement à cette heure. C’était m’en dire assez : aussi continuai-je, pendant près d’un mois d’y aller tous les jours. J’avais abandonné les sciences et les arts pour la seconde fois. À peine j’étais amoureux que tout m’ennuyait, excepté ma maîtresse, et j’étais réellement touché de la Besaudin ; je crois même, qu’après Sylvie, je n’ai rien aimé autant qu’elle.

Le procès de la mère devant bientôt se terminer, elle tira sa fille du couvent pour aller solliciter ses juges ; elle m’avertit qu’elle n’y rentrerait plus. Cette nouvelle me fit une peine sensible, par la contrainte où je serais dorénavant pour lui parler. L’amour m’inspira un moyen qui fit que ce qui devait me nuire, me servit infiniment. Je pensai que je pourrais la voir chez sa mère, sous le prétexte de son procès qu’elle avait infiniment a cœur : j’y allai comme je l’avais projeté. Elle me fit beaucoup de politesses, et me pria de vouloir bien continuer mes soins, ajoutant qu’elle sentait combien peu elle méritait mes attentions ; mais qu’elle espérait que les prières de ma sœur feraient plus que les siennes. Je lui promis de lui rendre compte tous les jours de ce que m’auraient dit les juges, et je devins dès ce moment son solliciteur en titre. Je voyais la fille tous les jours : je lisais dans ses yeux et dans sa conduite que je ne lui étais point indifférent. Après deux mois d’assiduité, je fus assez heureux pour en obtenir l’aveu d’elle-même.

Le plaisir d’être aimé et d’en être sûr redoubla ma tendresse ; cependant mon destin était d’être toujours amoureux et toujours tourmenté. J’appris que ma chère Besaudin avait eu un amant avant moi je lui en parlai ; elle me l’avoua de bonne foi. « Vous n’avez point raison de vous plaindre, ajouta-t-elle ; outre que je ne pouvais pas vous aimer avant de vous connaître, l’amant que vous me reprochez était autorisé de ma famille, qui le regardait comme un homme qui pouvait me convenir pour époux. Après le renversement de ma fortune, mon père ayant été obligé de passer dans les pays étrangers, mon amant sembla n’être point rebuté par la perte de mes biens ; je lui sus gré de son désintéressement ; jusque-là je ne l’avais écouté que parce que ma famille l’ordonnait ; je vins à l’aimer réellement : l’ingrat méritait peu les sentimens que j’avais pour lui ; car après m’avoir empêché d’accepter plusieurs partis qui s’étaient présentés, malgré la situation de mes affaires, ayant trouvé un établissement avantageux, il se maria. Je fus si outrée de son procédé, que le mépris que m’inspira son caractère me consola de la perte que j’avais faite. »

Je savais que ce qu’elle me disait était vrai ; ainsi je ne trouvais rien là-dedans qui pût alarmer ma délicatesse. Si l’amour m’eut permis de faire quelque réflexion, j’aurais dû penser que l’engagement que je formais pourrait me mener trop loin. L’exemple de Sylvie devait m’instruire des malheurs qu’entraînent les grandes passions ; mais je n’étais plus capable de raisonner. L’attachement que j’avais eu pour la Besaudin était trop violent pour pouvoir le rompre ; et, loin de songer à me guérir, je ne pensais qu’à me faire aimer davantage et à obtenir des faveurs que je regardais comme le prix et le but de l’amour.

J’avais deux difficultés à vaincre, la sagesse de ma maîtresse, et la présence de sa mère qui ne la quittait point ; je fus bientôt défait pour long-temps d’un de ces embarras. Sa mère eut une maladie que lui causa la fatigue de son procès ; elle fut près de quarante jours entre la vie et la mort ; je pris autant de soin d’elle, pendant le cours de sa maladie, qu’un fils l’eut pu faire ; je passais une partie de la nuit dans sa chambre ; lui donnais moi-même ses remèdes et ses bouillons ; j’étais regardé comme un ami de la maison ; ainsi personne ne prenait garde à ma conduite ; je voyais ma maîtresse tant que je voulais, je passais le jour et la nuit avec elle, je l’encourageais sur la santé de sa mère, je lui faisais espérer que sa maladie ne serait pas mortelle ; je n’oubliais pas dans tous ces discours de répandre autant de tendresse que je le pouvais.

Mademoiselle Besaudin m’aimait ; elle était jeune ; elle me croyait honnête homme et discret. Nous étions des nuits entières tête à tête, ou avec un seul domestique : l’occasion était périlleuse : j’attaquais perpétuellement ; elle se défendit pendant un temps : à la fin elle succomba.

Dieux ! que je découvris de beautés et d’appas dans ce moment ! De toutes les femmes que j’ai aimées, c’est celle en qui j’ai vu le plus de charmes.

Sa mère, commençant à recouvrer sa santé, elle fut plus de six semaines sans sortir du lit : que ce temps est court pour un amant et pour un amant heureux ! Lorsqu’elle fut entièrement remise, je fus beaucoup plus gêné ; mais comme, lorsque les premiers pas sont faits, bien des occasions deviennent utiles, qui dans le commencement d’une passion ne peuvent servir, je trouvais souvent le moyen de voir ma maîtresse en particulier. Pour achever mon bonheur, la mère, pour qui je m’intéressais véritablement, gagna son procès avec dépens, excepté un incident de fort peu de choses que les juges remirent à l’instruction. C’est ainsi qu’il semblait que le parlement, d’accord avec mon amour, cherchait des prétextes pour arrêter madame Besaudin et sa fille.

Il était temps que mon étoile agît ; je jouissais d’une félicité trop parfaite. Un vieux négociant, laid, mal bâti bisarre, jaloux, mais riche, appelé Méry, devint amoureux de ma maîtresse ; il la fit demander en mariage à la mère : celle-ci accepta l’offre avec plaisir et crut que sa fille penserait de même ; elle fut bien surprise, lorsque, le lui ayant appris, elle se jeta en pleurs à ses pieds, en la priant de ne point la rendre la personne la plus malheureuse du monde ; elle protesta qu’elle se jeterait plutôt dans un couvent que de donner jamais son consentement à un pareil mariage.

Lorsque j’allai chez elle, je la trouvai plongée dans une tristesse extraordinaire. La mère me paraissait aussi avoir quelque chose dans l’esprit : je leur en demandai à toutes deux la cause. Vous voyez ma fille, me dit madame Besaudin ; elle veut perdre sa fortune par opiniâtreté. Un homme riche comme un Crésus la veut épouser, et mademoiselle le trouve trop vieux. J’eus besoin de tous les efforts imaginables pour cacher les mouvemens que cette nouvelle m’avait causés. Madame, lui dis-je, lorsqu’il s’agit de l’établissement de toute la vie, on n’y saurait trop penser ; il faut un peu d’amour dans le ménage, ou il devient bien triste dans peu de temps. Il y faut de l’argent, me répondit-elle ; il faut fonder la cuisine, et puis l’amour vient s’il peut.

Comme elle allait enfiler une foule de proverbes dont elle n’était pas chiche, on vint l’avertir que son procureur venait la chercher pour aller chez un de ses juges. Monsieur, me dit-elle, vous êtes de nos amis, tâchez de la persuader, elle ne trouvera jamais la fortune qu’elle perd. Dès qu’elle fut sortie, ma maîtresse se mit à pleurer, je m’efforçai de la consoler. Non, me dit-elle, je veux me retirer dans un couvent, mon parti est pris. Eh quoi, lui dis-je ! vous voulez donc me réduire au désespoir ? Quoi ! vous me quittez pour toujours ! C’est pour me conserver à vous, ma dit-elle, que je veux me faire religieuse : n’ayant pu vivre pour vous, je ne veux être à personne. Ce qu’elle me disait là était assez délicat et aurait pu me mener bien loin ; mais depuis Sylvie je m’étais affermi à ne plus penser à des mariages inégaux, et j’ai persévéré dans cette résolution contre toutes les attaques qu’on m’a données. Je voudrais, lui dis je, être le maître de mon sort et de ma main, je vous tirerais bientôt d’embarras ; mais je dépends d’un père et d’une mère ; je n’ai du bien qu’autant qu’ils veulent m’en faire ; ce serait vous rendre malheureuse que de vous épouser, et ma tendresse n’aurait servi qu’à vous faire perdre un établissement considérable. Quoi, me dit-elle, vous me conseillez d’épouser ce monstre ! Non lui répondis-je, loin de vous le conseiller, je serais au désespoir que la chose arrivât. Que voulez-vous donc que je fasse, continua-t-elle ? je connais ma mère, c’est une furie qui va être attachée à mes pas. Le ciel, lui dis-je, m’inspire un expédient ; faites entendre à votre mère que vous espérez un établissement plus brillant ; je consens que, vous me nommiez, si elle vous presse de lui en dire davantage. Quelle apparence, me dit-elle, qu’elle donne dans de pareils discours ; ils ne serviraient qu’à lui faire naître des soupçons et peut-être à m’empêcher de vous voir.

Sa mère revint avant que nous eussions rien pu résoudre ; elle lui parla encore de Méry, et la fatigua de la même chanson pendant près de quinze jours ; elle la força même à recevoir les visites de ce galant sexagénaire ; j’étais le témoin de la plupart ; et quoique je fusse fâché de là peine qu’elles faisaient à ma maîtresse, je ne pouvais m’empêcher de rire en moi-même du rôle qu’il jouait.

À la fin, la jeune Besaudin, ennuyée des importunités de sa mère, risqua de se servir de l’expédient que je lui avais donné. La mère avait infiniment de la vanité ; elle fut flattée de ce que lui disait sa fille. Ma maîtresse se vit par-là hors d’affaire, et moi je me trouvai dans un terrible embarras.

Madame Besaudin, à la première visite ; me serra si fort le bouton en présence de sa fille, qu’il me fallut parler clair. J’avouai tout ce qu’elle lui avait dit ; mais j’ajoutai qu’il fallait qu’elle s’en allât à Livourne joindre son mari avec sa fille ; que je là suivrais quinze jours ou trois semaines après, sous le prétexte d’aller à Rome, et qu’il nous serait facile de nous marier dans ce pays-là ; sans que personne pût le soupçonner. La mère consentit à tout ce que je disais, et craignant que je ne vinsse à changer de résolution, elle partit trois semaines après.

Ma maîtresse était ravie de l’expédient que j’avais pris. Nous convînmes que, lorsqu’elle serait auprès de son père, elle le ferait agir pour rompre le mariage de Méry ; qu’ensuite elle dirait que je lui avais écrit que ma famille n’avait pas voulu me laisser partir, et qu’elle reviendrait en France, où nous amuserions toujours sa mère sous l’espérance de notre établissement. Le jour de son embarquement étant arrivé, je partis de Marseille, où je l’avais accompagnée, pour retourner à Aix.

Elle fut cinq mois à Livourne[5], et pendant ce temps-là il se passa d’étranges révolutions dans mon cœur. On proposa pour moi à mon père un établissement fort considérable et qui me mettrait dans une grande aisance. Je crus que s’il s’y trouvait quelque difficulté, ce serait de son côté, et je n’eusse jamais pensé que ma mère, qui jusqu’alors avait paru avoir beaucoup d’amitié pour moi, en eût fait naître aucune. Je me trompai cependant. Quoiqu’elle eût toujours la même tendresse, elle ne put se résoudre à vivre avec une belle-fille ; elle craignit que leurs caractères ne pussent s’accorder ensemble, et que cette division ne fît un mauvais ménage. Mon père ne jugeant pas que ses affaires lui permissent de séparer nos intérêts, il fallut ne pas songer à m’établir.

Quelque sensible que je fusse à ma situation, je la cachai à tout le monde, excepté à Clairac. Cet ami fidèle était arrivé de Constantinople depuis peu de temps et s’était arrêté quelques jours à Aix avec moi ; je lui dis naturellement l’état où j’étais ; il me parla en galant homme, et quoiqu’il me plaignît, il ne me cacha point que rien ne pouvait ni ne devait m’engager à faire un établissement contre le gré de mes parens. J’ai suivi ses conseils, et quoique j’aie trouvé plusieurs fois des occasions bien séduisantes, j’y ai toujours résisté.

Clairaç ne put pas rester long-temps avec moi ; il était obligé de se rendre à Paris. Pour dissiper mes chagrins et me consoler de l’absence de mon ami et de ma maîtresse, je résolus de me faire un amusement à l’opéra. Il y avait une actrice et une danseuse fort jolies ; c’étaient là les deux seules qui entraînassent tous les suffrages. Elles n’avaient point encore d’amant en titre, mais elles avaient plusieurs prétendans ; je me mis du nombre, et l’expérience que le long usage du théâtre m’avait acquise, me donna bientôt l’avantage sur eux.

Ce fut dans un soupé que je donnai dans une maison de campagne, que je commençai à battre mes rivaux en ruine. Es s’aperçurent de la préférence, et complotèrent tous ensemble contre, moi. Ils s’y prirent de façon qu’il m’était presque impossible de leur résister. Comme je ne pouvais pas me charger de deux femmes à la fois, ils firent entendre à la Belou, c’était la danseuse, que son intérêt était de faire en sorte que la Motille ne m’écoutât point, parce que, dès que je serais bien avec elle, je romprais toutes les parties ; qu’au contraire, si la Motille s’attachait à Castelane, mon rival, elle serait toujours en société avec elle. Bardelin qui tenait ce discours à la Belou, était son amant et l’ami de Castelane[6]. Le coup était assez difficile à parer, mais je m’en garantis plaisamment.

J’avais remarqué que la Belon n’aimait point Bardelin ; elle était folle au contraire d’un acteur qu’elle avait fait semblant de lui sacrifier ; je savais à n’en pas douter qu’elle couchait toutes les nuits avec lui ; je pensai qu’en donnant ce que Bardelin pouvait fournir à sa dépense, je pourrais prendre la Motille pour moi et la Belou pour l’acteur. Je lui en parlai ; ce pauvre diable qui aimait véritablement cette fille, me remercia de tout son cœur et lui dit la proposition que je lui avais faite ; elle l’accepta. J’envoyai le lendemain un habit à la Motille et un à la Belou, pour arrhes de notre marché. Castelane fut congédié, et Bardelin par contre coup. Cette aventure qui fut sue, les exposa à beaucoup de plaisanteries. J’en ai ri depuis bien des fois avec eux.

Mon affaire étant terminée, je me mis en ménage avec la Motille ; je pris possession du domicile. Dans moins de deux mois, si j’avais été prince souverain, j’eusse pu dire que le ciel avait béni mes amours. Motille devint enceinte ; comme je n’avais jamais eu de progéniture, je vis avec plaisir que j’aurais bientôt l’honneur d’être père. Je ne doutais pas que ce ne fût un garçon ; je formais déjà des projets pour lui acheter un bénéfice. L’opéra étant retourné à Marseille, j’y suivis ma maîtresse et m’y établis avec elle. Mon ménage était composé d’elle, de sa mère, d’un laquais que j’avais et d’un Turc que mon frère m’avait donné et qui était esclave sur la galère dont il était officier[7]. C’était lui qui, en qualité de musulman, assistait à mon coucher et à mon lever ; il était le témoin secret de nos plus doux transports. Mon frère me disait quelquefois en plaisantant que j’empêchais sa conversion par le mauvais exemple que je lui donnais.

Je me piquai d’honneur et me mis en tête de le rendre catholique ; j’avais souvent des disputes avec lui. Un jour, comme je le pressais sur les femmes que Mahomet promet dans son paradis, et que je le forçais de convenir qu’il y avait quelque chose de ridicule dans cette idée : Écoute, me dit-il, toutes les religions ont des choses dont on ne peut pas rendre raison ; la mienne a l’avantage de pouvoir le faire de ses points fondamentaux ; mais la tienne pêche dans le premier. Réponds-moi : combien y a-t-il de Dieux ? Un. Et pourquoi donc crois-tu le père Dieu, le fils Dieu, et le saint-esprit Dieu ? C’est un mystère lui dis-je, et parce que nous n’entendons pas une chose, nous ne devons pas nier qu’elle ne puisse être. Ah ! c’est où je t’attendais, me dit-il. Et pourquoi, parce que tu ne comprends pas comment en paradis il peut se trouver des femmes toujours vierges, assures-tu que cela ne peut pas être ? Ce discours dans un homme de cette espèce me frappa ; je le redis à mon frère, qui me répondit que je ne le surprenais point ; qu’il était étonné tous les jours des choses qu’il lui entendait dire, et que la simple nature lui fournissait.

Pendant que j’étais à Marseille on me proposa de me marier avec une demoiselle de condition, qu’on disait avoir cent mille écus de biens ; elle était bossue devant et derrière, et n’avait pas trois pieds et demi de hauteur. Cent mille écus cependant me firent ouvrir les yeux ; je commençais à devoir considérablement. De la façon que je vivais depuis deux ans, il était difficile que je ne m’endettasse pas : la pension de mon père ne me conduirait pas les trois premiers mois de l’année. J’écrivis à mes parens pour savoir ce qu’ils en pensaient ; je craignais que ma mère ne s’opposât à mon établissement ; mais elle y donna son consentement. Je commençai donc à prendre des mesures pour que cette affaire réussît ; elle prit d’abord un assez bon train.

Malheureusement ou souffla aux oreilles de sa mère que je n’étais pas excessivement rangé, et que j’avais une maîtresse avec laquelle j’étais actuellement ; cette découverte m’obligea de vivre avec plus de retenue. Comme les malheurs se suivent d’ordinaire, Motille se blessa d’un garçon qui ne vécut que trois heures de temps ; et mon fils ce fils, sur qui j’avais fondé de si grandes espérances, fut une fleur qu’une même journée vit éclore et mourir.

Pour achever de me désespérer, madame Besaudin et sa fille, lasses de m’attendre à Livourne, arrivèrent en Provence, et apprirent que j’étais en ménage avec une fille de l’opéra. On ne saurait dire qui des deux fut plus fâchée contre moi ; ce fut bien pis lorsque la mère sut qu’on parlait de me marier. Dans le moment elle m’envoya chercher. Je m’excusai le plus qu’il me fut possible ; je promis d’abandonner l’opéra, et au plus terrible orage succéda uue espèce de calme.

En sortant de chez madame Besaudin, je retournai chez Motille ; quelqu’un qui voulait apparemment me faire devenir fou, lui avait appris que ces deux dames étaient arrivées. Je la trouvai dans des transport étonnans ; elle faisait mille extravagances. Je lui jurai que je n’avais été chez la Besaudin que pour rompre tout à fait avec elle ; soit qu’elle le crût ou non, elle s’appaisa.

La mère de la demoiselle que je devais épouser, eut connaissance d’une partie de ces scènes tragicomiques. Je vis depuis ce temps que mes affaires allaient assez mal ; ennuyé de ces tracasseries, je pris la sage résolution de laisser là toutes ces femmes, et de m’en éloigner le plus qu’il me serait possible.

La seule chose qui me retenait était le défaut d’argent ; mes finances étaient épuisées ; mes créanciers étaient las de me prêter. On ne voyage guère avec la seule envie qu’on a de voyager, et sans argent on ne va pas loin ; il m’en fallait absolument, et le hasard m’en fit trouver où je n’aurais jamais pensé.

Il y avait un marchand de Lyon, nommé Peautrier[8], qui avait suivi à Marseille une fille de l’opéra, appelée la Neveu, qui travaillait depuis long-temps à lui faire faire banqueroute, quoiqu’il réparât par des friponneries au jeu les dépenses que l’amour lui causait ; il nourrissait avec sa maîtresse toute sa famille. Cependant le père trouvant que l’ordinaire n’allait plus comme au commencement, jugea qu’il fallait que les finances de l’amant de sa fille baissassent ; il crut qu’il était à propos de lui donner un coadjuteur. Il choisit un négociant marseillais ; celui-ci, ayant été associé au bénéfice par le père, se sentit assez fort pour le desservir lui seul, et il proposa l’exclusion de l’ancien amant ; elle lui fut accordée en remboursant comme de droit le profit qu’il apportait.

La fille cependant aimait beaucoup plus le Lyonnais que le Marseillais : elle tint bon quelque temps ; mais le père interposant son autorité, il fallut céder.

Peautrier, fâché de ne pouvoir voir sa maîtresse chez elle, voulut lui parler à la comédie. Le père s’en étant aperçu, eut l’insolence de la maltraiter sur le théâtre ; chacun accourut, et je fus un des premiers. Elle nous dit naturellement de quoi il s’agissait ; son amant s’y trouvait présent, et il lui offrait un asile, parce qu’elle ne voulait plus retourner dans sa famille. Le père prétendait qu’elle y vint. Elle n’ira pas, lui dis-je. Comment, monsieur, me répondit-il ? ne suis-je pas le maître de mes enfans ? Votre fille est au public, lui dis-je, dès qu’elle est au théâtre, et vous n’êtes point en droit de la maltraiter ; allez vous plaindre, si vous voulez ; elle suivra actuellement monsieur, qui veut bien la recevoir chez lui.

Elle sortit sur-le-champ, et s’en fut avec son amant. Le père voulut aller se plaindre ; je le prévins, et j’appris au commandant de quoi il était question. Il ordonna qu’elle ne retournerait point chez son père ; mais il la fit mettre chez une autre fille de l’opéra, n’étant pas honnête qu’elle restât dans la maison de son amant, ce qui pourtant était la même chose pour lui.

La façon dont j’avais pris ses intérêts le toucha si fort, qu’ayant su que je cherchais de l’argent à emprunter, il vint m’offrir la somme que je demandais. Comme j’en avais besoin, je l’acceptai sans façon, après lui avoir donné mon reçu, et dès le lendemain, laissant mademoiselle Besaudin, la Motille, et cette demoiselle avec qui on voulait me marier, je partis dans ma chaise de poste pour Paris.

Je repris en y arrivant le goût que j’avais pour les sciences et pour les arts. J’étais une partie de la journée dans mon cabinet, ou chez M. Case, professeur de l’académie de peinture, dans l’atelier duquel j’allais travailler à mes heures de loisir[9].

Un jour étant à la comédie, je crus apercevoir le chevalier de Cougoulin que je croyais en Provence : je ne me trompais point, c’était lui-même. Après nous être embrassés, nous résolûmes d’aller souper le soir ensemble : ce repas fut poussé fort loin dans la nuit ; et, le jour nous ayant surpris à table, nous joignîmes le dîner au souper.

L’après midi, comme nous étions assez chauds de vin, je proposai à Cougoulin, en attendant l’heure de l’opéra, d’aller à l’hôtel de Gêvres : je n’avais jamais joué de ma vie ; et, pour la première fois, dans une heure et demie de temps, je gagnai six mille livres à la roulette : j’eus assez de bon sens pour ne pas risquer de reperdre mon argent ; et l’amour que j’avais pour les arts étant alors la seule passion à laquelle je fusse sensible, je partis trois jours après mon gain pour Rome.

Je pris auparavant des lettres de recommandation pour plusieurs personnes, et une entre autres du vicomte de Polignac[10] pour le cardinal son frère. J’allai m’embarquer à Marseille et passai chez moi, sans que ma famille le sût ; je ne vis que mon frère, qui vint m’accompagner jusque dans le vaisseau. J’eus un vent si favorable, que dans deux fois vingt-quatre heures je fus à Civita Vecchia. Là je pris une chaise de louage, qui dans huit heures de temps me mena à Rome.

J’allai le lendemain rendre mes lettres. L’évêque d’Halicarnasse, à qui j’étais adressé, me présenta au cardinal de Polignac : je dînai ce jour-là avec son éminence : elle me demanda ce qu’on disait en France de nouveau : on m’avait prévenu de ce que je devais répondre, s’il me faisait cette question : je lui dis qu’on était fort étonné qu’il eût demandé son rappel, et qu’on disait hautement que les affaires de France en souffriraient beaucoup ; il me parut satisfait. J’en demandai la raison quelque temps après à une personne de considération, qui pouvait et devait même la savoir. Voici ce qu’elle me dit :

« Vous avez sans doute entendu parler de la conjuration des Marmousets : c’est le nom qu’on donne à la cabale que messieurs les ducs d’Egmont et de Gesvres avaient faite contre le cardinal de Fleury. Quoiqu’il n’y ait que ces deux jeunes seigneurs qui aient paru, il y avait des gens d’un âge plus avancé qui y prenaient part ; mais ils avaient trop d’expérience et connaissaient trop la cour pour vouloir se découvrir entièrement ; ils attendaient la réussite qu’aurait la démarche de M. d’Egmont, pour faire jouer les ressorts qu’ils avaient préparés. On prétend que le cardinal de Polignac n’ignorait point ce qui se passait, et qu’il se flattait, s’il arrivait un changement dans le ministère, d’occuper la place de celui qui serait disgracié. Vous savez, continua-t-il, le sort qu’eut M. d’Egmont ; il fut exilé avec M. de Gesvres. Dès que le roi les eut disgraciés, toute, la cour leur tourna le dos ; leurs familles mêmes semblèrent être bien aises de leur punition[11].

Le cardinal de Polignac ne parla plus de son retour en France. Cependant, soit que le premier ministre eût pénétré ses desseins, s’il est vrai qu’il les ait eus, soit qu’il les soupçonnât sans en être convaincu, le duc de Saint-Aignan fut nommé ambassadeur auprès de Sa Sainteté. Ce coup a surpris le cardinal ; il a compris qu’en arrivant en France, il serait obligé, n’ayant plus de crédit en cour, de se tenir dans son archevêché d’Auch, où il aurait tout le temps de s’ennuyer. La chose est effectivement arrivée, ainsi qu’il me le disait.

Je passai trois mois à Rome, uniquement occupé à voir tous les jours de nouvelles beautés ; j’étais plongé dans la peinture et dans la musique ; j’avais oublié qu’il y eût des femmes dans le monde, et je fusse parti de Rome sans y avoir pensé, si le chevalier de Chasse, avec qui j’étais logé dans la même auberge, ne m’eût fait connaître une jeune fille, bonne musicienne, chez laquelle il allait souvent. Nous y faisions de petits concerts : elle avait la voix fort belle, les yeux vifs, les façons tendres et engageantes, ainsi que toutes les Italiennes. Je n’avais rien dans le cœur : je fus bientôt amoureux d’elle et ne tardai pas à le lui apprendre. Je compris dès la première fois qu’elle n’eût point été fâchée d’être persuadée de ce que je lui disais : aussi fis-je de mon mieux pour lui prouver que mes sentimens étaient tels qu’elle les voulait ; je n’épargnai ni les soins ni les assiduités ; les sermens les plus inviolables furent mis en usage ; et, soit qu’elle les crût sincères ou non, elle m’avoua que je ne lui étais point indifférent : cet aveu me rendit sûr du reste. Les Italiennes n’aiment pas à demi ; elles ne savent point affecter un inutile mystère ; elles ignorent quand elles aiment la feinte et l’artifice, et ne connaissent que le langage du cœur. Avec des sentimens pareils un amant français va vite en besogne. Aussi, dès que j’eus le cœur de Ninesina, c’était ainsi qu’on l’appelait, je tardai peu à être le maître de la personne.

Pour avoir plus de commodité, je pris un appartement dans son logis, où il y en avait plusieurs ; il m’était par ce moyen plus aisé de tromper la vigilance de sa mère, qui la gênait assez, mon sort ayant été d’avoir toujours des mères diaboliques qui ont empoisonné les douceurs que je goûtais auprès des filles. Ninesina avait trouvé le secret de m’introduire toutes les nuits dans sa chambre sans qu’on s’en aperçût ; il y avait six semaines que notre intelligence durait, lorsqu’un jour sa mère s’éveilla ; elle était pressée de quelque besoin ; et, ayant vainement cherché sous son lit un pot, elle passa dans la chambre de sa fille pour se servir du sien. Nous l’entendîmes venir ; et, comme nous ignorions quel était son dessein, je n’eus que le temps de me glisser sous le lit de Ninesina. Sa mère, en entrant, lui dit : Dormez-vous, ma fille ? Non, répondit-elle ; mais d’où vient vous êtes-vous levée sans lumière ? Je cherche par-tout un pot, et je n’en trouve point, dit-elle ; je viens pour me servir du vôtre. Elle s’approcha à tâtons du lit ; et, passant sa main dessous, peu s’en fallut qu’elle ne me la mît sur le visage ; heureusement elle attrapa ce qu’elle cherchait. Ninesina parlait à sa mère et lui faisait mille questions pour qu’elle ne m’entendit pas respirer. Après cette belle expédition elle se retira dans sa chambre, et je sortis de dessous le lit, bien résolu de ne me plus commettre à pareille aventure. Je ne voulus plus retourner les nuits chez Ninesina ; je me contentais de profiter des autres occasions que le sort m’offrait.

Six semaines de jouissance avaient fort abattu les fumées de mon amour ; une jeune Romaine dont je devins amoureux, acheva de les calmer ; elle logeait auprès de l’auberge où j’allais manger. Lorsque je sortais de diner, je m’amusais quelquefois à lui parler. Je pris du goût pour elle insensiblement ; et, quoiqu’elle n’en eût point pour moi, et qu’elle m’écoutât par simple coquetterie, je ne laissai pas de croire que je pourrais m’en faire aimer dans la suite.

Ninesina apprit des nouvelles de mon amour. Elle m’en fit d’abord des reproches assez tendres ; mais, voyant qu’ils ne servaient à rien, et que je n’allais presque plus chez elle, elle résolut d’en agir à la mode du pays, et de me faire assassiner. Je me promenais ordinairement à onze heures du soir sur le mont de la Trinité : c’est une promenade auprès de la place d’Espagne. Je ne me retirais d’ordinaire que fort tard ; Ninesina savait ma coutume ; j’avais souvent été prendre le frais avec elle. Un soir, deux hommes fondirent sur moi le poignard à la main ; l’un des deux dit : amato il traditore Francese[12] ! Je n’eus que le temps de mettre l’épée à la main, et de m’appuyer contre la porte de la Vigne Médicis, vis-à-vis de laquelle j’étais. Comme les deux hommes qui m’avaient attaqué n’avaient que des poignards, je n’avais pas de peine à les éloigner avec mon épée ; je sentais même qu’ils m’attaquaient assez faiblement. Cependant, je n’osais point quitter le poste où j’étais, dans la crainte, si je l’abandonnais, que l’un des deux ne m’attaquât par derrière.

Lorsque j’étais dans cet embarras, je vis venir à moi deux Français, que je reconnus pour le chevalier de Chassé et pour le baron de Lignac : je les appelai par leurs noms : ils accoururent l’épée à la main. Mais quelle fut la surprise de Chassé, lorsqu’un de mes assassins l’appelant par son nom, lui dit : Arrête, Chassé ! ne défends point un traître. Cette voix, qu’il reconnut pour celle de sa maîtresse, le pétrifia. Quoi ! lui dit-il, c’est vous, Carestina ? Oui, oui, c’est elle, répondit Ninesina (car c’étaient là mes deux assassins) : c’est elle qui a voulu venger son amie. J’ai manqué mon coup cette fois, mais je réussirai mieux une autre. J’étais si étonné que je ne dis pas un seul mot. Ces femmes partirent dans le même instant ; Chassé les suivit jusque chez elles.

Il parla à sa maîtresse, pour lui remontrer combien l’action qu’elle venait de faire était affreuse. Écoute Chassé, lui dit-elle ; nous sommes amies et parentes, Ninesina et moi. Nous étions tranquilles avant de vous connaître ; vous êtes venus troubler notre liberté ; nous avons été assez faibles pour croire vos sermens ; nous nous sommes juré que nous nous aiderions mutuellement à poignarder nos amans, s’ils devenaient infidèles : que cet exemple te serve, car ton ami ne nous échappera pas. Dis-lui pourtant que je m’offre à lui faire obtenir le pardon de sa faute, s’il veut aimer Ninesina de bonne foi.

Chassé me redit le soir même toute cette conversation ; mais, loin d’être tenté de me raccommoder avec une pareille maîtresse, je partis le surlendemain de Rome, sans que personne en eût connaissance. J’attendais de jour en jour de l’argent de chez moi ; un négociant genevois de qui j’étais connu se chargea de retirer la lettre de change à son arrivée, et de me compter la somme. Je m’embarquai pour aller à Livourne, et ne fus pas tranquille que je n’eusse perdu de vue le dôme de Saint-Pierre.



  1. L’on sait que dans plusieurs villes, telles que Lyon, Marseille, les officiers municipaux portaient le nom de consuls. C’était un reste de l’ancien usage que les villes des Gaules avaient adopté sous les Romains, de donner à leurs magistrats le nom que portaient ceux de la république, et une forme, à quelques égards, analogue.
  2. Locke, philosophe anglais que tout le monde connait et estime, et qu’on lit peu aujourd’hui. Il est auteur du célèbre ouvrage de l’Entendement Humain. Voltaire et quelques philosophes ont cru bien faire de dire qu’il était matérialiste ; ce ne serait qu’un malheur de plus pour lui et les autres hommes, dont les espérances consolantes se trouveraient d’autant affaiblies par l’opinion d’un aussi grand homme. Il mourut en 1704 âgé de 73 ans. Madame de Villedieu naquit à Alençon vers 1640. Elle est connue par divers ouvrages de théâtre et des romans historiques, qui eurent de la vogue pendant quelque temps, et qui ne sont pas sans quelque mérite. Une aventure qu’elle eut, étant toute jeune avec un cousin, la détermina à venir à Paris où elle se mit à cultiver les lettres. Elle se nommait Catherine Desjardins ; elle était jolie, coquette et instruite. Elle eut bientôt une cour de jeunes gens qui cherchèrent à lui plaire. Celui qui réussit le mieux fut un capitaine d’infanterie, d’un caractère et d’une figure aimable. Mademoiselle Desjardins en devint amoureuse ; il était marié depuis un an : elle le persuada de faire casser son mariage : la chose fut impossible et le jeune homme partit pour Cambray rejoindre son corps. Sa maîtresse l’y suivit, et lorsqu’ils revinrent à Paris, mademoiselle Desjardins y parut sous le nom de madame de Villedieu. Cette nouvelle union ne fut point heureuse ; il y avait beaucoup de divisions entr’eux, lorsque Villedieu partit pour l’armée où il fut tué. Sa prétendue veuve ne fut point une Artemise ; partagée entre l’amour, les romans et le théâtre, elle vécut comme on peut vivre dans de pareils amusmens. La mort subite d’une de ses amies lui causa une crainte de la mort et de ses suites, si grande, qu’elle voulut entrer dans un couvent : elle y entra ; mais ses aventures y ayant été connut et la ferveur ayant perdu de sa force, elle retourna chez madame de Saint-Romain sa sœur, où elle fit connaissance du marquis de la Chasse, quelle épousa ensuite. Ce marquis était cependant marié ; mais cela n’empêcha pas mademoiselle Desjardins de l’épouser secrètement. Ils eurent un fils qui ne vécut qu’un an ; le père le suivit bientôt. Sa veuve inconsolable se maria bientôt avec le cousin qui avait eu les prémices de son cœur ; il lui permit de prendre le nom de Villedieu sous lequel elle est connue. Elle mourut dans un village de la province du Maine, en 1683, âgée de quarante-trois ans. Sa vie prouve qu’à cette époque nos mœurs et celles des femmes en particulier, ne valaient guères mieux qu’aujourd’hui, si même avec un extérieur de dévotion, elles n’étaient pas pires et plus opposées aux lois de la conscience, de l’honneur et de la foi conjugale. Gassendi, philosophe du 17e siècle, homme savant et profond. On a de lui plusieurs ouvrages sur la physique telle qu’elle était alors, et qu’il expliqua dans les principes d’Épicure ; il était prévôt de la cathédrale de Digne et professeur de mathématiques au Collège Royal à Paris ; il y mourut on 1656, à l’âge de cinquante-huit ans. Rohault peu connu, a écrit des élémens de physique dans les principes de Descartes ; c’était un savant modeste ; son ouvrage a été très-repandu et a long-temps servi de rudiment de physique. Il était fils d’un marchand d’Amiens ; il est mort en 1675 à l’âge de cinquante-cinq ans. Il fut fort estimé et vécut dans la meilleure société ; les grands et les princes alors chérissaient d’autant plus les savans et les gens de lettres, qu’ils n’avaient point la prétention de le paraître. Clélie est un long roman en dix vol. in-8°., de la fameuse mademoiselle de Scudêry, si connue par ses ouvrages, sa laideur et les prétentions qui la couvraient de ridicules. Elle n’était cependant pas sans mérite ; il y a de la délicatesse et de l’agrément dans ses vers et dans sa prose ; ses portraits sont bien tracés. « Clélie, dit Voltaire, est un ouvrage plus curieux que l’on ne pense. On y trouve des portraits de tous les gens qui faisaient du bruit dans le monde du temps de mademoiselle de Scudéry : tout Port-Royal y est : le château de Villers y est décrit avec la plus grande exactitude. » Ceux qui aiment a connaître les mœurs de ce temps, y trouveront des renseignemens utiles. Mademoiselle de Scudéry est morte en 1701, à l’âge le quatre-vingt-quatorze ans, fort estimée. L’Astrée est un autre roman historique de d’Urfée, comte de Château-Neuf et marquis de Valromey. Il était de Marseille, où il naquit en 1567, d’une illustre maison originaire de Souabe ; il mourut à Villefranche en 1625, âgé de cinquante-huit ans. Le roman de l’Astrée a eu la plus grande vogue ; c’est un tableau de toutes les conditions de la vie humaine, plein de peintures agréables et de situations attachantes ; on y découvre une fécondité heureuse et le génie particulier de l’auteur. Les traits principaux et le fond de l’ouvrage, ne sont point des fictions, et ils sont puisés dans les amours de d’Urfée avec Diane de Château-Moran, ou dans celles de Henri iv. Olivier Patru a donné des éclaircissemens de cet ouvrage ; ils sont curieux, mais ne sont pas très-sûrs. On peut voir sur d’Urfée et ses ouvrages, la belle Histoire de Provence par M. l’abbé Papon.
  3. Jean-Baptiste-Hubert de Vintimille, né le 31 janvier 1707, reçu chevalier de Malte le 5 juin 1724. C’était le cousin germain du marquis de Vintimille, mari de Félicité de Mailly de Nesle, une des maîtresses de Louis XV, morte en 1741. Cette famille illustre tire son nom de la ville de Vintimille en Provence.
  4. Case ou Cases, peintre célèbre, né à Paris en 1676 et mort dans la même ville en 1754 ; il remporta le grand prix de peinture en 1699 et fut reçu membre de l’Académie en 1704. Cases peut être considéré comme un des premiers peintres de l’école française. Son dessin est correct et de grande manière ; ses compositions sont d’un génie facile ; son pinceau est moelleux, et il y a beaucoup de fraîcheur dans ses teintes. Cet artiste a beaucoup travaillé ; mais ses ouvrages ne sont pas tous de la même beauté. Ses tableaux qui ornaient les églises de Paris ont été dispersés. On y distinguait à l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés les beaux tableaux représentant la Vie de Saint-Germain et de Saint-Vincent ; et à Saint-Louis de Versailles, la Sainte Famille. On les a recueillis au Muséum de Versaille.
  5. Livourne est une des villes les plus agréables d’Italie, par le concours d’étrangers et la liberté qui y règne en temps de paix : son port franc et libre de toutes servitudes des douanes, est un des plus riches de la Méditerranée ; toutes les religions y sont protégées : il y a des églises de Grecs et d’Arméniens ; plus de 30,000 juifs avec une belle synagogue ; la vue est superbe à Livourne, les églises magnifiques, les cafés nombreux, les amusemens multipliés, beaucoup de courtisanes, une population d’environ 70,000 habitans ; tous ces avantages sont dus à la sagesse et au bon gouvernement des grands-ducs, dont le souvenir est en vénération dans toute la Toscane, que nous appelons Etrurie, sans doute pour paraitre plus savant que nos devanciers.
  6. Ce Castelane de l’illustre famille de ce nom, était comte, frère da marquis de Castelane, et lieutenant-colonel au régiment de Penthièvre, infanterie ; il fut fait maréchal de camp en 1762.
  7. Le frère dont parle ici e marquis d’Argens, était Sextius-Luc de Boyer d’Argens, chevalier de Malte, seigneur d’Eguille, de Piedron, officier sur les galères du roi. Il était né en 1710 et avait été reçu dansl’ordre en 1723 ! c’est à lui que le marquis d’Argens dédia sa nouvelle édition de la Philosophie du bon Sens.
  8. Il y a encore à Lyon une famille de Peautrier qui fait un commerce assez considérable, tant dans les fabriques de soieries, que dans la chapellerie.
  9. Nous avons parlé de M. Case plus haut.
  10. La maison de Polignac, originaire d’Auvergne, est une des plus illustres de France ; le vicomte dont il est question ici, était l’aîné de la famille et aïeul du duc de Polignaç qui a joui d’une grande faveur sous le court règne de Louis XVI. Le cardinal était un homme du plus agréable esprit et du plus grand mérite ; il est auteur de l’Anti-Lucrèce, poëme latin où la plus belle versification se trouve réunie à la force du raisonnement. Il fut envoyé à Rome aprés la mort d’Innocent XIII, arrivée en 1724, et y resta huit ans chargé des affaires de France ; c’est dans cet intervalle que le marquis d’Argens alla le voir.
  11. On appela conspiration ou cabale des Marmousets, un projet mal conçu par quelques jeunes seigneurs de la cour de Louis XV, d’ôter l’autorité au cardinal de Fleury tout-puissant. Parmi eux se trouvaient les ducs d’Egmont et de Gesvres, que l’on prétend, sur-tout le dernier, avoir servi aux premiers amusemens de jeunesse du roi. Ils. voulurent profiter de leur faveur pour éloigner le premier ministre ; celui-ci en fut instruit ; il fit exiler les ducs, ôter les places à d’autres personnes, envoya à leur régiment quelques autres, et méprisa le reste avec la hauteur calme d’un prêtre souverain qui s’était emparé de l’autorité suprême. L’on applaudit dans le temps à cette mesure du cardinal, parce qu’il aimait la paix, et que l’on craignait les brouillons et les intrigans dont on avait tant souffert sous le ministère précédent. Il ne fut cependant pas lui-même à l’abri des uns et des autres. Au reste ce ministre aurait pu tirer une vengeance plus éclatante du complot formé de le renverser, mais sa modération lui servit peut-être plus que n’aurait fait la vengeance. Voici comme Duclos parle de cette Conjuration des Marmousets dans ses Mémoires secrets, « Le cardinal de Fleury avait fait admettre de jeunes seigneur aux amusemens du roi (Louis XV) et dans une sorte de familiarité ; ils la prirent pour de la confiance de la part de ce prince, et s’imaginèrent qu’ils pourroient se saisir du timon des affaires. Le cardinal en fut instruit et vraisemblablement par le roi même. Sous Richelieu, qui savait si bien faire un crime de la moindre atteinte à son autorité, et trouver des juges dont la race n’est jamais perdue, l’étourderie de ces jeunes gens aurait pu avoir des suites fâcheuse ! Le cardinal de Fleury qui ne prenait pas les choses si fort au tragique, en rit de pitié, les traita en enfans, envoya les uns mûrir quelque temps dans leurs terres, ou devenir sages auprès de leurs pères, et en méprisa assez quelques autres pour les laisser à la cour en butte aux ridicules qu’on ne leur épargna pas. Il est inutile aujourd’hui de rechercher leurs noms, continue Duclos ; ils ne s’en sont fait depuis en aucun genre et sont parfaitement oubliés ; c’est ce qu’on appela alors la Conjuration des Marmousets. »

    Nous avons rétabli dans le texte, d’après les Mémoires de Richelieu, les noms des Marmousets que le marquis d’Argens avait seulement désignés par la lettre initiale.

  12. Il est aimé le traître de Français !