ESSAI
SUR
LE PROBLÈME DES TROIS CORPS.
Juvat integros accedere fontes.
Lucr.
(Prix de l’Académie Royale des Sciences de Paris, tome IX, 1772.)
AVERTISSEMENT.
Ces Recherches renferment une Méthode pour résoudre le Problème des trois Corps, différente de toutes celles qui ont été données jusqu’à présent. Elle consiste à n’employer dans la détermination de l’orbite de chaque Corps d’autres éléments que les distances entre les trois Corps, c’est-à-dire, le triangle formé par ces Corps à chaque instant. Pour cela, il faut d’abord trouver les équations qui déterminent ces mêmes distances par le temps ; ensuite, en supposant les distances connues, il faut en déduire le mouvement relatif des Corps par rapport à un plan fixe quelconque. On verra, dans le premier Chapitre, comment je m’y suis pris pour remplir ces deux objets, dont le second surtout demande une analyse délicate et assez compliquée. À la fin de ce Chapitre, je rassemble les principales formules que j’ai trouvées, et qui renferment la solution du Problème des trois Corps pris dans toute sa généralité.
Le deuxième Chapitre a pour objet d’examiner comment et dans quels cas les trois Corps pourraient se mouvoir en sorte que leurs distances fussent toujours constantes, ou gardassent au moins entre elles des rapports constants. Je trouve que ces conditions ne peuvent avoir lieu que dans deux cas l’un, lorsque les trois Corps sont rangés dans une même ligne droite, et l’autre, lorsqu’ils forment un triangle équilatéral ; alors chacun des trois Corps décrit autour des deux autres des cercles ou des sections coniques, comme s’il n’y avait que deux Corps. Cette recherche n’est à la vérité que de pure curiosité ; mais j’ai cru qu’elle ne serait pas déplacée dans un Ouvrage qui roule principalement sur le Problème des trois Corps, envisagé dans toute son étendue.
Dans le troisième Chapitre, je suppose que la distance de l’un des trois Corps aux deux autres soit fort grande, et j’applique la solution générale du Chapitre premier à cette hypothèse, qui est, comme l’on sait, celle de la Terre, de la Lune et du Soleil.
Enfin, dans le quatrième Chapitre, je traite en particulier de la Théorie de la Lune ; j’y donne les formules qui renferment cette Théorie, et je fais voir, par un léger essai de calcul, comment on doit se servir de ces formules pour en déduire les inégalités du mouvement de la Lune autour de la Terre.
Le défaut de temps et d’autres occupations indispensables ne m’ont pas permis d’entrer là-dessus dans tout le détail nécessaire pour répondre d’une manière convenable aux principaux points de la question proposée par l’Académie aussi ai-je d’abord hésité si je lui présenterais ces Recherches pour le Concours, et je ne m’y suis déterminé que par l’espérance que cette illustre Compagnie trouvera peut-être ma Méthode pour résoudre le Problème des trois Corps digne de quelque attention, tant par sa nouveauté et sa singularité que par les difficultés considérables de calcul qu’elle renferme.
Si l’Académie daigne honorer mon travail de son suffrage, ce sera un puissant motif pour m’engager à le perfectionner, et je ne désespère pas de pouvoir tirer de ma Méthode une Théorie de la Lune aussi complète qu’on puisse le demander dans l’état d’imperfection où est encore l’Analyse.
I.
Soient les masses des trois Corps qui s’attirent mutuellement en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances ; soient nommées de plus les coordonnées rectangles de l’orbite du Corps autour du Corps les coordonnées rectangles de l’orbite du Corps autour du même Corps coordonnées qu’on suppose toujours parallèles à trois lignes fixes et perpendiculaires entre elles ; enfin soient les distances entre les Corps et et et en sorte que l’on ait
On aura, comme on sait, en prenant l’élément du temps constant, les six équations suivantes
(A)
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(B)
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à l’aide desquelles on pourra déterminer les orbites relatives des Corps
et
autour du Corps
Si l’on fait encore
en sorte que soient les coordonnées rectangles de l’orbite du Corps autour de on aura
et, retranchant respectivement les trois premières équations des trois dernières, on aura ces trois-ci
(C)
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qui exprimeront le mouvement relatif du Corps autour du Corps
Il est bon de remarquer l’analogie qu’il y a entre ces neuf équations c’est que les équations se changent en les équations en y changeant seulement en en en en en , et réciproquement ; et que de même ces équations se changent en les équations en y changeant en en en en en et vice versâ ; et la même analogie aura lieu dans toutes les formules que nous trouverons par la suite.
II.
Qu’on multiplie la première des équations par et la seconde par et qu’ensuite on les retranche l’une de l’autre, on aura
Combinant de même les deux premières des équations et les deux premières des équations on aura ces deux-ci
Mais
donc
donc, en ajoutant ensemble les trois équations précédentes, après avoir divisé la première par la seconde par et la troisième par on aura celle-ci
On trouvera de la même manière ces deux autres équations
De sorte qu’on aura, en intégrant,
(D)
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étant des constantes arbitraires.
De plus, si l’on multiplie la première des équations par la première des équations par et la première des équations par et qu’ensuite on les ajoute ensemble, on aura, à cause de
On trouvera de même
Donc, ajoutant ensemble ces trois équations et mettant
on aura une équation intégrable dont l’intégrale sera
(E)
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étant une constante arbitraire.
Ce sont là les seules intégrales exactes qu’on ait pu trouver jusqu’à présent ; or, comme il y a en tout six variables, il est clair que, si l’on pouvait trouver encore deux autres intégrales, le problème serait réduit aux premières différences ; mais on ne saurait guère se flatter d’y parvenir dans l’état d’imperfection où est encore l’Analyse.
III.
Supposons, pour abréger,
en sorte que
expriment les vitesses relatives des Corps
autour de
et de
autour de
il est clair qu’on aura
Donc, mettant dans ces équations au lieu de
leurs valeurs tirées des équations et faisant attention que
et
on aura, après avoir fait passer tous les termes du même côté,
(F)
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Donc, si l’on peut avoir les valeurs de exprimées en seulement, on aura trois équations entre ces trois dernières variables et le temps à l’aide desquelles on pourra à chaque instant déterminer la position relative des Corps.
IV.
Or on a, en différentiant les valeurs de
donc, si l’on fait ici les mêmes substitutions que ci-dessus, et qu’on suppose pour un moment
à cause de
on aura
Soit, pour abréger,
et l’on aura
de sorte que les équations deviendront
(G)
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et il ne restera plus qu’à trouver les valeurs de
Pour cela, je fais
et comme l’on a
on aura, en différentiant,
donc
et ensuite
savoir
Tout se réduit donc maintenant à avoir la valeur de pour y parvenir, je différentie, et j’ai
je substitue à la place de les valeurs tirées des équations et et faisant les autres substitutions convenables, je trouve
ou bien
V.
Supposons, pour mettre nos formules sous une forme plus simple,
et l’on aura d’abord, pour la détermination de cette équation
(H)
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On aura ensuite
d’où
Mais
donc
on trouvera de même
de sorte qu’en substituant ces valeurs, et faisant pour plus de simplicité
(I)
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on aura
et de là
(J)
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Maintenant on aura
donc, ajoutant ces deux équations, et mettant à la place de on aura
on trouvera de même
donc, faisant toutes ces substitutions dans les équations ou des Articles précédents, elles deviendront celles-ci
(K)
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Ainsi l’on pourra, à l’aide de ces trois équations, déterminer les trois rayons et en ce qui donnera pour chaque instant la position relative des Corps entre eux.
Il est bon de remarquer que, si l’on divise la première de ces équations par la seconde par et la troisième par et qu’ensuite on les ajoute ensemble, on aura (à cause de et par conséquent ) celle-ci
(L)
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laquelle pourra tenir lieu d’une quelconque des trois équations
VI.
On peut encore mettre les mêmes équations sous une autre forme que voici.
Je multiplie la première de ces équations par et je l’intègre ensuite pour avoir
étant une constante arbitraire.
Or
mais
de plus, à cause de
de sorte que si l’on fait, pour abréger,
on aura on aura, en négligeant la constante qui peut être censée contenue dans et divisant toute l’équation par
Faisant de même
on trouvera par des opérations semblables aux précédentes
Et, si l’on retranche ces équations respectivement des équations trouvées ci-dessus, qu’ensuite on divise les équations restantes par on aura ces trois-ci
(M)
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VII.
Nous avons donc réduit les six équations primitives qui renferment la solution du Problème des trois Corps pris dans toute sa généralité à trois autres équations entre les trois distances et le temps Il est vrai que ces réduites renferment chacune deux signes d’intégration (ce qui est évident en substituant les valeurs de ou de et de ), et qu’à cet égard elles sont moins simples que les équations primitives ; mais, d’un autre côté, elles ont l’avantage de ne renfermer aucun radical, ce qui me paraît d’une grande importance dans ces sortes de Problèmes.
Supposons donc qu’on ait déterminé par les équations ou les trois variables en on ne connaîtra encore par là que la position relative des Corps, c’est-à-dire, le triangle que les trois Corps forment à chaque instant ; ainsi il reste à voir comment on pourra déterminer ensuite l’orbite même de chaque Corps, c’est-à-dire, les six variables
VIII.
Pour cet effet, nous remarquerons d’abord qu’en connaissant on connaîtra aussi et par les formules de l’Article V. De sorte qu’on aura en mettant à la place de et à la place de les dix équations suivantes
Or, en regardant les quantités comme autant d’inconnues, il est clair que les équations précédentes ne suffisent pas pour les déterminer, puisqu’on aurait douze inconnues, et seulement dix équations ; mais, si l’on joint à ces équations les trois équations (D) de l’Article II on aura alors une équation de plus qu’il n’y a d’inconnues, et la difficulté ne consistera qu’à résoudre ces équations.
IX.
J’observe, à l’égard des équations de l’Article précédent, qu’elles ne peuvent tenir lieu que de neuf équations, parce que, en éliminant quelques-unes des inconnues, il arrive que les autres s’en vont d’elles-mêmes, de sorte qu’on tombe par ce moyen dans une équation où il n’entre plus que les quantités Pour le prouver de la manière la plus simple qu’il est possible, je prends d’abord les trois équations
et j’en tire par les règles ordinaires de l’élimination les valeurs de j’aurai, en faisant, pour abréger,
j’aurai, dis-je,
Or je remarque que l’on a
de sorte que, si l’on carre les trois équations précédentes, et qu’on les ajoute ensuite ensemble, on aura, après avoir multiplié par et fait les substitutions convenables,
De même, si l’on prend les trois équations
et qu’on en tire les valeurs de et il est facile de voir qu’on aura pour les mêmes expressions que l’on a trouvées plus haut pour en y changeant seulement en en et en donc, faisant les mêmes opérations et les mêmes substitutions que ci-dessus, on aura cette autre équation
Or on a
donc on aura les deux équations suivantes
D’où, chassant on aura une équation entre les seules quantités connues
X.
Si l’on tire de la dernière équation la valeur de on aura, en réduisant et effaçant ce qui se détruit,
et, cette valeur de étant substituée dans l’autre équation, on aura
ou bien, en ordonnant les termes,
Or (Article V)
de plus on a, par les formules du même Article,
et de même
donc, si l’on fait ces substitutions, et qu’on suppose pour plus de simplicité
l’équation suivante deviendra, après avoir été multipliée par
(N)
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Il faut donc que cette équation ait lieu en même temps que les trois équations de l’Article V ; de sorte que, comme elle ne contient d’ailleurs que les mêmes variables que les équations et qu’elle est d’un ordre moins élevé d’une unité que celle-ci, on pourra la regarder comme une intégrale de ces mêmes équations mais intégrale particulière à cause qu’elle ne renferme aucune nouvelle constante ; ainsi, si l’on intègre les équations en y ajoutant les constantes nécessaires, ces constantes devront être telles qu’elles satisfassent à l’équation De sorte que, si l’on ne veut pas se servir de cette dernière équation à la place de l’une des équations il faudra néanmoins y avoir égard dans la détermination des constantes ; mais pour cela il suffira d’y supposer partout
Au reste nous ferons toujours usage de cette équation pour déterminer la constante qui doit entrer dans la valeur de résultante de l’intégration de l’équation de l’Article V.
XI.
Reprenons maintenant les équations (D) de l’Article II et faisant, pour abréger,
on aura, après avoir multiplié par
(O)
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Or je trouve, comme plus haut,
et par analogie
je trouve de même
et par analogie
Donc, si l’oia fait, pour plus de simplicité,
et
en sorte que l’on ait
on aura, en carrant les trois équations (0) et les ajoutant ensemble,
(P)
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équation qui est aussi, comme l’on voit, d’un ordre moins élevé d’une unité que les équations ; et comme elle renferme la constante arbitraire qui ne se trouve point dans les équations on peut la regarder comme une intégrale complète de ces mêmes équations.
XII.
On pourrait croire que l’équation
(\mathrm E)
que nous avons trouvée dans l’Article II pourrait ainsi, en y substituant les valeurs de et donner une nouvelle intégrale, mais il est facile de voir qu’il n’en résulterait qu’une équation identique, car l’équation dont il s’agit se réduit d’abord à
et, mettant pour et leurs valeurs tirées des formules on aura, en rejetant ce qui se détruit,
ce qui ne renferme aucune nouvelle condition, car les quantités sont déjà d’elles-mêmes telles que (Article V).
Au reste, si l’on combine l’équation
avec les équations et après y avoir substitué les valeurs de et on pourra, par le moyen de ces trois équations, déterminer les trois quantités et lesquelles ne renfermeront par conséquent que les variables finies et leurs différentielles premières avec la quantité ainsi, substituant ces valeurs dans les équations on aura trois équations du second ordre entre les variables et dans lesquelles il n’y aura plus qu’à substituer la valeur de Donc, si à l’aide d’une de ces équations on élimine la quantité des deux autres, on aura d’abord deux équations purement du second ordre entre les variables et ensuite, si l’on différentie la valeur de et qu’on mette la valeur de dans l’équation on aura une troisième équation entre les mêmes variables, qui ne sera que du troisième ordre. De sorte que l’on aura, par ce moyen, pour la détermination des variables et deux équations différentielles du second ordre et une du troisième ; et ces équations suffiront, comme on le verra dans un momént, pour la solution complète du Problème des trois Corps.
Nous croyons cependant qu’il est encore plus simple et plus commode pour le calcul de substituer dans les équations les valeurs de et tirées des équations car, quoique les équations résultantes puissent monter à des ordres plus élevés que le second, elles auront toujours ce grand avantage que les variables s’y trouveront peu mêlées entre elles, et que l’analogie qui y règne facilitera beaucoup leur résolution.
XIII.
Des dix équations de l’Article VIII il n’en reste donc plus que neuf, et des trois équations de l’Article II ou de l’Article XI il n’en reste plus que deux ; de sorte qu’on n’aura en tout que onze équations pour la détermination des six variables et de leurs différentielles d’où l’on voit qu’il est impossible de déterminer ces variables directement et par les seules opérations de l’Algèbre ; mais on pourra en venir à bout au moyen d’une intégration, comme on va le voir.
Je suppose que l’on veuille connaître les valeurs de on aura d’abord l’équation
(Q)
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Ensuite, multipliant les trois équations de l’Article XI respectivement par et les ajoutant ensemble, on aura
ou bien, en faisant les substitutions du même Article,
(R)
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Enfin, multipliant les mêmes équations respectivement par et les ajoutant ensemble, on aura
Or il est aisé de voir que l’on a et que est la même quantité que nous avons désignée plus haut par (Article IX) ; donc, puisqu’on a déjà trouvé (Article X)
on aura, en faisant les substitutions du même Article X,
et par analogie