Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 046

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 180-184).
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XLVI

L’héritage


Regarde-nous, maintenant, lecteur. Huit jours se sont passés depuis la mort de mon père. Ma sœur est assise sur un sopha, un peu plus loin, Cotrim, debout, appuyé sur une console, les bras croisés, mord ses moustaches. Je fais les cent pas, les regards au plancher. Grand deuil, profond silence.

— Mais enfin, dit Cotrim, cette maison vaut tout au plus trente contos ; mettons trente-cinq.

— Elle en vaut cinquante, répondis-je ; Sabine sait parfaitement qu’elle en a coûté cinquante-huit.

— Et quand on l’aurait payée soixante, repartit Cotrim ; d’abord cela ne veut pas dire qu’elle les valait, et encore bien moins qu’elle les vaille encore aujourd’hui. Tu sais bien que les immeubles ont beaucoup baissé de prix depuis quelques années. Si celle-ci vaut cinquante contos, combien alors vaudra celle du Campo, que tu désires pour loi ?

— Allons donc ! une vieille bicoque !

— Vieille ! s’écria Sabine en levant les mains au ciel.

— Je parie que vous la trouvez neuve.

— Voyons ! frérot, dit Sabine en se levant du canapé. Nous pouvons tout arranger de bonne amitié et de façon décente. Par exemple, Cotrim ne veut point des noirs, il ne gardera que le cocher de papa et Paulo.

— Le cocher, non ; je garde le cabriolet, et je ne vais pas acheter un autre cocher.

— Bon. Alors nous garderons Paulo et Prudencio.

— Prudencio a été libéré.

— Libéré ?

— Il y a deux ans.

— Libéré ! Voilà comment papa faisait les choses, sans rien dire à personne. C’est bon. Quant à l’argenterie…, je suppose qu’il n’a pas libéré l’argenterie ?

Nous avions parlé de l’argenterie, une vieille vaisselle plate du temps de D. Jose. C’était la question la plus grave de la succession, par la valeur artistique, l’ancienneté, et l’origine même, car mon père disait que le comte de Cunha, quand il était vice-roi du Brésil, en avait fait présent à mon bisaïeul Luiz Cubas.

— Quant à l’argenterie, continua Cotrim, je m’en désintéresserais, n’était le désir que ta sœur a de la garder. Je trouve ce désir raisonnable. Sabine est mariée ; elle a besoin d’un service présentable. Toi tu es garçon, tu ne reçois pas, tu…

— Mais je puis me marier.

— Pourquoi faire ? s’écria Sabine.

Cette sublime question me fit pour un instant oublier mes intérêts. Je souris ; je pris la main de Sabine en battant doucement sur la paume, de si aimable manière que Cotrim interpréta le geste comme un acquiescement et me remercia.

— De quoi ? répondis-je ; je n’ai point souscrit et ne souscrirai pas à vos exigences.

— Tu ne céderas pas ?

Je secouai négativement la tête.

— Laisse-le, Cotrim, dit ma sœur à son mari. Peut-être veut-il aussi que nous lui donnions les vêtements que nous portons. Il ne manque que cela.

— Oui, c’est complet. Il veut le cabriolet, il veut le cocher, il veut l’argenterie, il veut tout. Il serait infiniment plus simple de nous citer en justice, et de prouver par témoins que Sabine n’est pas ta sœur, que je ne suis pas ton beau-frère, et que Dieu n’est pas Dieu. Voilà le bon moyen de ne rien perdre. Mon cher garçon, tu nous prends pour d’autres.

Nous en étions arrivés à un tel degré d’irritation que je crus devoir offrir un moyen terme : répartir l’argenterie entre nous. Il ricana et me demanda qui garderait la théière, et qui le sucrier. Et il ajouta que nous avions le temps de discuter nos prétentions, tout au moins judiciairement. Sabine s’était accoudée à la fenêtre qui donnait sur le jardin, et au bout d’un instant elle revint et proposa de me céder Paulo et l’autre noir contre l’argenterie. J’allais accepter, mais Cotrim s’étant approché, elle répéta sa proposition.

— Ça, jamais, dit-il, je ne fais pas l’aumône.

Nous dînâmes tristement. Mon oncle le chanoine arriva quand nous en étions au dessert. Et il assista encore à une légère altercation.

— Mes enfants, dit-il, rappelez-vous que mon frère vous a laissé un pain assez grand pour être réparti entre tous.

Et Cotrim :

— C’est vrai, c’est fort vrai. Mais il n’est pas question de pain ; il est question de beurre. Je ne me contente pas de pain sec.

On fit enfin le partage ; mais nous étions brouillés. Et vraiment il m’en coûta de me fâcher avec Sabine. Nous étions si bons amis. Nous avions tant de choses en commun, jeux d’enfants, fureurs puériles, sourires et tristesses de l’âge adulte, nous avions partagé le pain de l’allégresse et celui des misères, fraternellement, comme un bon frère et une bonne sœur que nous étions. Et pourtant nous étions fâchés. C’était comme la beauté de Marcella qui avait disparu sous la grêle de la variole.