Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 066

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 245-246).


LXVI

Les jambes


Or tandis que je songeais à tous ces gens-là, mes jambes me faisaient descendre la rue, de telle sorte que, sans y penser, je me trouvai à la porte de l’hôtel Pharoux. C’est là que je dînais d’habitude. Mais comme je n’avais point marché de propos délibéré, je n’avais aucun mérite à être arrivé jusque-là. Tout l’honneur en revenait à mes jambes. Jambes bénies ! dire qu’il y a des gens qui vous traitent avec dédain ou indifférence. Moi-même jusqu’alors, je vous avais tenues en médiocre estime, me fâchant contre vous lorsque vous vous fatiguiez, lorsque vous refusiez d’aller au delà de certaines limites et que vous me laissiez en proie à l’inutile désir d’avancer, dans la ridicule position d’une poule dont on a lié les pattes.

Mais cette aventure fut pour moi un rayon du ciel… Oui, jambes amies, tout en laissant mon cerveau occupé de Virgilia, vous vous étiez dit l’une à l’autre : « Voici l’heure de dîner, il faut qu’il mange, emmenons-le au quai Pharoux. Une partie de sa conscience reste occupée de la dame ; chargeons-nous du reste, pour qu’il aille bien droit, sans heurter les piétons ni les voitures, et qu’après avoir salué les gens connus au passage, il arrive sain et sauf à l’hôtel. » Et vous avez rempli votre programme, jambes aimables, ce qui m’oblige à vous immortaliser dans ces pages.