Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 152

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 470-472).


CLII

L’aliéniste


Je commence à devenir pathétique, et je préfère aller dormir. Pendant mon sommeil, je rêvai que j’étais nabab, et je me réveillai avec cette idée. J’aimais parfois à me bercer à ces contrastes de régions, d’états et de credos. Quelques jours auparavant, j’avais imaginé l’hypothèse d’une révolution sociale, religieuse et politique qui eût fait de l’archevêque de Cantuaria un simple receveur à Petropolis, et je m’étais livré à de longues spéculations pour savoir si le receveur eût éliminé l’évêque, si l’évêque eût éliminé le receveur, ou quelle part d’un receveur peut se combiner avec un archevêque, etc. : questions en apparence insolubles, mais non dans la réalité, si l’on prend garde qu’il peut y avoir dans un archevêque deux archevêques, celui de la bulle, et l’autre. Voilà, je serai nabab.

C’était une simple plaisanterie. J’en fis part à Quincas Borba, qui me regarda avec attention et avec une certaine tristesse, et poussa la commisération au point de me dire que j’étais fou. Je me mis à rire tout d’abord ; mais la noble conviction du philosophe finit par faire naître en moi une certaine terreur. L’unique objection que je pouvais faire, c’est que je ne me sentais pas le moins du monde fou ; mais elle tombait d’elle-même, si l’on songe que les vrais fous ne sentent jamais leur folie. Et voyez s’il y a quelque fondement à l’opinion populaire qui déclare que les philosophes ne s’occupent pas de menus détails. Le lendemain, Quincas Borba m’envoya un aliéniste. Je le connaissais, et je demeurai atterré de sa visite. Il s’acquitta de sa mission avec le plus grand tact, et me quitta si joyeusement que j’eus le courage de lui demander si vraiment il ne me trouvait pas fou.

— Non, me dit-il. Vous êtes dans la plénitude de votre jugement.

— Alors, Quincas Borba s’est trompé.

— Complètement. Je dirai plus ; si vous êtes son ami, veillez à le distraire…

— Juste ciel ! vous croyez ?… un homme d’un si grand talent, un philosophe !

— Peu importe ; la folie entre dans tous les cerveaux.

Figurez-vous mon affliction. L’aliéniste, voyant l’effet de mes paroles, connut que j’étais vraiment l’ami de Quincas Borba, et essaya de diminuer la gravité de son diagnostic. Il me dit que ça pouvait n’être rien, et ajouta qu’un grain de folie, loin d’être nuisible, donne du piquant à la vie. Comme je rejetais cette opinion avec horreur, l’aliéniste sourit, et me dit une chose si extraordinaire, si extraordinaire qu’elle mérite au moins un chapitre tout entier.