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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Août

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 54-64).
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Août 1766

1er Août. — C’est très-clandestinement qu’il paraît dans le public la brochure in-12 de quatre-vingts pages d’impression, petit caractère, portant pour titre : Mémoires de M. de La Chalotais, procureur-général au parlement de Bretagne. Le premier contient trente-neuf pages, et ne paraît avoir été fait que sur des imputations vagues ; le prisonnier ignorait alors sur quels chefs précis d accusation on voulait asseoir la procédure. Le second continue jusqu’à la page 68. Tous deux sont datés du château de Saint-Malo, savoir : le premier du 13 janvier 1766, et le second du 17 février suivant. Celui-ci est plus direct, et paraît embrasser tous les griefs dont on charge cet illustre criminel. À la suite est une Addition, de même format, jusqu’à la page 80. C’est une petite défense particulière, dirigée contre un magistrat, M. de Calonne, que l’accusé semble regarder comme son ennemi personnel. Il y est peint sous des couleurs très-flétrissantes. On lit entre autres choses, dans ces Memoires, qu’ils ont été écrits avec une plume faite d’un cure-dent, de l’encre composée d’eau, de suie de cheminée, de vinaigre et de sucre, sur des papiers d’enveloppe de sucre et de chocolat. L’auteur débute ainsi : « Je suis dans les fers ; je trouve le moyen de former un Mémoire. Je l’abandonne à la Providence. S’il peut tomber entre les mains de quelque honnête citoyen, je le prie de le faire passer au roi, s’il est possible, et même de le rendre public pour ma justification et celle de mon fils. »

M. de La Chalotais prétend exposer, dans ces écrits, la source et l’origine de sa disgrâce. Il s’y plaint amèrement de la rigueur de sa détention, invoque la justice du roi, réclame l’exécution des lois, et proteste de son innocence sur quelque point qu’on veuille l’inculper. Ces Mémoires interessent la littérature par leur auteur ; on y reconnaît la plume qui a foudroyé si éloquemment le fanatisme dans ses Comptes rendus des constitutions des Jésuites[1]. Il y a de la chaleur, beaucoup d’esprit, de la modération et de l’énergie dans cet ouvrage précieux, comme discours oratoire. Ce n’est point à nous à toucher au fond de la question.

6. — Il court trois lettres manuscrites, datées du 6 juillet, sur l’affaire et l’exécution de M. de La Barre, gentilhomme brûlé à Abbeville pour sacrilège. On attribue ces trois lettres à M. de Voltaire : elles en sont dignes par ce cri de l’humanité qu’il fait entendre partout, et par ce sarcasme fin dont il assaisonne tout ce qu’il dit. Il cite entre autres choses dans ces lettres l’histoire d’un M. Le Camus qui, étant jeune prêtre, communia un cochon avec une hostie, et ne fut qu’exilé. Ce même Le Camus, parent de M. de La Barre, fut depuis cardinal. Le parlement est furieux contre ces lettres, et l’on assure que le premier président en a porté des plaintes au roi. On y semble rendre compte de tout ce qui s’est passé à Abbeville, ainsi que de la fermeté avec laquelle M. de La Barre a souffert son supplice.

7. — La Raméide, poëme[2]. On y lit pour épigraphe :

Allez, mes vers, craignez peu les méchans,
On ne les connaît pas chez les honnêtes gens.


Et plus bas : Inter ramos lilia fulgent. Cet ouvrage est de M. Rameau, neveu du fameux musicien.

8. — M. de Boufflers, officier, amateur plein de goût et de talens, a dessiné tout nouvellement, au château de Ferney, le portrait de M. de Voltaire, et l’a gravé en profil dans un ovale de huit pouces de hauteur sur sept de largeur. Cette gravure paraît faite à l’eau forte et terminée à la pointe, dans la manière de Rambrandt, avec beaucoup d’art et d’esprit. L’amateur habile a saisi en quelque sorte l’âme et le feu de son modèle, il la représenté d’un air pensif, mais animé, devant son bureau, ayant une main posée sur un papier, et tenant de l’autre une plume, et prêt à écrire ce qu’il médite. La tête est coiffée d’un bonnet, sur une grande chevelure. Une ressemblance parfaite, une attitude facile et intéressante, une exécution nette et brillante, un vrai qui se fait sentir, rendent cette estampe très-précieuse[3].

10. — M. Huber vient de donner au public un Choix de poésies allemandes en quatre volumes in-12. C’est une traduction des meilleurs poètes allemands. Ce recueil fait honneur à la littérature de leur pays, et peut être très-utile à la nôtre. M. Huber nous a déjà donné les traductions du poème de la Mort d’Abel, des Pastorales, et du Daphnis de Gessner. On remarque que dans cet ouvrage-ci les fleurons placés au frontispice de chaque volume sont gravés par M. Watelet, de l’Académie Française.

11. — Le bruit se confirme de plus en plus des plaintes portées au roi par le parlement contre M. de Voltaire et sa licence à critiquer ses arrêts[4], ainsi qu’à écrire sur des matières dangereuse et propres à répandre l’athéisme partout. On prétend que, pour en empêcher les suites fâcheuses, ses amis l’ont engagé à solliciter une retraite auprès du roi de Prusse.

Il est question d’une nouvelle lettre sur le jugement de M. de Lally, qu’on attribue à M. de Voltaire, où il fronde encore le jugement du parlement. Il voudrait le faire réhabiliter comme les Calas[5]. 12. — Pièces posthumes de l’auteur des Cinq Années Littéraires[6]. Cet auteur, comme l’on sait, est M. Clément, de Genève. Il y a peu d’ouvrages périodiques écrits avec autant de feu, avec autant d’esprit, de véhémence, que cette Année Littéraire. Cet ouvrage, où l’auteur avait dit peut-être sa pensée avec trop de liberté, lui occasiona quelques chagrins. Une longue maladie lui fit discontinuer ses travaux littéraires. M. Clément donna une tragédie de Mérope, dans des circonstances qui en empêchèrent la représentation, mais dont la publication fut reçue avec plaisir. Les pièces qu’on donne aujourd’hui au public respirent encore le feu de ses premières années. Il y a plusieurs lettres en vers ; quelques-unes sont écrites de Charenton, dont l’auteur avait été mis. Elles ne se ressentent point des accès de folie qui firent renfermer en pareil lieu ce nouveau Tasse.

13. — Un arrêt du Conseil, du 18 juin dernier, et qui n’avait été connu jusqu’ici que par la voie de la Gazette d’Hollande, vient d’être rendu public aujourd’hui et vendu dans les rues de Paris. Cet arrêt supprime un Mémoire attribué à M. de La Chalotais, sans désignation de format, ni citation de la première et dernière phrase. Il y est seulement dit qu’il est imprimé sans nom d’imprimeur, ni permission, qu’il est répréhensible, comme contenant des faits calomnieux et injurieux à des personnes chargées d’exécuter les ordres de Sa Majesté. De sorte qu’on ignore si cet arrêt regarde le Mémoire imputé à M. de La Chalotais, dont on a parlé[7]. Ce Mémoire fait un bruit du diable ; il est recherché de tous les curieux et forme une pièce de bibliothèque très-précieuse.

15. — L’activité de l’esprit de M. de Voltaire n’est pas ralentie sur ses vieux ans : ou voit naître chaque jour des productions de sa part ; mais, toujours constant dans ses derniers principes, il semble particulièrement occupé à nourrir dans l’esprit de ses lecteurs ce scepticisme trop répandu depuis quelques années : tout ce qui sort de sa plume aujourd’hui tend à fortifier ses premières assertions. Il vient de paraître un ouvrage qui a pour titre le Philosophe ignorant. On y reconnaît à chaque page l’auteur de la Philosophie de l’Histoire, etc. Il a divisé son livre en Doutes, qu’il serait bien difficile de résoudre, à ne suivre que les lumières ordinaires de la raison, et qui fondent le pyrrhonisme, si dangereux pour les vérités reçues.

16. — Abrégé de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, traduit de l’anglais[8]. Cet ouvrage, attribué au roi de Prusse, perce lentement dans le public : il est précédé d’une préface fortement écrite, et plus énergiquement pensée. L’auteur prétend, d’après le récit même de la manière dont l’Église s’est formée, démontrer que c’est une institution tout humaine ; en sorte que cette Histoire est la satire la plus forte et la plus dangereuse de la religion. On y trouve les anecdotes les plus précieuses.

17. — Une rixe élevée entre deux hommes qui se piquent de bel esprit et qui tiennent un rang dans la littérature, et comme auteurs et comme Mécènes, fait beaucoup de bruit : elle intéresse MM. de Lauraguais et de Villetle. Elle a donné lieu à des épîtres de part et d’autre, peu dignes d’être rapportées. Elle est née à l’occasion d’un pari prétendu fait entre les deux adversaires, et que M. de Villette avait perdu. Il était question d’une course à exécuter par les chevaux et coureurs de ces messieurs. Le dernier n’a pas voulu donner le tableau en jeu, soutenant qu’il n’avait point parié. Ces deux champions, étant sur le point d’entrer en lice, se sont trouvés arrêtés par les gardes des Maréchaux de France, et l’affaire est au tribunal. Elle occupe beaucoup les gens de lettres, qui prennent parti pour ou contre.

18. — Nous avons oublié de faire mention de la mort de M. Bonneval, auteur lyrique, mort il y a quelques mois. Un acte[9] de lui qu’on va donner en rappelle la mémoire. Il avait été intendant des Menus, il était trésorier de la reine, et est mort à soixante ans environ, de chagrins domestiques. Tous ses ouvrages n’ont eu aucun succès.

20. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui la première représentation d’Artaxerxe, tragédie nouvelle de M. Lemière. Le premier acte a été froidement accueilli. Le second a reçu des applaudissemens généraux et a paru de la plus grande beauté. Le troisième, bien loin de renchérir, ne s’est pas soutenu au même point. Le quatrième encore moins. Enfin la catastrophe est tout ce qu’il y a de plus ridicule et de plus absurde, par la complication d’événemens qui se rassemblent en un seul instant, et qui tous formeraient autant de tragédies différentes. On voit que l’auteur, uniquement occupé d’étonner le spectateur par des coups de théâtre inattendus, n’entend en rien la marche des passions, et ne sait pas fouiller dans les replis du cœur.

21. — Voici des détails plus exacts sur la rixe dont on a parlé. La course d’un cheval de M. de Lauraguais, monté d’un postillon, avait occasioné plusieurs paris. Par un malentendu entre M. le marquis de Villette et M. le comte de Lauraguais, ce dernier a prétendu avoir gagné un tableau de prix au nouveau marquis[10], qui s’en est défendu. M. de Lauraguais, piqué de la négative, a écrit à M. de Villette une lettre qui n’était pas faite pour flatter son amour-propre. Blessé de l’epître, il y a répondu par des épigrammes, et s’est rendu chez mademoiselle Arnould, pour y rejoindre, soi-disant, M. de Lauraguais. Mais, comme cette histoire avait déjà fait bruit, a peine y était-il que, suivant de près, des gardes des Maréchaux de France se sont attachés à leurs personnes. Comme l’un et l’autre ont réellement beaucoup d’esprit, ils en ont fait usage pour s’expliquer plus de sang-froid, et se sont conciliés de façon qu’ils sont devenus les meilleurs amis, ne se quittant presque plus, à la promenade, aux spectacles, etc. M. de Villette a acquitté le pari ; en revanche M. de Lauraguais lui a fait présent d’une jolie voiture. Tout cela allait le mieux du monde ; malheureusement il a fallu comparaître au tribunal de MM. les Maréchaux de France, sur le fond de l’affaire. Ce respectable aréopage, après les avoir ouïs et pris connaissance de beaucoup de détails dans lesquels il n’est pas possible d’entrer, a cru devoir prononcer un jugement ; mais il doit être confirme par le roi avant qu’il s’exécute. Cette aventure a fait ici beaucoup de bruit et n’a point surpris de la part des auteurs. M. le comte de Lauraguais n’est pas un homme ordinaire, et M. de Villette a fait ses preuves, il est fils de l’ancien trésorier-général de l’extraordinaire des guerres, et est aujourd’hui chevalier de Saint-Louis. Il était dans la dernière guerre aide-major-général des logis, de l’armée.

22. — Par jugement du tribunal des Maréchaux de France, MM. de Lauraguais et de Villette ont été condamnés à une prison de six semaines. Le roi a bien voulu accorder la Bastille au premier : le second est à l’Abbaye. Cet événement continue à occasioner beaucoup d’écrits en vers et en prose dans la littérature.

23. — L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne paraît en effet imprimé[11]. Nous n’y avons point trouvé de changement, et c’est une copie exacte du manuscrit : le nom de M. Fréret et sa qualité y sont mis tout du long. Cet ouvrage, peu agréable à lire, n’est pas écrit avec plus de chaleur que les autres traités de ce philosophe ; mais cette modération même et ce calme, pour ainsi dire, des passions, sont fort dangereux. L’auteur y déploie la plus grande érudition, et une connaissance profonde de tous les Pères et de tous les livres canoniques et autres, depuis la naissance du christianisme jusqu’à nos jours.

25. — L’Acadéinie Française a fait aujourd’hui sa distribution du prix. La pièce[12] de M. de La Harpe, qui l’a obtenu, a été lue par M. d’Alembert, et applaudie par tout l’assemblée. Outre l’Épître aux malheureux[13], le poëme sur la rapidité de la vie[14] a eu aussi un accessit. On a lu encore les extraits de quelques pièces qui ont concouru[15]. L’Académie a proposé pour sujet du prix d’éloquence de l’année prochaine l’Éloge de Charles V, surnommé le Sage.

27. — M. de Belloy, cet auteur du Siège de Calais, dont la renommée s’était accrue si prodigieusement et s’est éclipsée encore plus vite, est depuis quelque temps dans létat le plus déplorable. Il est attaqué de vapeurs et d’obstructions, qu’on prétend être la suite de ses débauches avec mademoiselle Clairon. Quoi qu’il en soit, elle l’a mis entre les mains de Tronchin, sans succès ; il se plaint beaucoup de l’art des médecins, et paraît se résoudre à ne rien faire. Cet accident a bien éteint sa soif de gloire : il montre peu d’activité pour faire jouer la pièce de Gabrielle de Vergy.

28. — Extrait d’une lettre de M. de Voltaire
28. — Extrà un de ses amis[16],

Au sujet du bruit qui a couru qu’il allait se fixer dans une ville des États du roi de Prusse.

« Il est vrai que j’ai été saisi de l’indignation la plus vive et en même temps la plus durable, mais je n’ai point pris le parti qu’on suppose ; j’en serais très-capable, si j’étais plus jeune et plus vigoureux ; mais il est difficile de se transplanter à mon âge et dans l état de langueur où je suis. J’attendrai, sous les arbres que j’ai plantés, le moment où je n’entendrai plus parler des horreurs qui font préférer les ours de nos montagnes à des singes et à des tigres déguisés en hommes.

« Ce qui a fait courir le bruit dont vous avez la bonté de me parler, c’est que le roi de Prusse m’ayant mandé qu’il donnerait aux Sirven un asile dans ses États, je lui ai fait un petit compliment, je lui ai dit que je voudrais les y conduire moi-même, et il a pris apparemment mon compliment pour une envie de voyager, etc. »

On voit par cette lettre que les bruits qui ont couru, et dont nous avons parlé, ne sont pas tout-à-fait destitués de fondement.

  1. V. 24 février 1762. — R.
  2. Amsterdam (Paris), 1766, in-8o — R.
  3. Il n’est pas certain que cette estampe soit de Boufflers. Ou lit au bas : Dessiné à Ferney, et gravé par M. B…, 1765, — R.
  4. V. 6 août 1766. — R.
  5. Voltaire, au lit de mort, eut la consolation d’apprendre la cassation de l’arrêt qui avait Condamné Lally. On peut voir dans sa Correspondance le billet touchant qu’il adressa au fils du général. — R.
  6. À Amsterdam, et se distribuent chez le défunt, place Saint-Michel, 1766, in-8o. Cet artocle emprunté au Journal encyclopédique, août 1766, p. 136. — R.
  7. V. 1er août 1766. — R.
  8. Berne (Berlin), 1766, 2 v. p. in-8o. L’Abrégé est de l’abbé de Prades ; la préface seule est du roi de Prusse. — R.
  9. Lindor et Ismène. — R.
  10. Le père de Villette avait acheté, peu de temps avant sa mort, le titre de marquis. La bravoure du fils lui attira l’épigramme suivante :

    Villette a tout interverti,
    Soit qu’il se batte ou qu’il caresse,
    Il ne voit point son ennemi,
    Et n’est pas vu de sa maîtresse. — R.

  11. V. 18 juin 1766. — R.
  12. Le Poète, épître qui a remporté le prix de l’Académie Française, Paris, Regnard, 1766, in-8o. — R.
  13. De Gaillard. — R.
  14. De Fontaine. — R.
  15. V. 19 octobre 1766. — R.
  16. Le comte d’Argental. V. dans sa Correspondance, la lettre du 15 auguste 1766. — R.