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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Juillet

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 47-54).
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Juillet 1766

Ier Juillet. — Malgré les espérances que le public avait de voir jouer la Partie de Chasse de Henri IV, il est à craindre que la représentation de ce drame n’ait pas lieu, il s’est tenu ces jours derniers un grand Conseil à Versailles sur cette matière. M. le duc de Choiseul, M. le prince de Soubise étaient pour la permettre ; M. de L’Averdy, M. le duc de Praslin s’y opposaient. Enfin la pluralité a été pour qu’on ne traduisît point indécemment sur la scène ce grand roi.

4. — Il n’est question que des fêtes que madame Geoffrin a reçues dans tous les lieux où elle a passé. L’Empereur a voulu voir cette femme singulière, et s’est trouvé a sa rencontre incognito. Presque toute la noblesse polonaise est allée au-devant d’elle. L’impératrice-reine a dîné avec elle.

6. — Il y a déjà quelques années que M. de Reganhac, maître des jeux floraux, donna au public une Traduction en prose du premier livre des Odes d’Horace [1], sans nom d’auteur. Il ne parvint à Paris que très-peu d’exemplaires de cet essai imprimé en province. M. l’abbé Goujet en parle avantageusement dans sa Bibliothèque française. M. de Reganhac s’est encouragé, et vient de donner un essai de traductions en vers de sept odes du meme auteur[2]. On y trouve une imagination brillante, une chaleur vive et un goût exquis. C’est, après M. de Nivernois[3], l’homme qui paraît le plus propre à rendre l’aménité du poète latin.

6. — Le roi a nommé une Commission pour examiner les instituts des dififérens ordres religieux et y faire la réforme nécessaire. Cinq archevêques sont a la tête de ce tribunal : ce sont M. de La Roche-Aymon, archevêque de Reims ; M. Phelypeaux, archevêque de Bourges ; M. Dillon, archevêque de Narbonne ; M. de Brienne, archevêque de Toulouse ; enfin M. de Jumilhac, archevêque d’Arles. Voici l’épigramme qu’on a faite en conséquence.

On a choisi cinq évèques paillards,
Tous cinq rongés de v… et de ch…,
Pour reformer des moines trop gaillards :
Peut-on blanchir l’ébène avec de l’encre ?

8. — On doit se rappeler que le fameux J.-J. Rousseau est passé en Angleterre sous les auspices de M. Hume, auteur célèbre de la Grande-Bretagne, et qui y jouit de la réputation la plus flatteuse pour un homme de lettres. Ou avait imaginé d’abord que l’arrivée de l’ex-citoyen de Genève à Londres y ferait sensation, et tout le monde a été trompé dans cette attente. Rousseau s’est retiré à la campagne, où il menait une vie fort ignorée ; mais ce à quoi l’on ne s’attendait pas, c’est à la lettre qui vient d’être écrite par M. Hume à un homme de ses amis à Paris, M. le baron d’Holbach. Il n’entre dans aucun détail sur les motifs qui lui donnent lieu de se plaindre du philosophe genevois ; mais il marque que c’est un serpent qu’il a porté dans son sein et un monstre indigne de l’estime des honnêtes gens. On attend avec bien de l’impatience le détail de cette querelle.

11. — M. de Voltaire continue à manier le sarcasme avec la même facilité et la même abondance. Il a fait répandre depuis peu une lettre, qui n’est encore que manuscrite, intitulée : Lettre curieuse de M. Robert Covelle, célèbre citoyen de Genève, à la louange de J. Vernet, professeur en théologie dans ladite ville. L’auteur paraît en vouloir à M. Vernet, ministre évangélique, qui s’est comporté vis-à-vis de lui avec une charité peu chrétienne[4].

12. — Le génie, le goût et l’esprit, poëme en quatre chants, dédié à M. le duc de…[5] ; Le cri de l’honneur épître à la maîtresse que j’ai eue…[6] ; L’usage des talens, épître à mademoiselle Sainval, jeune débutante au Théâtre Français[7]. Ces trois ouvrages de M. de Rosoy, qui viennent à la suite de son gros poème sur les Sens, annoncent en lui une facilité peu commune, surtout à l’âge où il est ; mais en même temps le titre et la forme de la plupart de ses ouvrages donnent une très-médiocre idée de son goût, de son imagination et de son jugement.

14. — Les détails qu’on a reçus jusqu’à présent sur les plaintes que forme M. Hume contre J.-J. Rousseau, ne sont pas assez clairs pour qu’on puisse en inférer l’opinion que les antagonistes du ci-devant citoyen de Genève veulent faire prendre sur son compte, et l’on doit suspendre son jugement sur cet homme singulier, jusqu’à ce que cette discussion soit éclaircie. La cabale encyclopédique jette les hauts cris et met tout le tort du côté de M. Hume. Cependant on rappelle une anecdote sur le compte de M. Rousseau, qui rendrait tout croyable de sa part. On prétend qu’il a été autrefois colporteur de dentelles en Flandre, et que madame Boivin, fameuse marchande en ce genre, fut chargée, il y a déjà longtemps, d’une lettre-de-change et d’une contrainte par corps contre lui. Il avait enlevé la marchandise et l’argent. M. Rousseau demeurait alors dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré. C’était dans le temps où son Discours couronné par l’Académie de Dijon commençait à le rendre célèbre. Madame Boivin s’en étant informée, et ayant appris sa célébrité et la médiocrité de sa fortune, ne voulut point se charger de mettre à exécution contre lui les pouvoirs qu’elle avait, et renvoya le tout à ses correspondans[8].

18. — Un curé de campagne, d’Épinay, nommé l’abbé Dubault, s’est avisé de mettre en vers français le Télémaque de M. de Fénelon. On sent combien il est ridicule d’entreprendre une pareille tache. Ce laborieux auteur en est pourtant venu à bout. Il a enrichi le tout de notes, de préfaces, de dissertations et d’avertissemens. Il est parvenu à en former cinq volumes, qu’il a copiés de sa main. Il a fait relier le tout très-richement, et s’étant rendu à Louvres, au passage des Enfans de France, l’année dernière, il a présenté ce singulier mélange au duc de Berry. Comme cette anecdote n’a été consignée nulle part, du moins à notre connaissance, nous en faisons mention ici pour la rareté du fait. Ce manuscrit se trouvera quelque jour peut-être dans la bibliothèque des princes, sans qu’on en sache l’auteur ni l’origine.

23. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation de la Clochette comédie en un acte et en vers, mêlée d ariettes ; paroles de M. Auseaume, musique de M. Duni. Le drame n’est autre chose que le conte de La Fontaine, où l’auteur a introduit pour former l’intrigue de sa pièce, un rival qui supplante le ravisseur des moutons. La pièce est très-peu de chose : elle n’a ni les grâces et la douceur d’une pastorale, ni les saillies et la finesse de dialogue d’une comédie. la musique est douce, agréable, et d’un bon genre. Les connaisseurs la trouvent faible.

25. — Si l’on en croit les nouvelles de Londres sur la personne du célèbre Genevois, ses torts tiennent à la nature de son caractère, dont l’orgueil et l’amour-propre font, la base. M. Hume, qui l’a conduit en Angleterre, ayant cherché à lui être utile, avait obtenu une pension qui lui assurait un bien-être pour sa vie. M. Hume prétend n’avoir fait des démarches pour obtenir cette grâce que de l’aveu de M. Rousseau, qui, loin d’en convenir, s’est répandu en invectives sur ce qu’on cherchait à le déshonorer, en lui prêtant une avidité qu’il n’avait pas, et a prétendu qu’il n’avait besoin des bienfaits de personne ; qu’il n’avait jamais été à charge à qui que ce fût ; qu’il ne prétendait pas qu’on mendiât sous son nom des grâces qu’il dédaignait. M. Hume, justement piqué de ces reproches, a rendu publiques des lettres qui démontrent la fausseté de Rousseau, ce cynique personnage lui témoignant sa reconnaissance des soins qu’il voulait bien se donner pour lui ménager une pension du roi d’Angleterre. Voilà, d’après les lettres venues de la Grande-Bretagne, le fond assez bien éclairci de la querelle qui divise ces auteurs.

26. — Il paraît un livre intitulé : De l’autorité du Clergé et du pouvoir du magistrat politique sur l’exercice des fonctions du ministère ecclésiastique, par M…, avocat au parlement[9]. Cet ouvrage sage, très-savant, très-redoutable au clergé, n’est qu’une extension d’une brochure[10] que le même auteur fît paraître, en 1760, contre la réclamation de l’assemblée du clergé. Un arrêt du conseil vient de proscrire ce livre, contre lequel les évêques ont fulminé[11].

28. — Le Journal de Trévoux passe en de nouvelles mains. Ce n’est plus M. Mercier, le bibliothécaire de Sainte-Geneviève, qui en aura la direction ; c’est M. l’abbé Aubert, connu par des ouvrages d’agrément, mais dont les talens, dans le genre de la critique, ne sont pas encore développés. Son ouvrage commence de ce mois-ci.

30. — On parle beaucoup d’une Lettre du docteur Maty, médecin très-renommé de Londres, à M. de La Condamine, en date du 18 juin, pour la communiquer à l’Académie des Sciences. Il y assure que l’équipage entier d’un des vaisseaux de guerre anglais qui viennent de faire le tour du monde, a vu et examiné cinq ou six mille Patagons de neuf à dix pieds de haut. Il en conclut l’existence des géans en corps de peuple, et que ce ne sont point des variétés rares, individuelles et accidentelles dans l’espèce humaine, comme l’ont soutenu nos plus célèbres naturalistes[12].

31. — La Religion Chrétienne prouvée par un seul fait, ou Dissertation ou l’on démontre que des Catholiques a qui Huneric, roi des Vandales, fit couper la langue, parlèrent miraculeusement le reste de leur vie ; et ou l’on déduit les conséquences de ce miracle contre les Ariens, les Sociniens et les Déistes, et en particulier contre l’auteur de l’Émile, en répondant à leurs principales difficultés ; avec cette épigraphe : Ecce, ego admirationem faciam populo huic, miraculo grandi et stupendo[13]. Nous n’avons rien à ajouter à ce titre original : il indique suffisamment la nature de l’ouvrage et quel il peut être.

    imprimé en 1783, in-18, chez Didot l’aîné, et tiré à vingt-cinq exemplaires. Il était coutumier du fait, — R.

  1. Toulouse, Crosat, 1754, in-12. — R.
  2. Odes prises d’Horace, lues dans les assemblées publiques de l’Académie des Jeux Floraux. 1766, i-8°. — R.
  3. On a du duc de Nivernais des Réflexions sur le génie d’Horace, de Despréaux et de J.-B. Rousseau. — R.
  4. Vernet venait de publier la troisième édition de ses Lettres critiques d’un voyageur Anglais, dans lesquelles Voltaire était attaqué avec violence. — R.
  5. Amsterdam et Paris, 1766, in-8o. — R.
  6. 1766, in-8o de 16 pages. — R.
  7. 1766, in-8o de 12 pages. — R.
  8. Cet article est remarquable par son inexactitude. On ne peut mieux le réfuter que par l’exposé des faits.

    1o Dans la querelle entre David Hume et J.-J Rousseau tous les hommes de lettres prirent fait et cause pour le premier. À leur tête étaient d’Alembert, Suard, qui traduisirent le pamphlet de Hume*, d’Holbach, qui le colporta, etc, Rousseau, qui ignorait cette publication, était à Wootton. Il n’eut pour défenseur que madame Latour-Franqueville**. On prenait tellement le parti de Hume que les amis de Jean-Jacques lui écrivirent pour lui faire des reproches et lui demander des explications,


    2o La métamorphose de l’auteur en colporteur de dentelles, parcourant la Flandre où il n’a jamais mis le pied, faisant des lettres-de-change, etc., est une mauvaise plaisanterie digne de pitié. À l’époque que l’on indique, Jean-Jacques était à Paris ; il est venu dans cette capitale en 1741 ; il en sortit pour se rendre à Venise auprès du stupide Montaigu, en 1743 ; revint à Paris en 1744 ; y resta jusqu’au mois de juillet 1754 qu’il fit un voyage de trois mois à Genève. Du mois d’octobre 1754, jusqu’au 9 juin 1762 qu’il fut décrété de prise de corps, il passa cet espace de temps à Paris, à l’Ermitage, à Montmorency. De 1762 à 1765, il séjourna en Suisse. Il s’embarqua pour l’Angleterre le 3 juin 1765. Il est difficile de trouver le moment où il aurait colporté des dentelles. ( Note communiquée par Musset-Pathay).


    *. V. 20 octobre 1766. — R. **. V. 22 février 1767. — R.

  9. Par Richer. Amsterdam (Paris), 1766, 2 vol. in-12, — R.
  10. Examen des principes d’après lesquels on peut apprécier la réclamaion attribuée à l’assemblée du clergé en 1760, in-12. — R.
  11. V. 9 mai 1767. — R.
  12. L’abbé Coyer publia à cette occasion sa Lettre au docteur Maty, sur les gèans Patagons. Bruxelles (Paris) 1767, in-12. — R.
  13. Par Rulié. Paris, Barbou, 1766, in-12. — R.