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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Avril

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 23-29).
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Avril 1766

1er Avril. — M. de Chabanon a été voir M. de Voltaire cet hiver, pour le consulter sur ses diverses tragédies. Un soir qu’il se trouvait en verve, rentré dans sa chambre, il écrivit les vers suivans à ce grand homme, qu’il suppose occupé de travaux métaphysiques :

J’ai volé pour vous voir des rives de la Seine ;
Et l’estime et le goût de vous m’ont approché :
Faible et timide aiglon, sous vos ailes caché,
J’attends que votre vol me dirige et m’entraîne.
Redevenez vous-même, et prenez votre essor.
RedeFaut-il que je vous voie encor
RedePour des songes métaphysiques
Ouitter l’illusion de nos jeux poétiques ?
Tous vos doutes heureux valent-ils un transport ?
L’homme est un livre obscur et difficile à lire ;
RedeOn n’en connaît pas la moitié.
Qu’est-ce que notre esprit ? On a peine à le dire :
RedeMais tel qu’il est, il fait pitié ;
ReIl est petit, faible et pusillanime
ReChez tant de sots, dignes de nos mépris :

J’aime à l’étudier dans vos charmans écrits :
Il s’y peint éclatant, immortel et sublime[1].

2. — Les Comédiens redoublent leurs efforts pour réussir dans leur projet de se réhabiliter, tant civilement que canoniquement. Ils prétendent avoir trouvé des lettres patentes de Louis XIII qui les établissent valets de chambre comédiens du roi. M. de Saint-Florentin s’intéresse fortement pour eux ; il s’est chargé d’un Mémoire qu’il doit lire au Conseil, samedi ou dimanche, jour où doit se rapporter ce grand procès. Mademoiselle Clairon parle haut et fait dépendre sa rentrée de cette condition.

3. — M. Gibert, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a été élu aujourd’hui secrétaire des pairs à la place de M. Villaret : de trente-trois voix il en a eu vingt-neuf. M. Thomas était son concurrent, et il redoutait fort ce puissant adversaire.

7. — L’affaire des Comédiens a été rapportée ces jours-ci devant le roi. M. de Saint-Florentin ayant commencé la lecture de son Mémoire en faveur de ces histrions, Sa Majesté l’a arrêté dès la seconde phrase : « Je vois, a-t-elle dit, où vous voulez en venir. Les Comédiens ne seront jamais sous mon règne que ce qu’ils ont été sous celui de mes prédécesseurs ; qu’on ne m’en parle plus. » Le Conseil s’est rompu là-dessus.

13. — Un particulier d Amsterdam, qui ne s’est pas fait connaître, a déposé chez les sieurs Horneca, Hogguer et compagnie, banquiers de cette même ville, une somme de treize cents livres tournois, destinée à former quatre prix, consistant chacun en une médaille de trois cent vingt-cinq livres, et qui seront adjuges à quatre discours sur l’esprit de modération et de paix dans les particuliers, dans les souverains, dans les nations ; ces deux vertus étant prises dans toutes leurs acceptions et leurs applications aux objets physiques et intellectuels. Il désirerait aussi que la Société royale de Londres, l’Académie Française, l’Académie royale des Sciences de Berlin et la Société typographique de Berne proposassent chacune un de ces discours dans la langue qu’elles jugeraient à propos ; les prix seraient ensuite adjugés aux quatre morceaux que chacune de ces compagnies savantes en auraient jugés les plus dignes.

L’Académie Française ayant consenti à être juge des discours qui lui seront envoyés sur le plan proposé, elle adjugera les prix le 2 janvier 1767.

15. — L’Opéra a donné aujourd’hui la première représentation d’Aline, reine de Golconde, avec l’affluence qu’exigeait une pareille nouveauté. Le drame est tiré en partie d’un joli conte du chevalier de Boufflers, qui parut en 1761. L’auteur ne le dissimule pas ; mais on lui reproche d’avoir pris le surplus ailleurs et de n’en rien dire. Au reste, il n’a pas su tirer le parti qu’il aurait dû de ses situations. Rien de si heureux que celle où Saint-Phar se trouve dans le même bocage, avec la même nymphe dont il a eu les premières faveurs. On reproche à M. Sedaine d’avoir fait des paroles très-peu lyriques, souvent plates et malsonnantes, des ariettes qui ne disent mot. Quant au musicien, M. de Monsigny, on ne peut encore rien prononcer : cet opéra est d’un genre si nouveau, qu’il doit nécessairement essuyer des contradictions. On ne peut disconvenir que l’auteur n’ait jeté de l’action et de la variété dans les scènes. On y trouve du récitatif obligé, des airs de mouvement, des ariettes, des romances. Ajoutons que dans quelques-uns de nos opéras on s’est plus occupé de l’orchestre que du chanteur, et qu’ici le chanteur n’est jamais sacrifié à l’orchestre.

17. — On attribuait à M. Dorat l’Épître a mademoiselle Clairon sur l’indécision de sa rentrée au théâtre. Ce poète la désavoue. Sans doute que le ton irréligieux qui y règne l’oblige à se rétracter. On paraît rester convaincu que cette plaisanterie est de lui, surtout à cause des traits épigrammatiques qui retombent sur mademoiselle Dubois. Il y a une vieille animosité de ce poète contre l’actrice, qu’il manifeste partout où il peut.

18. — M. de Saint-Peravi vient de répandre une Épître sur la Consomption[2], ou il y a de beaux vers, et un sombre qui contraste singulièrement avec la gaieté forcée de tous nos poètes modernes, qui se chatouillent pour se faire rire. L’auteur y a joint des Stances sur une infidélité. C’est la même manière noire, qui ne sera pas goûtée de tout le monde.

21. — On lit dans le Journal Encyclopédique du 15 mars, une Lettre de M. Le Febvre de Beauvezay, à l’occasion de l’Histoire de miss Honora, ou le Vice dupe de lui-même[3], qu’il revendique. Il prétend avoir autrefois, dans ses momens de loisir, dicté cet ouvrage à un galant homme de ses amis[4], mais qui se l’est tellement approprié en le défigurant, qu’il le désavoue ensuite de la façon la plus amère.

23. — Voici ce que nous apprenons de M. de Villaret. Au sortir du collège, il s’était destiné au barreau. Il débuta dans le monde littéraire par un roman intitulé la Belle Allemande, ou les Galanteries de Thérèse[5], roman tout-à-fait ignoré pour l’honneur de son auteur. Il fit en société avec M. d’Ancourt, actuellement fermier-général, et M. Bret, une pièce[6] qui fut jouée sans succès, en 1744, au Théâtre Français. Des affaires domestiques l’obligèrent, en 1748, de s’éloigner de Paris et de prendre le parti du théâtre. Il alla à Rouen, où, sous le nom de Dorval, il débuta dans les rôles d’amoureux. Il y joua ensuite avec succès le Glorieux, le Misanthropie, l’Enfant prodigue, etc. Il fut souvent applaudi à Compiègne pendant les voyages de la cour. Il sentit bientôt les dégoûts d’un état qu’il n’avait embrassé que par nécessité ; il renonça au théâtre à Liège, où il était à la tête d’une troupe de comédiens, qui ne se soutenaient que par ses talens, et il se retira à Paris, où il avait arrangé les affaires qui l’avaient obligé de s’en éloigner. Il a poussé la continuation de l’histoire de l’abbé Velly jusqu’au dix-septième volume inclusivement. Il joignit une belle âme à des talens assez distingués pour l’histoire.

— Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation des Pêcheurs[7], comédie en un acte, mêlée d’ariettes, paroles du marquis de La Salle, musique de Gossec. Cette dernière a paru bonne. Quant au drame, il est détestable, tant pour la forme que pour le fond ; on n’y trouve nulle invention et nulle saillie. Il y a une déclaration d’amour du bailli, en termes de pratique, mise en musique, qu’on a applaudie comme originale.

24. — Le clergé a trouvé très-mauvais qu’on eût choisi le moment où il venait de proscrire authentiquement l’Encyclopédie[8], et celui où il allait se rassembler, pour publier la continuation complète de cet ouvrage, au nombre de dix volumes[9]. Il a tant crié que M. de Saint-Florentin s’est fait donner les noms de tous ceux qui en avaient retiré les exemplaires, et leur a envoyé un ordre du roi de les rapporter au lieutenant de police. Les libraires, auteurs et coopérateurs des travaux de cette édition sont mis à la Bastille.

25. — Poétique de M. de Voltaire, ou Observations recueillies de ses ouvrages, concernant la versification française et les différent genres de poésie, le style poétique, etc.[10]. On sent bien qu’un pareil ouvrage n’a été fait que par M. de Voltaire lui-même, ou par un de ses suppôts.

29. — Il paraît différens Mémoires dans l’affaire de M. de Lally, très-curieux pour l’historique. Ceux de ce général contiennent un détail de ses opérations sur terre. M. d’Aché, qui commandait la marine, et sur qui le premier veut faire retomber la perte de l’Inde, s’explique de la façon la plus étendue et la plus détaillée sur ses manœuvres. Il en paraît différens autres, qui, éclaircissant de plus en plus la matière, en formeront une collection très-intéressante. M. de Bussy et M. le chevalier de Soupire doivent donner au public la marche de leurs opérations, etc. Tous ces ouvrages sont des archives où l historien doit puiser un jour.

30. — On vend clandestinement un ouvrage intitulé Observations sur tout ce qui s’est passé à la séance de l’Assemblée du clergé en 1765. C’est un volume in-12 de trois cents pages, où l’auteur a extrait tout ce qui a été dit de plus fort contre cette auguste assemblée. Il y a ajouté plusieurs choses, d’où il résulterait que les Actes du clergé ne seraient que effet de l’intrigue et de la cabale.

  1. Voyez dans les Œuvres de Voltaire sa réponse à ces vers : elle commence ainsi :

    Aimable amant de Polymnie,
    Jouissez de cet âge heureux… — R.

  2. Londres ( Paris), 1766, in-8o. C’est une nouvelle édition. La première avait paru en 1762. — R.
  3. Londres et Paris, 1766, 4 parties in-12. — R.
  4. L’abbé Irailh. — R.
  5. Amsterdam (Paris), 1745, in-12 — R.
  6. Le Quartier d’hiver, comédie en un acte et en vers libres, non imprimée. — R.
  7. Cette pièce, retirée par l’auteur après la première représentation, fut reprise, avec des changemens et sans beaucoup plus de succès, le 7 juin suivant. — R.
  8. V. 18 septembre 1765. — R.
  9. V. 27 mars 1766. — R.
  10. Par Lacombe. Genève et Paris, 1766, 2 parties in-8o. — R.