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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Mars

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 15-23).
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Mars 1766

2 Mars. — Le Préservatif contre le Clergé, ou Lettre à un curé, de près de quatre-vingts pages. Cet écrit tend à prouver : 1° que la bulle Unigenitus n’est, ni ne peut être une loi dogmatique ; 2° que le souverain a droit d’imposer silence sur un pareil décret, et de lui fermer l’entrée de ses États ; 3° que, cette loi fut-elle réellement dogmatique, l’opposition n’est pas un crime ; 4° que, dès-lors, l’opposition ne peut être punie par un refus de sacremens ; 5° que, quand elle serait de nature à mériter cette punition, elle n’a été prononcée par aucune loi ; 6° que le magistrat peut donc et doit empêcher ce refus ; 7° enfin, que tout exercice extérieur du ministère religieux est soumis à l’inspection des lois et du magistrat, qui en est, par son état, le défenseur.

4. — On débite, imprimée, une Réponse du roi au parlement, en date du 3 mars, dont le fonds et la forme sont également intéressans. Ce sont les principes du despotisme établis avec la plus grande hardiesse sur ceux du droit naturel. Quant au style, il est fort, nerveux, noble, à quelques phrases près très-entortillées.

5. — On a donné avant-hier la première et dernière représentation du Gustave de M. de La Harpe. Ce drame a ou beaucoup de peine à parvenir jusqu’à la fin, et les deux derniers actes ont été soufferts très-impatiemment. Rien de plus misérable en effet. Cet auteur, au lieu d’augmenter, n’a fait que décroître depuis sa première tragédie, et montre absolument dans celle-ci son incapacité. C’est un monstre dramatique de toutes façons, où il ne se trouve aucune beauté, même de détail.

6. — Un auteur a voulu venger la gloire de Beauvais, qu’on reprochait à M. de Belloy d’avoir flétrie mal à propos. En conséquence, il a fait le Siège de Beauvais, ou Jeanne Laisnè, tragédie en cinq actes[1]. Cet ouvrage est d’un honnête citoyen, plus capable sans doute de faire une bonne action que de composer un bon drame : c’est M. Araignon, avocat.

7. — Le Père Fidèle, de Pau, Capucin de la province d’Aquitaine, a prononcé au couvent des Capucins de Paris une Oraison funèbre de Monseigneur le Dauphin[2], qui paraît imprimée. À travers tout le galimatias et le ridicule dont elle est pleine, on découvre une imagination vive et ardente, un génie hardi et fécond. Il ne manque à ces deux facultés que du jugement pour les diriger ; l’auteur fait un abus de termes, qui dénature absolument ses idées. On prétend qu’il a pillé une pareille Oraison funèbre, prononcée autrefois pour le Grand-Dauphin, qu’on trouve imprimée dans quelques recueils. Elle était si plaisante, que madame de Maintenon ne trouva point de meilleur moyen, pour mettre un terme à la douleur de Louis XIV, que de lui faire lire cet ouvrage, dont il ne put s’empêcher de rire.

8. — On vient d’imprimer par ordre du parlement de Provence le fameux discours de M. Le Blanc de Castilhon, dont nous avons donné un extrait[3]. On y rapporte cet extrait, que l’on supprime et condamne comme calomnieux envers le magistrat. Par une singularité inconcevable, ce même précis se retrouve épars tout entier dans le discours, à quelques phrases près, qu’on sent très-bien avoir été supprimées. Il résulte de cette justification, que l’extrait était vraisemblablement très-bien fait, et qu’on n’a rien imputé à M. de Castilhon qu’il n’eût dit ; mais il convenait de le désavouer. Ce discours, du reste, est très-beau, très-éloquent, et rempli de grandes vues.

9. — M. de Caylus, en mourant, avait souhaité qu’on mît sur son tombeau à Saint-Germain l’Auxerrois, sa paroisse, un vase antique de porphyre très-cher et très-précieux[4]. Le curé de la paroisse a fait des difficultés : il a témoigné des scrupules de faire entrer dans son église cet ornement profane. La chose n’est point encore décidée. M. de Caylus voulait qu’on y joignît pour épitaphe : Ci-gît Caylus.

11. — L’Académie des Sciences vient de perdre un célèbre chimiste, M. Hellot, mort à Paris le 15 février, âgé de quatre-vingt-huit ans. Il avait été chargé de la composition de la Gazette de France, depuis 1718 jusqu’en 1732 ; et cette Gazette, à ce qu’on prétend, était devenue très-intéressante entre ses mains. Mais son mérite brille essentiellement dans les Mémoires de l’Académie, où il développe les plus grandes connaissances dans la Chimie, et le style le plus correct dans sa composition. Le Conseil l’avait charge d’une espèce d’inspection sur les teintures, l’exploitation des mines, et la fabrication des porcelaines de France ; et il a répandu sur tous ces objets des lumières qui seront très-utiles à ceux qui lui succèdent.

12. — L’Oraison funèbre, par le père Fidèle de Pau, a fait tant de bruit dans ce pays où l’on rit de tout, qu’il a fallu l’arrêter, et la police vient de la défendre, ce qui l’a rendue très-chère. Depuis quelque temps l’auteur en avait débite une avec des notes, dont on a saisi deux cents exemplaires dans sa chambre.

13. — M. de Rosoy vient de faire imprimer un poëme en six chants et en vers libres, intitulé les Sens[5]. Ce gros volume, orné d’estampes et de vignettes, est très-bien imprimé. L’ouvrage est très-médiocre, dénué d’imagination, et l’on a dit plaisamment qu’il y manquait encore un sens.

14. — On est resté long-temps indécis sur la rentrée de mademoiselle Clairon ; il y a eu même là-dessus dissension entre M. de Valbelle, son amant, et l’actrice en question. Il paraît que le goût naturel de cette héroïne pour la scène, l’envie de perpétuer sa célébrité, et peut-être des raisons de fortune, l’avaient déterminée à passer par-dessus la satisfaction qu’elle se croyait en droit d’attendre pour un châtiment[6] qu’elle ne s’était attiré que par des motifs aussi nobles que louables. Ce militaire délicat sur l’honneur, n’avait pas pensé de même, et prétendait qu’il fallait tout sacrifier plutôt que de faire une démarche peu glorieuse. La dispute avait été si vive entre eux, que le bruit d’une rupture avait couru. Cependant des amis communs ont cherché à les rapprocher, et M. de Valbelle a consenti à s’en rapporter à un comité de gens sages et éclairés. En conséquence on est allé au scrutin chez mademoiselle Clairon, et le grand nombre ayant été pour qu’elle rentrât, M. de Valbelle y a acquiescé.

15. — Projet d’Écoles publiques[7]. L’auteur de ce projet relève très-bien, dans la première partie de son ouvrage, les abus de l’éducation ordinaire de nos collèges. La difficulté est d’en substituer une réellement bonne. L’auteur en simplifie les objets, et réduit à quatre le nombre des professeurs.

Mademoiselle de R… à son fils, ouvrage philosophique en vers. Ce titre peu édifiant pourra surprendre et même scandaliser les lecteurs. C’est une amante qui, devenue mère, se propose de racheter sa faiblesse par toutes les vertus, et surtout par les soins qu’elle donne à l’éducation de son fils. Il y a de belles choses, et surtout beaucoup de sentiment, dans cette espèce d’Épître.

17. — L’Enthousiasme français[8]. Cette brochure de M. Marchand est la redondance d’un homme d’esprit qui ne peut plus contenir ce qu’il pense. Elle n’est ni aussi légère, ni aussi agréable que celles de sa jeunesse ; elle se sent de la pesanteur de l’âge. L’auteur passe en revue les différens objets qui ont fait la matière des conversations de Paris, depuis les Pantins jusqu’à la scène que firent les histrions français au public, à la rentrée de Pâques 1765[9]. Il finit par une apologie du gouvernement français ; il prétend que c’est celui dans lequel on goûte le plus de liberté.

18. — M. Villaret, le continuateur de l’Histoire de France commencée par l’abbé Velly, est mort ces jours-ci. Il laisse son Histoire à Louis XI : il était plus diffus que son prédécesseur, et n’était pas aussi bien goûté par quantité de gens. Le libraire a choisi M. l’abbé Garnier pour lui succéder.

19. — Il court une Lettre manuscrite, qu’on attribue à M. de Voltaire. Ce grand poète y parle de la fameuse Réponse du roi, du 3 mars[10] : il respecte avec toute la soumission d’un sujet les principes qui y sont établis ; il ne l’examine que du côté littéraire ; il la trouve si bien écrite, le style en est si fort, si concis, si rapide, si noble, qu’il ajoute que si Sa Majesté n’était pas protectrice de l’Académie, il faudrait sur-le-champ lui donner une place par acclamation[11].

21. — M. Gaillard, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vient de donner l’Histoire de François Ier, roi de France, dit le Grand Roi et le Père des Lettres[12]. L’auteur ne s’est point assujetti à la méthode purement chronologique des annalistes, et n’a pas même mêlé ensemble les événemens d’un ordre différent ; il a séparé l’histoire ecclésiastique de l’histoire civile, l’histoire littéraire de l’histoire politique et militaire, sans pourtant négliger de montrer leur connexion : il donne aujourd’hui seulement la partie civile, politique et militaire. Il justifie dans sa préface cette nouvelle méthode, et traite la manière d’écrire l’histoire ; il y porte les jugemens les plus solides sur nombre d’historiens anciens et modernes.

24. — Mademoiselle Préville, actrice de la Comédie Française, d’un talent noble et distingué dans le haut comique, de mœurs assez honnêtes pour une comédienne, vivait depuis long-temps avec Molé, autre acteur, dont elle était éprise. Celui-ci, jeune et ardent, ne s’en est pas tenu à elle : il a porté ses vues ailleurs, et l’on parle même de son mariage avec mademoiselle d’Épinay. La première en est tombée malade de jalousie : elle est dans une langueur qui fait craindre pour sa vie. Ce bel exemple lui ferait un honneur infini, si elle poussait l’héroïsme jusqu’à en mourir.

25. — On répand très-furtivement une brochure qui a pour titre : Oraison funèbre du Parlement. C’est une satire amère de ce tribunal et de sa conduite dans les circonstances présentes.

2. — Dans le Journal encyclopédique du 15 février 1766 on fit une apologie en raccourci de la Conduite de la Compagnie des Pasteurs de la principauté de Neufchâtel a l’occasion de M. J.-J. Rousseau. Ces messieurs y démontrent la validité de leurs raisons, pour refuser d’admettre à leur communion ce célèbre incrédule, réfutant tout ce qui a été dît là-dessus dans une lettre[13] qu’on suppose écrite de Goa, et dans d’autres écrits clandestins. Ils désavouent en même temps les violences exercées contre M. Rousseau, les regardant comme tout-à-fait contraires à l’esprit de la religion et au vrai zèle, toujours unis à la plus tendre et à la plus vive charité.

27. — M. Thomas a cru, dans les circonstances présentes, devoir élever aussi la voix. Par son Éloge de Louis, Dauphin de France[14], il prétend moins avoir voulu honorer la cendre du mort, que donner des leçons à ses successeurs ; grande et sublime entreprise, très-mal soutenue dans cet ouvrage, où règne presque partout un ton dogmatique et pédantesque. Il y a accumulé les métaphores outrées, les hyperboles gigantesques, les figures extravagantes ; en un mot, c’est un travail pénible de lire de suite un pareil Éloge. Il faut pourtant rendre justice à l’orateur : il y a un morceau très-bien fait et très-touchant ; c’est celui de la mort. Il est de la plus grande beauté, parce qu’on n’y reconnaît en rien le rhéteur ; c’est un choix heureux de tous les faits, de toutes les circonstances propres à rendre ce moment intéressant, revêtus du style le plus simple et le plus vrai. En cet endroit M. Thomas est supérieur à tous ceux qui ont traité le même sujet ; il règne, en général, dans son ouvrage un défaut très-grand, c’est que par la manière dont le sujet est traité, l’éloge de M. le Dauphin est une satire perpétuelle de la conduite du roi.

29. — L’Encyclopédie paraît enfin tout entière ; il y a dix nouveaux volumes. Par un arrangement assez bizarre, le libraire les a fait venir de Hollande, aux environs de Paris, où ils sont imprimés ; et c’est aux souscripteurs à les faire entrer ici à leurs risques, périls et fortune. Il est à présumer cependant que le gouvernement, sans vouloir prêter son autorité à cette publication, ferme les yeux là-dessus, et que le tout se fait avec son consentement tacite.

30. — On parle beaucoup d’un Mandement de Monseigneur l’évêque de Verdun[15], concernant la mort de M. le Dauphin, où cet évêque, en traçant le portrait du prince, s’est permis des traits indiscrets qui paraissent retomber sur le roi. Ce prélat et ses amis cherchent a en retirer les exemplaires, et cette pièce devient rare.

  1. Paris, Lambert, 1766, in-8o. — R.
  2. Paris, Vente, 1766, in-4o. — R.
  3. V. 10 octobre 1765. R.
  4. On lui fit, à cette occasion, cette épitaphe satirique :

    Ci-gît un gentilhomme acariâtre et brusque.
    Oh ! qu’il est bien logé sous cette cruche étrusque.

    — R.
  5. Paris, 1766 in-8o. — R.
  6. V. 18 avril 1765. — R.
  7. Bordeaux et Paris, 1766, in-12. — R.
  8. Londres, 1766, in-12 de 80 pages. — R.
  9. V. 15 avril 1765. — R.
  10. V. 4 mars 1766. — R.
  11. Il s’agit probablement de la lettre à d’Alembert du 12 mars 1766. — R.
  12. Paris, Saillant, 1766, 4 vol. in-12. — R.
  13. Lettre à Mer, relative à M. J.-J. Rousseau ; par Du Peyrou, À Goa (Neufchâtel), Aux dépens du Saint-Office, 1765 in-8o — R.
  14. Paris, 1766. in-8o, Voltaire a fait un Petit Commentaire sur cet Éloge.
  15. Verdun et Paris, 1766, in-4o. — R.