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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Mai

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 29-38).
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Mai 1766

1er MaiRéflexions hasardées d’une femme importante, qui ne connaît les défauts des autres que par les siens, et le monde que par relation et par ouï-dire. (Par madame de Verzure). Amsterdam et Paris, 1766, deux parties in-12. Ce titre, qui annonce un ouvrage original, n’est pas rempli à beaucoup près. On remarque, au contraire, que l’auteur a beaucoup lu, et peut-être avec trop de mémoire.

3. — Il nous est tombé, depuis quelque temps, entre les mains un Dialogue manuscrit entre Mars et Thalie, récité un des jours du carnaval devant M. le duc de Brissac. Ce seigneur ayant pris jour pour aller chez M. Dorat, y fut accueilli par cette ingénieuse galanterie. Une demoiselle, jeune, aimable, et qui a du talent pour le théâtre, était de la partie. On la pria de déclamer au hasard quelque scène d’une pièce prétendue nouvelle. Un homme de condition joua le rôle de Mars. On se doute bien que ce dialogue en vers, trop long pour être copié ici, est composé de louanges très-délicates en l’honneur de M. le duc de Brissac. Il y a beaucoup d’aisance et de gaieté dans cet ouvrage.

4. — Madame Geoffrin est une femme riche de Paris, qui joint à son opulence un grand goût pour les arts. Sa maison est le rendez-vous des savans, des artistes et des hommes fameux dans tous les genres. Les étrangers surtout croiraient n’avoir rien vu en France, s’il ne s’étaient fait présenter chez cette virtuose célèbre. En un mot, c’est elle qu’a voulu, autrefois, ridiculiser le sieur Palissot dans sa comédie des Philosophes. Il est question aujourd’hui de son voyage en Pologne. Quoique âgée de soixante ans, madame Geoffrin est sur le point de se rendre aux vives sollicitations du monarque[1]. Ce prince, n’étant que comte de Poniatowski, avait vécu, dans son séjour à Paris, fort intimement avec cette dame ; elle l’appellait son fils, et lui a rendu des services dignes d’une mère. Ce jeune seigneur ayant été mis au Fort-l’Évêque pour quelque dérangement de fortune, elle fit face à ses dettes et le retira de cette maison. Poniatowski en a conservé une reconnaissance indélébile, et il sollicite fortement sa bienfaitrice de se rendre auprès de lui. Cet événement mémorable honore l’un et l’autre.

5. — Le Théâtre Français s’occupe à réparer ses pertes. Mademoiselle Sainval, nouvellement arrivée de Lyon, a débuté aujourd’hui dans le rôle d’Ariane. Ses talents sont déjà développés ; c’est une actrice exercée. Elle a beaucoup de feu, des entrailles, un jeu naturel à la fois et raisonné : elle est dans le genre de mademoiselle Dumesnil, et moins irrégulière. Il est dommage qu’elle ait contre elle l’organe et la figure. Elle n’est pas d ailleurs fort jeune. On l’a reçue avec de grands applaudissemens.

10. — Il paraît une Lettre[2] fort curieuse d’un M. De Rome de Lille, grand naturaliste. Elle roule sur les polypes. Selon lui, ces insectes, qu’on a cru jusqu’à présent de véritables animaux, ne sont en effet que le sac ou le fourreau qui contient des animaux plus petits ; et ce qu’on a pris pour un individu est une famille très-nombreuse réunie sous le même toit : ce système est appuyé de toutes ses preuves. Il y rappelle les observations les plus curieuses qu’on ait faites sur les polypes, et l’on est surpris de voir toutes leurs manœuvres et tous les divers phénomènes de leur nutrition et de leur génération s’expliquer naturellement dans ce système. L’observateur trouve ces animalcules dans les petits grains observés depuis long-temps sur la surface et dans l’intérieur du sac. Cette Lettre, très-intéressante pour le fonds, est en outre bien écrite.

11. — M. Palissot de Montenoy, qui a la Gazette des deuils de cour, pour rendre cette frivolité plus intéressante, y a joint une espèce d’ouvrage littéraire, appelé Ordre chronologique des deuils de cour, qui contient un précis des ouvrages des auteurs qui sont morts dans le courant de l’année 1765, suivi d’une observation sur les deuils[3]. Jusqu’ici ce nécrologe avait peu de consistance, et les deux premiers volumes, faute de mémoires, ôtaient très-maigres et très-dénués de faits. Le troisième a acquis plus d’étendue. Il contient les éloges historiques de MM. Roy, poète, par M. P. D. M.[4] ; Deshayes, peintre, par M. Fontaine ; Carle Vanloo, par le même ; Guyot de Merville, auteur comique, par M. Castilhon l’aîné, un des auteurs du Journal encyclopédique ; Balechou, graveur, par M. P. D. M. ; Clairaut, géomètre, par M. Fontaine ; Panard, poète, par M. Castilhon ; Le Clair, musicien, par M. le C. D. B. ; Slodtz, sculpteur, par M. Castilhon ; et Crévier, historien, par M. P. D. M. La plupart de ces éloges sont encore fort secs, soit que les héros n’aient pas prêté, soit, que les rédacteurs aient été mal servis.

14. — Aujourd’hui M. le duc de Duras, gentilhomme de la chambre du roi, de service, a donné au nom de S. M. une fête très-élégante à M. le prince héréditaire de Brunswick. C’est à l’hôtel des Menus-Plaisirs qu’elle s’est passée. On y a joué pour ce seigneur la pièce de M. Collé, la Partie de chasse de Henri IV. Elle a été exécutée par les Comédiens Français avec beaucoup de succès.

15. — On vient d’imprimer à Londres la Vie de M. Jacques Quin, Comédien, avec l’Histoire du théâtre depuis son entrée jusqu’à ce qu’il s’en est retiré ; enrichie de plusieurs anecdotes curieuses et intéressantes de diverses personnes de distinction, avec une copie authentique du testament de cet acteur. Le sieur Quin, né en 1693, fut destiné au barreau ; mais, son père étant mort trop tôt, il discontinua l’étude des lois par nécessité, et monta par goût sur le théâtre, où il acquit une grande réputation. Il y resta sans rival, jusqu’à ce que M. Garrick vînt partager avec lui les suffrages du public. En 1748, Quin se retira à Bath, après avoir eu une querelle fort vive avec le directeur Rich. Quelque temps après, il voulut se raccommoder avec lui, mais sans lui faire aucune sorte d’excuse ; et, croyant qu’il suffisait d’en faire l’ouverture, il écrivit à Rich la lettre suivante :

« Je suis à Bath.

Quin. »

Rich, moins disposé à se raccommoder, fit la réponse suivante :

« Restez-y, jusqu’à ce que le diable vous emporte.

Rich. »

On voit, par cette Vie, que si les comédiens ne sont pas aussi méprisés à Londres qu’à Paris, ils n’en sont pas moins insolens.

Quin fut choisi pour maître de langue anglaise par le feu prince de Galles, père du roi régnant, qui lui avait fait depuis une pension considérable. Il est mort cette année[5].

17. — Histoire des Révolutions de la Haute-Allemagne, contenant les Ligues et les Guerres de la Suisse, avec une notice sur les lois, les mœurs et les différentes formes du gouvernement de chacun des États compris dans le corps Helvétique[6]. Cet ouvrage manquait à notre littérature, et l’on y lit avec le plus grand intérêt le détail des efforts dont est capable un peuple ardent pour la liberté, et qui ne connaît d’autre bien avant celui-là. Le style de l’auteur n’est pas assez châtié.

18. — À défaut de nouveautés théâtrales, le public est régalé de temps en temps de drames faits pour le cabinet. Telle est une tragédie nouvelle en trois actes et en vers libres, qui a pour titre le Héros subalterne[7]. Le sujet en est tiré d’un très-beau Mémoire, écrit par M. Loyseau de Mauléon, en faveur des nommés Savary, Laîné, Delamet, tous trois soldats au régiment des Gardes Françaises, dans une affaire malheureuse, où l’un d’eux s’est trouvé coupable de meurtre.

19. — Histoire des Révolutions de l’empire romain pour servir de suite à celle des Révolutions de la République, par Me Linguet, avocat au parlement[8]. L’auteur adresse cet ouvrage à un de ses amis, et paraît montrer de l’humeur. Rebuté par quelques dégoûts, inévitables dans la profession des lettres, il s’est jeté dans le sein de la jurisprudence, et c’est ici qu’il fait ses adieux aux Muses. Son Histoire commence où finit celle de l’abbé de Vertot. Elle est distribuée en huit livres, depuis l’usurpation d’Auguste inclusivement, jusqu’à l’assassinat d’Alexandre Sévère, période qui comprend vingt-quatre empereurs. L’auteur semble avoir suivi une route opposée à l’abbé de Vertot. Le dernier ne met dans son ouvrage qu’autant de réflexions qu’il en faut pour lier les faits, et leur donner une certaine consistance : celui-ci ne paraît se servir des faits que pour y mêler des réflexions, tantôt de la plus grande justesse, tantôt un peu hasardées et pleines d’inductions quelquefois arbitraires. Il prend surtout à tâche de contredire toutes les idées reçues. Selon lui, Auguste n’avait aucune bonne qualité, et Tibère lui paraît bien plus honnête homme ; il en défend la mémoire. Il veut rendre suspect d’adulation sourde et raffinée Tacite, qu’il traite de misérable écrivain. Au reste, si ce livre doit être lu avec précaution, on le lit au moins avec plaisir : il est écrit avec beaucoup de génie, de force et de chaleur.

21. — Madame Geoffrin est partie aujourd’hui pour Varsovie au grand regret de ses amis, qui la voient avec peine entreprendre à son âge un si long voyage. On assure que le roi de Pologne lui a ménagé une galanterie bien digne d’un monarque délicat. Il lui a fait construire une maison exactement semblable à sa maison de Paris, distribuée et meublée de même ; elle croira entrer dans sienne. C’est l’ingénieuse fiction d’Aline réalisée.

22. — L’auteur du poème de Richardet[9], en ayant fait envoi à M. de Voltaire, par une petite pièce en vers, ce grand poète a répondu de même. Voici ces deux morceaux :


À M. de Voltaire.

SongÔ vous, Apollon de notre âge,
SoQui tour à tour badin, sublime, sage,
SoVous soumettant tous les genres divers,
SoPar vos accords ravissez l’univers,
SongJ’ose vous offrir mon ouvrage.
SoEn recevant ce médiocre don
Songez qu’au grand Virgile, au sommet d’Hélicon,
Jadis de son moineau Catulle fit hommage.


Réponse de M. de Voltaire.

Vous ne parlez que d’un moineau,
Et vous avez une volière :
Il est chez vous plus d’un oiseau
Dont la voix tendre et printanière
Plaît par un ramage nouveau :
Celui qui n’a plumes qu’aux ailes,
Et qui fait son nid dans les cœurs,
Répandit sur vous ses faveurs :
Il vous fait trouver des lecteurs,
Comme il vous a soumis des belles.

23. — La Pharsale de Lucain, traduite par M. Marmontel, paraît depuis quelque temps, avec une préface très-longue, servant d’apologie à son auteur et a son ouvrage. Cette préface contient un développement des causes de la dissolution de la république romaine et de la guerre qui l’entraîna sous le joug. Il semble que le public n’en raffole pas, et ce livre fort cher ne se vend pas prodigieusement. L’auteur, au reste, n’a pas tout traduit : il a élagué les morceaux qui ne lui convenaient pas.

24. — M. le prince héréditaire de Brunswick s’est rendu aujourd’hui à l’Académie Française, où il a été admis au rang des membres. M. Marmontel a commencé la séance par la lecture d’un roman intitulé Bélisaire. M. de Nivernois a lu ensuite cinq fables de sa façon, et enfin M. l’abbé de Voisenon a adressé au prince son compliment, consistant en une pièce de vers, où, après avoir félicité l’Académie du bonheur de posséder ce héros, il s’est rejeté sur les fêtes qu’on lui donne, en a fait voir le ridicule, en ce qu’elles sont toutes dans un genre qui ne lui convient pas. Il s’est moqué de lui, de nous et de tout le public. MM. Duclos et d’Alembert ont ensuite reconduit ce prince à son carrosse. On lui a donné deux jetons, comme aux autres Académiciens. Il a d’abord fait quelque difficulté, c’est-à-dire témoigné sa surprise. Le présentant lui a déclaré qu’ils lui convenaient d’autant mieux qu’ils contenaient sa devise au revers, s’il voulait la lire. Il les a retournés, et il a trouvé ces mots : À l’immortalité.

26. — M. de Rochefort, qui nous avait donné, il y a un an, l’Essai d’une traduction en vers de l’Iliade d’Homère, ne perd point de vue cette grande et laborieuse entreprise : il vient de faire paraître les six premiers chants[10], avec le discours préliminaire, qu’il a augmenté et perfectionné. Il est fâcheux qu’on ne retrouve point dans sa traduction la chaleur, la vie, la fécondité de l’original.

27. — Les Ennemis réconciliés, pièce dramatique en trois actes et en prose, dont le sujet est tiré d’une des anecdotes les plus intéressantes du temps de la Ligue, par M. de Merville[11].

Il y a dans ce drame du pathétique de situation, mais les sentimens pourraient être plus approfondis. On y retrouve cependant cette férocité de caractère que produisent nécessairement et la différence de parti et le feu des guerres civiles. Voici l’anecdote : Le baron de Montfort, catholique, est ennemi déclaré du marquis de Langeon, protestant. Il se sont fait la guerre ouvertement, et Langeon a même tué, dans un combat, l’un des fils de Montfort. La nuit de la Saint-Barthélémi fournit à ce père furieux et désespéré un moyen de se venger : il entre, suivi d’une troupe de satellites, chez le marquis, s’empare de lui et de sa fille, les force à monter dans une chaise de poste, monte dans une autre, et les conduit dans un château qui lui appartient. Là il les fait passer dans une chambre, où, à la lueur d’une lampe funèbre, ils aperçoivent sur un brancard une espèce de bière enveloppée d’un drap mortuaire : c’était le cadavre du fils du baron. Il les fait entrer dans un cachot voisin, et les y laisse, en disant : « Attendez votre sort. » Cette attente forme l’intérêt et le nœud de la pièce.

30. — On parle d’un bon mot du roi à M. le comte de Lauraguais. Ce seigneur, de retour d’Angleterre depuis peu, est allé, suivant l’usage, faire sa cour à Versailles. Le roi ne faisait pas d’abord grande attention à lui : il s’est si fort avancé que Sa Majesté l’a remarqué, et lui a demandé d’où il venait : « De l’Angleterre, Sire. — Et qu’avez-vous été faire là ? — Apprendre à penser. — Des chevaux ? » a repris le roi. Cette allusion a d’autant plus de force que M. de Lauraguais se pique d’être grand connaisseur en chevaux.

31. — M. de Saint-Foix vient de donner le cinquième volume de ses Essais historiques sur Paris. On pourrait reprocher à l’auteur que plusieurs anecdotes de cette nouvelle brochure, qui fait le dernier volume de ses recherches, paraissent ne pas tenir à son sujet. Il prévient cette objection en déclarant que son objet est d’y faire voir la conformité ou la différence entre nos mœurs, nos idées, nos usages, nos coutumes, et les mœurs, les idées, les usages et les coutumes des autres nations.

  1. Stanislas-Auguste, fils aîné du comte Poniatowski, gentilhomme lithuanien, élu roi de Pologne le 7 septembre 1764 et couronné le 25 novembre suivant. — R.
  2. Lettre à M. Bertrand sur les polypes d’eau douce. Paris lacombe, 1766, in-12 de 57 pages. Cet opuscule est très-rare. — R.
  3. Paris, 1766, in-12. — R.
  4. Palissot de Montenoy. — R.
  5. Cet article est emprunté au Journal encyclopédique du mois de mai 1766. — R.
  6. Par Philibert. Paris, 1766, 2 vol. in-12. — R.
  7. Paris, 1766, in-8o. — R.
  8. Paris, 1766, 2 vol. in-12. — R.
  9. Dumouriez, V. 20 août 1764. — R.
  10. L’Iliade d’Homère, traduite en vers, avec des remarques ; par M. de R…, Paris, 1766, in-8o. — R.
  11. La Haye et Paris, 1766, in-8o. C’est à tort que quelques bibliographes attribuent à Guyot de Merville cette pièce, dont le véritable auteur est l’abbé Bruté de Loirelle. — R.