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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 38-47).
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Juin 1766

Ier Juin. — La Cacamonade, histoire politique et morale, traduite de l’allemand du docteur Pangloss par ce docteur lui-même, depuis son retour de Constantinople [1]. Cette plaisanterie de M. Linguet est une allégorie soutenue, et décrit très-historiquement tous les progrès de la v… en France et en Europe. L’auteur a personnifié et mis en action le fameux traité de M. Astruc de Morbis venereis.

2. — Il parut, il y a quelque temps, une Histoire de la vie de Henri IV, par M. de Bury dans laquelle l’auteur s’est permis une critique très-amère du célèbre de Thou. Le chantre du grand Henri n’a pas cru devoir garder le silence contre des accusations aussi peu fondées. Il vient de publier une brochure[2] contre M. de Bury, dont il relève quelques bévues avec ce sarcasme qui lui est propre, et qui venge l’illustre historien de la critique mal fondée du moderne compilateur.

4. — Les Anglais, qui impriment tout, ont inséré dans le Saint-James Chronicle une Lettre prétendue du roi de Prusse à J.-J. Rousseau. Nous avons déjà fait mention de cette Lettre[3], que le même journal assure être de l’invention d’un grand seigneur anglais, très-connu dans la république des lettres, à Paris.

Le célèbre misanthrope a été si sensible à ce badinage, qu’il a écrit au journaliste la lettre suivante, datée de Woolton le 7 avril 1766.

« Vous avez manqué, Monsieur, au respect que tout particulier doit aux têtes couronnées, en attribuant publiquement au roi de Prusse une lettre pleine d’extravagance et de méchanceté, dont par cela seul vous deviez savoir qu’il ne pouvait être l’auteur. Vous avez même osé transcrire sa signature, comme si vous l’aviez vue écrite de sa main. Je vous apprends, Monsieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris, et, ce qui navre et déchire mon cœur, que l’imposteur a des complices en Angleterre.

« Vous devez au roi de Prusse, à la vérité, à moi, d’imprimer la lettre que je vous écris et que je signe, en réparation d’une faute que vous vous reprocheriez, sans doute, si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez l’instrument. Je vous fais, Monsieur, mes sincères salutations. »

5. — On continue à instruire dans la Faculté de Médecine le procès pour et contre l’inoculation. Il se répand un nouvel ouvrage, propre à donner des lumières sur cette grande question ; on vient de traduire de l’État de l’Inoculation de la petite vérole en Écosse, par M. Alexandre Monro, le père. C’est une réponse à la lettre des commissaires de la Faculté de Paris, pour examiner la pratique de l’inoculation. L’auteur répond de la façon la plus favorable aux questions de ces Messieurs. Il paraît que l’inoculation a commencé en Écosse vers 1726 ; qu’elle a essuyé, comme ailleurs, des contradictions, et qu’elle y est actuellement très en usage.

6. — On vient de publier un Nouvel Abrégé de l’Histoire de France, à l’usage des jeunes gens[4]. Il n’en paraît encore que le premier volume, qui s’étend depuis le règne de Pharamond jusqu’à la mort de Philippe, en 1108. Cet ouvrage est de mademoiselle L’Espinasse[5], déjà connue par un Essai sur l’Éducation des jeunes demoiselles[6], mais encore plus par ses liaisons avec M. d’Alembert. Ce philosophe demeure avec elle depuis sa dernière maladie, et le bruit a même couru qu’il l’avait épousée.

8. — Fréron rapporte, dans l’Année littéraire, trois pièces qu’il prétend être imprimées dans les papiers anglais, et qui ne servent qu’à confirmer le peu de sensation qu’a faite dans ce pays, composé d’êtres singuliers J.-J. Rousseau, qui aspire si fort à la singularité. La première est traduite de l’anglais, et a pour titre Lettre d’un Anglais à J.-J. Rousseau. Elle roule sur la sensibilité qu’a témoignée ce philosophe à la plaisanterie du roi de Prusse. Il y a du bon sens dans cette lettre, mais peu de légèreté et un sarcasme très-amer. La seconde est une Lettre d’un Quakre, beaucoup meilleure, pleine de raison et de sentiment. La troisième a pour titre Fragment d’un ancien manuscrit, grec. C’est une allégorie, où l’on décrit, sous le nom d’un charlatan de Grèce, le caractère de J.-J. Rousseau, et les traits généraux de sa vie.

9. — M. l’abbé Mably, rival du célèbre Montesquieu, vient de nous donner le pendant des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Ce sont des Observations sur l’histoire de la Grèce, ou des causes de la prospérité et des malheurs des Grecs[7]. Il y a quelques années que le même auteur publia des Observations sur les Grecs[8]. Il avoue avec candeur qu’il a changé de système en beaucoup d’endroits et vu souvent les choses sous un aspect tout différent dans ce nouvel ouvrage. Outre qu’il y a toujours plus de mérite à ouvrir la carrière, Montesquieu l’emporte encore par la profondeur des vues, la concision, l’énergie et la chaleur du style.

10. — On a imprimé à Besançon un Discours sur le sujet proposé par l’Académie de cette ville : la Prospérité découvre les vices ; l’Adversité les vertus. On ne dit point s’il a concouru pour le prix, mais il mérite d’être distingué pour son originalité et ses écarts dignes du Père Fidèle, de Pau.

13. — Madame Pitrot, ci-devant mademoiselle Rey, cette célèbre danseuse qui brillait à la Comédie Italienne et en partageait la gloire avec son mari, a perdu, vendredi dernier, son singulier procès dont parlé[9], où elle prétendait n’être point mariée avec lui, et s’être débarrassée de toute formalité en jetant au feu son contrat de mariage. Elle est reconnue femme véritable et légitime dudit Pitrot, obligée de retourner avec lui, déclaré le chef de la communauté. Pour se soustraire à l’autorité conjugale, elle est entrée depuis quelque temps à l’Opéra[10].

14. — Étrennes salutaires aux riches voluptueux et aux dévots trop économes, ou Lettre d’un théologien infortuné à une dévote de ses amis, par M. Travenol, pensionnaire de l’Académie Royale de Musique[11]. Ce Travenol est sans doute celui qui a été impliqué dans le procès de M. de Voltaire[12].

Il nous paraît que ces Étrennes originales contiennent des reproches aux riches de ce qu’ils ne font pas assez de bien à ceux qui sont pauvres, et que dans ces reproches il entre beaucoup de personnel.

15. — De fades adulateurs, des écrivains mercenaires ne cessent d’élever des trophées à la gloire de M. de Voltaire, comme si ses propres ouvrages n’étaient pas un monument supérieur à tous ceux qu’on pourrait lui consacrer. On vient d’imprimer les Pensées philosophique de M. de Voltaire, ou Tableau encyclopédique des connaissances humaines, contenant l’esprit, les principes, maximes, caractères, portraits, etc., tires des ouvrages de ce célèbre auteur, et rangés suivant l’ordre des matières [13]. M. Contant d’Orville est l’auteur prétendu de cette compilation, dans laquelle on soupçonne que M. de Voltaire pourrait bien être de moitié, suivant l’usage.

18. — On ne cesse de travailler à grossir l’énorme collection d’ouvrages pernicieux et destructeurs de la religion, qui se publient depuis quelque temps avec autant de constance que de liberté. Il va paraître au premier jour, imprimé, un fameux manuscrit qui ne se prêtait que sous le manteau ; il est intitulé : Examen critique des apologistes de la religion chrétienne. L’auteur, sous prétexte que dans une cause comme celle de la religion on ne doit apporter que des argumens victorieux, discute, détruit, renverse, pulvérise tous ceux de nos plus fameux docteurs, et réduit à rien tout ce qu’ils ont dit de plus fort. L’ouvrage est de M. Frèret[14], secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Belles-Lettres. Son nom doit être mis à la tête, comme pour braver toute décence.

20. — M. Gautier de Sibert vient de donner un nouvel abrégé de l’histoire de France, qu’il prétend présenter sous un autre point de vue. Il intitule son ouvrage Variations de la monarchie française, dans son gouvernement politique, civil et militaire avec l’examen des causes qui les ont produites[15]. Il a divisé son ouvrage en neuf époques, depuis Clovis jusqu’à la mort de Louis XIV. Il n’en est encore qu’à la sixième époque, qui termine le quatrième tome. Ce livre a resté longtemps à la police et a souffert beaucoup de discussions de la part du ministère.

21. — Histoire d’Izerben, poète arabe, traduite de l’arabe, par M. Mercier[16]. On comprend que, sous le nom d’un poète arabe, c’est l’histoire d’un poète français qu’on a voulu donner. Voici quelques titres de l’histoire de sa vie, qui pourront le faire connaître : « Le drame d’izerben lu, reçu, joué, applaudi… Izerben reçu dans le grand monde… Il devient amoureux d Almanzaïde… Il l’immortalise… S’arrache au monde… Dissertation du poète Izerben sur la poésie, les poètes, l’art dramatique, et la vénération due aux auteurs tragiques… État de la fortune du poète… Il va à la cour… Il est oblige de prendre la fuite… Il se réfugie dans un royaume voisin… Vieillesse du poète izerben, etc. » Cet ouvrage est écrit de manière à piquer la curiosité : il est agréable, ingénieux, amusant, et donne lieu à des applications[17].

— Les compilateurs, éditeurs, contrefacteurs, tous ces hommes affamés et qui font de la littérature le métier le plus vil et le plus sordide, ne cessent de duper le public et de reproduire le meme ouvrage sous plusieurs formes différentes. On vient d’imprimer les Indiscrétions galantes, amusantes et intéressantes : deux parties in-12. Les différens contes qui forment ce recueil sont tirés des Contes moraux de mademoiselle Uncy et d’autres recueils plus anciens. Non-seulement on n’a point avoué ce larcin, mais on a cherché à déguiser les titres des contes et les noms des personnages. Il y a entre autres l’Enfant abandonné pour un temps, qui se trouve d’abord dans le Mercure de janvier 1719, puis dans le Choix des Mercures et autres journaux, tome IV, p. 47, sous le titre d’Histoire de mademoiselle Cathos. De là il a passé dans le recueil de mademoiselle Uncy. Le compilateur a métamorphosé le nom de Cathos en celui de Reine, le nom de madame Grosse-Tête en celui de madame La Chapelle, et sans faire aucun autre changement dans le cours de l’ouvrage, il a donné le vieux Conte comme une histoire neuve[18].

24. — L’Oraison funèbre du roi Stanislas, prononcée le 10 mai à Nanci, par le Père Elysée, paraît aujourd’hui imprimée[19]. Les deux parties de ce discours sont : I° dans une vie agitée, au milieu d’une vicissitude de revers et de succès, ce monarque a reconnu la puissance du Seigneur, et il paru supérieur à tous les événemens, par une soumission constante à la volonté divine ; 2° dans une vie tranquille, et au milieu des douceurs d’une longue prospérité, il ne s’est montré que bienfaisant, et il n’a usé de sa puissance que pour le bonheur des hommes.

Le nom du Père Elysée et celui du héros répondent d’avance du succès de cet éloge.

25. — Fabliaux et Contes des poètes français, des douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles, tirés des meilleurs auteurs[20]. Depuis quelques années on avait épuisé l’édition de nos premiers poëtes, faite en 1755. On sait que les grands hommes du siècle passé y ont puisé le fond d’un grand nombre de leurs ouvrages. Ces poésies forment comme la base du Parnasse français. Quoique très-anciennes, elles ont encore pour la plupart des lecteurs ce sel et cette finesse qui distinguent les ouvrages de goût et d’agrément, et elles ont par-dessus une naïveté qu’on ne retrouve plus.

26. — Quoiqu’il n’y ait point d’absurdité qui ne s’imprime, et qu’il ne doive plus paraître étonnant de voir soutenir quelque paradoxe que ce soit, on est toujours surpris de certaines assertions. Un nouvel original se met sur les rangs, et, dans un ouvrage appelé le Conservateur du sang humain, ou la Saignée démontrée toujours pernicieuse et souvent mortelle[21], il combat cette pratique reçue depuis si long-temps dans la médecine. L’auteur se nomme M. de Malon… Il a pris pour épigraphe : Salus populi suprema lex esto. On ne dit point s’il est un homme de l’art.

28. — Lettres écrites en 1743 et 1744 au chevalier de Luzincourt, par une jeune veuve[22]. On nous assure que ces Lettres sont exactement transcrites d’après un manuscrit connu depuis long-temps à Malte, sous le titre de Lettres d’une jeune veuve au chevalier de…, Elles sont écrites avec cette facilité de style qui n’est point rare chez les femmes. Ajoutons que la jeune veuve aime avec une bonne foi qui n’est peut-être pas non plus sans exemple. On trouve du moins dans cet ouvrage un ton français, un tour d’esprit national que ces sortes de recueils n’offrent pas toujours.

29. — M. l’abbé Ameilhon, censeur royal et sous-bibliothécaire de la Ville, vient d’être reçu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, où il a remporté trois prix. Le premier, et le plus important de ces ouvrages couronnés, est celui intitulé : Histoire du commerce et de la navigation des Égyptiens sous le règne des Ptomlémées[23].

En 1763, le même auteur avait fait une dissertation dans laquelle il examinait quels étaient les droits et prérogatives du Pontifex Maximus de Rome sur les autres sacerdoces. C’est son second prix. Le troisième et le plus récent est pour un mémoire sur l’éducation que les Athéniens ont donnée à leurs enfans, dans les siècles florissans de la république.

30. — Madame Benoît, l’auteur d’Élisabeth, fait paraître un nouveau roman, intitulé Céliane, ou les Amans séduits par leurs vertus[24].

  1. Berne (Paris, Chardon) 1766, in-12. — R.
  2. Le Président de Thou justifié contre les accusations M. de Bury, auteur d’une Vie de Henri IV. Londres (Paris), 1766, in-8o. — R.
  3. V. 28 décembre 1765. — R.
  4. Paris, Saillant 1766-71, 7 vol. in-12. — R.
  5. Le rédacteur des Mémoires se trompe. L’ouvrage dont il est ici question n’est point de l’amie de d’Alembert, mais de mademoiselle de L’Espinassy. — R.
  6. Paris, Hochereau, in-12. — R.
  7. Genève et Paris, 1766, in-12. — R.
  8. Genève, 1749, in-12. — R.
  9. V. ier et 14 septembre 1765. — R.
  10. C’était un des privilèges de l’Opéra que toute fille ou femme qui s’y faisait recevoir comme sujet se dérobait ainsi au pouvoir paternel ou conjugal. — R.
  11. Amsterdam et Paris, 1766, in-12. — R.
  12. Louis Travenol, violon de l’Opéra, ayant fait réimprimer, a l’occasion de la réception de Voltaire à l’Académie Française, un Discours prononcé à la porte de l’Académie, composé en 1743, lors des premières démarches du poète pour entrer dans ce corps, Voltaire le traduisit en justice et le fil condamner. — R.
  13. Paris, 1766, 2 vol. in-12. — R.
  14. L’auteur du Dictionnaire des Anonymes a démontré que l’Évêque de Burigny est le véritable auteur de l’Examen critique. Naigeon en fut l’éditeur, V. 23 août 1766. — R.
  15. Paris, 1765, 4 vol. in-12. — R.
  16. Amsterdam et Paris, Cellot, 1766, in-12. — R.
  17. Cet article est emprunté au Mercure de France, juillet 1766, premier vol., p. 171. — R.
  18. Quelques éditeurs modernes ont surpassé peut-être ce honteux charlatanisme. Ainsi, en 1820, les frères Baudouin publièrent sous le titre d’Histoire du Parlement Anglais, par Louis Bonaparte des Notes de Napoléon, l’ouvrage que l’abbè Raynal avait fait paraître, en 1748, sous celui d’Histoire du Parlement d’Angleterre. — R.
  19. Paris, Lottin, 1766, in-4o. — R.
  20. Par Barbazan. Paris, 1766, 3 vol. in-12. Une nouvelîe édition, corrigée et augmentée par M. Méon, a paru en 1808, 4 vol. in-8o — R.
  21. Paris, Boudet, 1766, in-12. — R.
  22. Amsterdam et Paris, 1766, in-8o. Ce roman est de la marquise de Belvo, née Ducrest, cousine germaine de madame de Genlis. On en a donné une nouvelle édition en 1769, dans le même format. Mérard de Saint-Just s’est donné pour l’auteur de ces Lettres dans le Catalogne de sa bibliothèque,
  23. Paris, Saillant, 1766, in-12. Hubert-Pascal Ameilhon, né à Paris, le 5 avril 1730, y est mort le 13 novembre 1811. — R.
  24. Paris, Lacombe, 1766, in-12. — R.