Aller au contenu

Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Novembre

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 80-87).
◄  Octobre
Décembre  ►
Novembre 1766

Ier Novembre. — L’Académie Française procédera jeudi prochain, 6 de ce mois, à l’élection du successeur de feu M. Hardion. Il paraît que M. Thomas est le seul aspirant, à l’exception d’un président du parlement de Bourgogne.

2. — On ne peut pas assez s’étonner de l’audace de certains barbouilleurs de papier, qui ont le front de donner au public de prétendues Lettres du chevalier Robert Talbot[1]. Elles roulent sur la France, sur les divers départemens, avec nombre de particularités intéressantes, est-il dit, touchant ses hommes en place : le tout prétendu traduit de l’anglais. Cet ouvrage est une rapsodie misérable d’anecdotes tronquées, de portraits mal dessinés, le tout écrit d’un style pitoyable. Si les lecteurs étrangers prétendaient connaître ce pays sur de tels garans, ils le connaîtraient bien mal.

4. — Aujourd’hui, jour de Saint-Charles Borromée, fête de M. le président Hénault, madame la comtesse de Jonsac, sa nièce, lui ayant présenté un ananas, on a fait le quatrain suivant :

Lorsqu’en l’Inde je pris naissance,
Je ne me flattais pas qu’un jour,
Je dusse être offert par l’Amour
À l’Anacréon de la France[2].


6. — M. Thomas a été élu aujourd’hui pour successeur de M. Hardion.

8. — M. Colardeau, pour satisfaire ses critiques, vient de faire réimprimer sa Lettre amoureuse d’Héloïse à Abailard, avec la traduction de divers morceaux qu’on lui reprochait d’avoir élagués. Nous croyons qu’il aurait pu être moins docile. Le goût est la première qualité d’un traducteur, surtout de l’anglais. On a ajouté une Vie d’Abailard de la plume de M. Marin, censeur royal.

11. — On parle beaucoup d’un ouvrage nouvellement imprimé et fort rare ; il a pour titre le Christianisme dévoilé, ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne[3]. On le fait paraître sous le nom de M. Boulanger, mort il y a quelques années ; mais le style est plus énergique que le sien, et l’on présume qu’il n’est pas de lui. Au reste c’est, à ce qu’on prétend, un des livres les plus terribles contre la religion. Le gouvernement s’oppose autant qu’il peut à son introduction.

13. — Il paraît une brochure in-12 de cent six pages d’impression, petit caractère, avec des notes, ayant pour titre : Des Commissions extraordinaires en matière criminelle[4]. L’anonyme disserte avec beaucoup de savoir sur les abus des commissions, fait l’analyse des plus connues de l’Histoire ; d’où il infère qu’on ne doit pas mettre en question qu’une commission extraordinaire en matière criminelle puisse jamais être licitement établie. Il est facile de voir le but de l’auteur[5], et quoiqu’il tende toujours à son objet principal, il ne se démasque point, et traite cette matière avec discrétion et sentiment. Cet ouvrage est certainement de quelqu’un fort instruit, et dans les circonstances il fait une grande sensation.

15. — Le Docteur Pansophe, ou Lettres de M. de Voltaire[6]. Ce docteur Pansophe est l’opposé du docteur Pangloss. Celui-ci affirme que tout est bien ; l’autre nous crie depuis douze ans que tout est mal ; et ce docteur Pansophe, comme on le devine aisément, est J.-J. Rousseau. Ces Lettres sont au nombre de deux. Dans la première, adressée à M. Hume, M. de Voltaire parle surtout du démêlé actuel de cet Anglais avec le philosophe genevois ; il prétend que ce dernier a d’autant plus de tort de l’accuser comme le plus cruel de ses persécuteurs, qu’il prouve avoir été le premier à lui offrir un asile. La seconde Lettre paraît être adressée à M. Rousseau lui-même : elle renferme de bonnes plaisanteries et de meilleures raisons, de la gaieté et nulle aigreur.

16. — Madame Geoffrin, cette femme rare, dont on a eu occasion de parler, lors de son voyage en Pologne, est de retour à Paris depuis quelques jours. En passant par Vienne, elle a reçu de la part de l’Impératrice-reine et de l’Empereur toutes les marques de bonté auxquelles des particuliers ne doivent point s’attendre. On y a fait trêve d’étiquette, et elle a eu l’honneur de voir ces têtes couronnées avec les distinctions les plus flatteuses. Quant au roi de Pologne, le motif et l’objet de son voyage, on ne peut rendre jusqu’où ce monarque a porté les attentions et les petits soins.

16. — Il paraît une Justification, de J.-J. Rousseau, dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume[7]. Il est aisé de voir qu’elle est l’ouvrage de l’amitié. Le defenseur ne produit aucun fait nouveau ni aucune pièce nouvelle.

17. — On a traduit de l’anglais une brochure qui a pour titre Mémoire du lord Williams Pitt, comte de Chatham, ou Examen de la conduite d’un ci-devant député à la chambre des Communes. Cet ouvrage, qui a dû fort intéresser à Londres, perd la plus grande partie de son effet en France, où les personnages maltraités sont inconnus au grand nombre des lecteurs. C’est d’ailleurs un libelle, qui répugne par la grossièreté avec laquelle l’auteur se permet de dévoiler des mystères qu’il prétend être venus à sa connaissance. M. Pitt y est extrêmement maltraité, et tout roule sur lui.

20. — M. Richer vient de donner une Vie de Mecenas, favori d’Auguste, enrichie de notes historiques et critiques [8].

21. — M. Maret, secrétaire perpétuel de l’Académie de Dijon, vient de faire imprimer l’Éloge historique de M. Rameau[9], qu’il avait lu à la séance publique de cette Académie le 25 août 1765. On rencontre dans cet écrit quelques faits curieux qui ne se trouvent point dans les autres Éloges.

22. — L’Orpheline, pièce nouvelle en vers et en un acte[10]. Cette comédie, imprimée récemment, n’a été jouée qu’en société. Elle était faite avant que l’Orpheline léguée parût au Théâtre Français. L’auteur convient qu’elle doit son origine à la sensibilité que lui inspirèrent le Père de Famille et le Fils naturel, de M. Diderot.

23. — M. le comte de Lauraguais, qui était par ordre du roi au château de Dijon, s’est sauvé avec son valet de chambre : on le soupçonne retiré en Suisse.

24. — M. D. A. vient de faire imprimer Arménide, ou le Triomphe de la constance, poëme dramati-tragi-comique, en cinq actes, en vers alexandrins. Le sujet de la pièce est pris d’un ouvrage espagnol, intitulé Historia de Armmida, o el Padre barbaro. Pour ne pas s’écarter de l’histoire, l’auteur, qui voulait s’assujettir aux règles du théâtre, en a fait un drame mêlé de tragique et de comique. Il a été joué en société, et l’on assure qu’il a produit de très-grands effets. Il ressemble à beaucoup d’autres, et surtout, pour le dénouement, à celui du Duc de Foix ; mais l’auteur a prévenu la critique : ainsi on ne peut lui reprocher aucun plagiat.

26. — Journal des événemens qui ont suivi l’acte des démissions des officiers du parlement de Bretagne, souscrit le 22 ma 1765[11]. Tel est le titre d’une brochure de cent cinquante-six pages in-12, petit caractère, suivie d’un supplément de trente et une pages, qui paraît depuis quelques jours furtivement. L’éditeur y rend compte de tout ce qui s’est passé jusqu’au 30 novembre dernier, concernant M. de La Chalotais et les autres prisonniers, et de tout ce qui a trait à cette affaire ; elle contient les anecdotes les plus étonnantes. On peut juger dans quel esprit ce Journal est rédigé, par ces mots qu’on y lit en tête.

« La terreur générale que les actes du pouvoir absolu ont répandu dans la province de Bretagne et dans tout le royaume, a empêché ce Journal de paraître plus tôt. Ce n’est qu’après avoir éprouvé des contradictions dont le détail étonnerait, que l’on est parvenu à l’imprimer.

« Le lecteur verra en frémissant les moyens que l’orgueil jaloux, la haine implacable, la vengeance cruelle, les secours que la justice, le sang, l’amitié, l’humanité, s’efforcent de lui offrir. »

27. — C’est bien M. de La Condamine qui, résident à Paris, a été chargé de diriger l’exécution du monument en faveur de M. de Maupertuis[12], mais ce sont les proches, les alliés et les amis du défunt, qui se sont disputé l’honneur de payer ce tribut à sa mémoire. Quelques-uns des parens et compatriotes de cet homme illustre désiraient que le monument fût placé à Saint-Malo, pour l’avoir sous leurs yeux ; mais l’artiste, M. d’Huez, de l’Académie de Peinture et de Sculpture, a bien voulu se relâcher sur le prix de son travail, pourvu que le monument fût élevé dans une église de Paris. On a choisi celle de Saint-Roch, paroisse du défunt et lieu de la sépulture de son père.

28. — Le père Husson, religieux Cordelier, définiteur général de l’ordre de Saint-François, connu par un traité fort utile sur la Parfaite Oraison ou la Manière de méditer ou de prier avec fruit, vient de faire imprimer un Éloge historique de Callot, noble Lorrain, célèbre graveur. On y voit toutes les difficultés qu’essuya ce grand homme de la part de sa famille, et combien il est difficile de résister à l’impulsion du génie. Louis XIII ayant proposé à cet artiste, qu’il voulait séduire par les promesses les plus flatteuses, de graver le siège par lequel ce prince venait de soumettre Nancy : « Je suis Lorrain, dit Callot, j’aime mes souverains et ma patrie ; je ne veux rien faire de contraire à leur honneur ; je me couperais plutôt le pouce. » Quelques courtisans sollicitaient le monarque d’employer la contrainte : « Que le duc de Lorraine est heureux, dit Louis-le-Juste, d’avoir des sujets si affectionnés et si fidèles ! » Callot mourut le 24 mars 1635, âgé de quarante-trois ans.

L’auteur parle des ouvrages de cet artiste en homme instruit et intelligent ; il a ajouté à cet Éloge des notes très-curieuses.

30. — On trouve dans la Gazette littéraire de Berlin, du 9 octobre, l’article suivant :

Déclaration de M. le professeur Toussaint.

Dans un ouvrage français intitulé Supplément aux diverses Remarques faites sur les Actes de l’assemblée du Clergé de 1765, le supplémenteur fait d’abord de vifs reproches au rédacteur des Actes, d’avoir interverti un passage de l’Épître de St. Paul aux Romains, où l’on lit, dans la Vulgate : Non est enim potestas nisi à Deo ; quæ autem sunt, à Deo ordinatæ sunt. Ce qui signifie que toute puissance bien réglée vient de Dieu. Après quoi il raconte qu’un grand magistrat a communiqué au parlement une découverte qu’il a faite dans l’Encyclopédie, savoir, que c’est le trop fameux Toussaint qui a imaginé le premier cette interversion du texte de saint Paul, et la employée dans l’article Autorité[13] ; et là-dessus, prenant le ton ironique et faisant le badin, il raille théologiquement le clergé de France d’être allé prendre ce trop fameux Toussaint pour son docteur et son guide. Mais ce même Toussaint, fameux ou non, sans entrer dans cette discussion grammatico-théologique, déclare et proteste à l’auteur des Remarques, à son grand magistrat et au public, avec toute la sincérité d’un honnête homme, qu’il n’est l’auteur ni de cette interprétation, ni de l’article Autorité. Il ajoute qu’il n’a tenu qu’au supplémenteur et à son grand magistrat de le savoir, puisqu’au commencement du premier volume de l’Encyclopédie, lit qui veut l’explication des lettres par où sont désignés dans le courant de l’ouvrage les auteurs des divers articles ; et pour que l’hommage qui est dû à la vérité soit d’autant plus notoire et plus répandu, il prie tous les auteurs des écrits périodiques de vouloir bien transcrire et notifier à tous leurs lecteurs sa présente déclaration.

  1. Par Maubert. Amsterdam, F. Changuion, 1766, 2 v. in-12. — R.
  2. Ces vers, attribués à Boufflers, oui été recueillis pour la première fois dans une édition des Œuvres complètes de ce poêle, publiée à Paris en 1827, chez Furne, 2 vol. in-8o. — R,
  3. 1767, in-12. Cet ouvrage avait paru dés 1761 ; Londres (Nancy, Leclerc), in-8o. C’est la première des productions anti-chrétiennes du baron d’Holbach. — R.
  4. Par Chaillou, avocat au parlement de Bretagne. Cet ouvrage a été réimpriméprimé, avec des additions de l’auteur, sous ce titre : De la stabilité des lois constitutives de la monarchie en général, etc. ( Rennes), 1789, in-8o. — R.
  5. Une commission extraordinaire avait été nommée pour juger MM. de La Chalotais, de La Colinière, etc. — R.
  6. Londres, 1766, in-12 — R.
  7. Londres (Paris, Panckoucke), 1766, in-12. On voit dans la Correspondance de Voltaire que plusieurs personnes attribuaient cette brochure au libraire Panckoucke, — R.
  8. Paris, Delalain, 1766, in-12. Cette Vie avait paru pour la première fois en 1747, Henri Richer son auteur ne doit pas être confondu avec Fr. Richer dont il a été question au 26 juillet 1766. — R.
  9. Dijon, Causse, 1766, in-8o. — R.
  10. Amsterdam et Paris. Gueffier, 1766. in-8o. — R.
  11. V. 25 décembre 1766. — R.
  12. V. 1er septembre 1766. — R.
  13. Cet article est de Diderot. On l’a, à tort, attribué à Toussaint dans l’Esprit de l’Encyclopédie, Paris, Verdière, 1822, tome II, p. 401-412. — R.