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Mémoires secrets de Bachaumont/1766/Octobre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 72-80).
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Octobre 1766

1er Octobre. — Le jeune Molé, comédien très-agréable au Théâtre Français, a une fluxion de poitrine, avec la fièvre maligne. Le public témoigne beaucoup d’intérêt à sa santé et demande de ses nouvelles tous les jours à l’acteur qui vient annoncer. C’est un sujet cher à ses plaisirs, et dont la perte ferait un vide à ce spectacle dans les circonstances actuelles.

2. — On a donné aujourd’hui[1] au Théâtre Italien une nouveauté inattendue : c’est une petite pièce, intitulée la Fête du château, qu’on attribue à M. Favart. Elle est dans le genre des anciens opéras comiques, c’est-à-dire que tous les airs en sont parodiés. Mais rien de mieux choisi que ces airs, ni de mieux adapté aux paroles. Le fond de ce divertissement paraît avoir été composé à l’occasion d’une fête particulière. Il s’agit de célébrer la convalescence d’une jeune demoiselle qui a été inoculée. Il y a des couplets très-agréables relatifs à l’inoculation. Le fond, peu riche par lui-même, est embelli par des détails ingénieux, piquans et délicats : il nous rappelle à un genre qu’il était fâcheux d’avoir totalement abandonné. Il a fort bien repris.

3. — M. Hardion, de l’Académie Française et de celle des Inscriptions et Belles-Lettres, garde des livres et antiques du cabinet du roi, instituteur de Mesdames, est mort hier#1,

5. — Le public continue de témoigner sa bienveillance à Molé, et la part qu’il prend à sa maladie. L’espérance renaît sur son compte, mais il est à craindre que sa convalescence ne soit très-longue. Le vin lui ayant été conseillé pour ranimer son existence, dans l’épuisement total où il est, il a reçu en un jour plus de deux mille bouteilles de vin de toutes espèces, des différentes dames de la cour. Ce même acteur témoignant à mademoiselle Clairon que sa maladie lui coûtait beaucoup et le ruinerait, si l’on ne faisait quelque chose pour lui, il fut question de demander aux gentilshommes de la chambre une représentation ou deux gratis pour lui : mademoiselle Clairon lui dit qu’elle se chargerait volontiers de cette sollicitation, et même de jouer, si cela pouvait attirer plus de monde.

7. — M. l’abbé Guyot, aumônier de M. le duc d’Orléans, vient de nous donner une édition des Œuvres du Feu Père André, déjà connu par son Essai sur le beau.[2] Ces œuvres contiennent dix-neuf discours, composant un Traité de l’homme selon les différentes merveilles qui le composent. Tout cela est très-bien écrit et nous annonce l’auteur comme étant à la fois théologien, philosophe, mathématicien, orateur et poète. Il y a sans contredit beaucoup de paradoxes, car quel ouvrage de métaphysique en est exempt ? L’éditeur a mis en tête un Éloge historique de l’auteur : il en résulte que ce Jésuite, né a Châteaulin en Basse-Bretagne, le 22 mars 1675, fut reçu au noviciat en 1693 ; qu’en 1726 il fut nommé professeur royal de mathématiques au collège de Caen, remplit cette place avec la plus grande distinction jusqu’en 1759, qu’il fut obligé d’obéir aux ordres de ses supérieurs, et de se reposer, étant déjà âgé de quatre-vingt-quatre ans. Les philosophes qu’il goûtait le plus, dit-on, étaient Platon, Descartes, Malebranche. De tous les poètes français, Corneille lui paraissait le plus grand, et Boileau le plus sensé. Il regardait Rousseau comme le dernier de nos poètes, non dans le sens que pourrait l’entendre M. de Voltaire, ajoute Fréron dans son extrait, mais comme on disait de Caton, que c’était le dernier des Romains. Le Père André était en relation avec Malebranche, son ami, et Fontenelle, qui ne le connaissait que par lettres. Après la dissolution du collège de Caen, il choisit sa retraite à l’Hôtel-Dieu de cette ville, où le parlement de Rouen pourvut à sa subsistance, au-delà de ses désirs, en ordonnant de lui accorder absolument et sans aucune condition ce qu’il demanderais Il est mort le 26 février 1764.

9. — M. Poinsinet, poète attaché depuis quelque temps au prince de Condé, vient de faire imprimer un Divertissement fait à l’occasion de l’arrivée de ce prince pour la tenue des États de Bourgogne, il est intitulé : le Choix, des Dieux, au les Fêtes de Bourgogne[3]. Il est en un acte, et a été exécuté à Dijon le 13 juillet dernier. L’auteur n’a sans doute pas prétendu donner une pièce régulière : s’il a eu dessein de faire des scènes agréables, quoique peu liées entre elles, des complimens spirituels et flatteurs, il a parfaitement réussi.

10. — Chanson de M. le marquis de Saint-Aignan.

Soupirer près de ce qu’on aime
Est un plaisir doux et flatteur ;
Ainsi d’un objet enchanteur
On sait presser l’aveu suprême
Et s’avancer vers le bonheur.
Touchés d’une égale tendresse
Et consumés des mêmes feux,
Bientôt on soupire tous deux :
L’instant qui suit produit l’ivresse,
L’Amour triomphe… On est heureux !

14. — Les Égyptiens ont été les premiers qui ont eu des musées : c’était chez eux un lieu de la ville où l’on entretenait, aux dépens du public, un certain nombre de gens de lettres distingués par leur mérite, et dans lequel on rassemblait tout ce qui avait un rapport immédiat aux sciences et aux arts. À l’exemple de la ville d’Oxford, qui a un musée des plus considérables, il y a plusieurs années qu’on en a établi un à Londres, où non-seulement on rassemble tous les trésors des sciences et des arts, mais encore qu’on enrichit des portraits et des bustes de tous ceux qui ont illustré l’Angleterre par leurs écrits ou par leurs découvertes. La garde de ce sanctuaire des muses est confiée à M. Maty, secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Londres. Ce savant a demandé permission à madame Du Boccage de placer dans ce Musée le buste de cette illustre française. Voici des vers qu’il lui a adressés à cette occasion :

D’un Phidias ton buste anime le ciseau,
Ciseau fait pour les Dieux, les Muses et les Grâces :
CiseaDu Boccage, le dieu du beau
Au temple d’Albion t’offre le choix des places.
Entre Locke et Platon, Chesterfield et Boileau,
CiseaPrès de Milton, que ton pinceau
EnFit admirer, en le faisant connaître,
Élève de Minerve, hâte-toi de paraître ;
EnEt qu’en voyant cet ouvrage nouveau,
Nos Anglais étonnés doutent qui tu peux être,
EnD’Athenaïs, de Laure ou de Sapho.

17. — M. Bouchaud, censeur royal et docteur agrégé de la Faculté de droit de Paris, vient de publier des Essais historiques ; ils sont intitulés : de l’impôt du vingtième sur les successions, et de l’impôt sur les marchandises chez les Romains[4]. Ils ne sont que les fragmens d’un traité beaucoup plus étendu de l’impôt. Cet ouvrage savant et bien discuté est dédié à MM. de l’Académie des Belles-Lettres ; c’est un compliment prématuré, qui le désigne pour remplacer à cette Académie M. Hardion.

19. — L’Académie Française, outre les deux pièces qui ont eu l’accessit au mois d’août, a fait imprimer un Extrait[5] d’onze autres pièces, avec un court avertissement, où elle déclare qu’elle a vu, par le choix des sujets, que les poètes aspiraient au solide honneur d’être utiles.

La première est l’héroïde de Marie Stuart, reine d’Écosse, écrite du château de Foderingay à Jacques VI, son fils et son successeur ; la seconde est une Épître adressée aux rois conquérans[6] ; la troisième est intitulée le Génie[7] ; la quatrième, idée du Sage. Le Discours sur la Philosophie, cinquième pièce, est de M. Fontaine, auteur d’une autre pièce qui a eu l’accessit[8] ; la sixième, sur le danger d’être un grand homme, est de M. Le Prieur ; la septième a pour titre Doit-on pleurer la mort des personnes qu’on aime ? La huitième, Èpître à un ami sur la recherche du bonheur ; la neuvième est une Épître que M. Le B. D. adresse à une mère qui allaite son enfant ; la dixième roule sur les avantages de la médiocrité. La dernière pièce est une Épître adressée à un jeune homme qui veut embrasser la profession des lettres, qui, dévoré du besoin de la gloire, brûle d’illustrer sa mémoire et sa vie, et qui enfin, obscur par ses aïeux, cherche à s’ennoblir par lui-même.

20. — On vient enfin de publier l’Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives[9]. Cette brochure, de plus de cent pages, ne laisse aucun doute sur le fond de la guerre. Il paraît que la première cause est la Lettre supposée du roi de Prusse à Rousseau, écrite et avouée par M. Horace Walpole, imprimée dans tous les journaux, et particulièrement dans les papiers anglais. M. Rousseau, d’un caractère inquiet et peu liant par sa bizarrerie, a cru voir l’auteur de cette plaisanterie dans la personne de M. Hume, et dès-lors l’a regardé comme un traître et le plus méchant des hommes. Il lui a écrit, dans cette idée, avec toute la chaleur qu’on connaît au Démosthène moderne. Vainement M. Hume lui a opposé le sang-froid que donne la défense d’une bonne cause, et a cherché à le ramener par la douceur et les bons procédés ; M. Rousseau n’y a répondu que par une lettre encore plus outrageante ; il a forcé le caractère de M. Hume, et celui-ci s’est cru obligé de rendre publique la nature de ses liaisons avec Rousseau, les motifs qui l’ont porté à chercher à l’obliger, et l’injustice, pour ne rien dire de plus, de Jean-Jacques envers lui.

23. — L’Exposé succinct publié par M. Hume contre J.-J. Rousseau n’a pas le suffrage général. On reproche à M. Hume de n’avoir pas conservé le noble dédain qu’il avait témoigné d’abord, et qu’une âme plus philosophique eût montré jusqu’au bout. On y lit des reproches sur des objets de reconnaissance qu’il eût été plus honnête de taire. M. d’Alembert y figure par une lettre[10] de sa façon, qui lui fait honneur. Rousseau l’inculpait dans cette querelle comme un des coopérateurs de la Lettre du roi de Prusse. Il se justifie, ou plutôt il s’explique avec tout le flegme du vrai philosophe. La lettre de M. Walpole est ce qu’il y a de plus remarquable pour la fierté, et peut-être l’insolence avec laquelle il traite Rousseau.

25. — Le fameux Père La Tour, ci-devant soi-disant Jésuite, qui a été long-temps principal du collège de Louis-le-Grand, est mort à Besançon, il y a quelque temps. Ce n’était pas un littérateur, mais un des intrigans de la Société, et il y avait une grande prépondérance. Ayant eu l’honneur d’avoir été préfet du prince de Conti, auprès duquel il avait beaucoup de crédit. Son Altesse l’avait d’abord retiré au Temple.

27. — Les plus secrets mystères des hauts grades de la Maçonnerie dévoilés, ou le vrai Rose-Croix, traduit de l’anglais, suivi du Noachite, traduit de l’allemand[11]. Les hauts grades de la maçonnerie, suivant ce livre, sont au nombre de six, et le dernier est celui de chevalier de l’Epée ou de Rose-Croix. La formule de réception est toute militaire : c’est, dit-on, en mémoire de la manière dont les Juifs rebâtirent leur temple et les murs de leur ville, sous la conduite de Zorobabel. Le Noachite ou Chevalier prussien est un grade particulier, ou plutôt un ordre a part, qui regarde le roi de Prusse comme son protecteur. Cet ordre-ci prétend rebâtir la Tour de Babel : il date de 4658 ans. On en trouve dans cet ouvrage toute la filiation ; il y est même question de monumens qui l’attestent.

28. — Pièces fugitives de M. François, de Neufchâteau en Lorraine, âgé de quatorze ans[12]. Ce jeune auteur a débuté à treize ans, et depuis a été reçu de quatre Académies. Il règne une facilité étonnante, des graces et de l’harmonie dans presque toutes les pièces de M. François. Ses ouvrages sont quelque fois vides de pensées, et son goût n’est pas encore sûr.

29. — L’Académie de Dijon, dans les annonces qu’elle avait faites du prix de 1767 sur les antiseptiques, en avait fixé la valeur à la somme de trois cents livres ; mais M. le marquis Du Terrail, maréchal des camps et armées du roi, académicien honoraire non résidant, ayant fait, conjointement avec sa femme, une donation à l’Académie de Dijon, de la somme de dix mille livres, pour fonder à perpétuité un prix de la valeur de quatre cents livres, par acte du 9 avril 1766, l’Académie de Dijon annonce en conséquence au public que son prix de 1767 et tous ceux qu’elle donnera dans la suite seront une médaille d’or de la valeur de quatre cents livres.

  1. Le 25 septembre, suivant le Mercure de France et l’Almanach des Spectacles de Paris. — R.
  2. La Biographie universelle, donne la date du 18 septembre 1766 comme celle de sa mort. — R.
  3. Paris, Ve Duchesne, 1766, in 8°. Ce divertissement a eu deux éditions.
  4. Paris, De Bure, 1766, in-8o. — R.
  5. Extrait de quelques pièces prèsentées à l’Académie Française pour concourir au prix de poésie de l’annee 1766. Paris, Regnard, 1766, in-8o. — R.
  6. Cette épître est probablement du même auteur que celle à un jeune homme qui veut embrasser la profession des lettres, dont il sera parlé plus bas. Elles ont été imprimées ensemble. Dijon, Lagarde, 1766, in-8o. R.
  7. De Mercier. — R.
  8. V. 25 août 1766. — R.
  9. Traduit de l’anglais par Suard, avec une préface du traducteur. Londres (Paris), 1766, in-12. — R.
  10. Cette lettre manque aux Œuvres de d’Alembert. — R.
  11. Jérusalem (Paris), 1766, in-8o. — R.
  12. Neufchâteau, Monnoyer, 1766, in-8o de 96 pages. — R.