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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Août

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 166-176).
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Août 1767

Ier Aout. — Il a paru, il y a quelque temps, une petite brochure contenant une lettre de M. Tronchin à M. le contrôleur-général, des réflexions sur cette lettre, la déclaration de M. Tronchin lors de l’ouverture du corps de madame la dauphine, enfin de nouvelles réflexions sur tout cela. Cet ouvrage, où l’on relevait les erreurs, les bévues et même l’ignorance de cet Esculape genevois, l’a affecté vivement. Il a obtenu de l’autorité les recherches les plus sévères, et le pamphlet est devenu fort rare. Il est attribué à M. de Vernage.

Les Écosseuses de la halle, ambigu poissard, en un acte, en vers libres, mêlé de vaudevilles et de danses, par M. Taconet, a été représenté pour la première fois sur le Grand Théâtre des Boulevards le 25 juin 1767.

Ce Taconet paraît avoir hérité du talent de Vadé pour bien saisir les caractères, les caricatures, les propos des femmes de la halle. Les écosseuses de la halle sont ici rendues d’après nature ; avec une vérité dont quelques personnes s’amuseront par fantaisie. Le théâtre représente d’abord la boutique d’un marchand d’eau-de-vie, ensuite le Carreau de la Halle. Il y a dans le cabaret beaucoup de gaieté et de chansons, et sur le Carreau de la Halle de la mauvaise humeur, des injures et des batteries ; enfin le tout se termine par des chants et des danses.

2. — M. de Voltaire, qui passe facilement d’un genre à l’autre, après avoir houspillé cette tourbe de petits auteurs qui se sont attiré son animadversion, donne des leçons aux rois et plaide la cause de l’humanité, dans une production nouvelle, intitulée Fragmens des instructions pour le prince royal de… (Prusse) ; Berlin, 1767. L’ouvrage contient sept paragraphes. À la suite sont deux petits morceaux sur le divorce et sur la liberté de conscience. Cette brochure, comme tout ce qu’a fait depuis quelque temps cet auteur, est un mélange de la morale la plus exquise avec les assertions les plus hardies et les plus dangereuses, et toujours un vernis de plaisanterie sur les choses les plus graves, des sarcasmes au lieu de logique : c’est Arlequin qui jette bientôt le manteau philosophique et se montre à découvert.

3. — La fête que M. le chevalier d’Arcq a donnée aujourd’hui à madame la comtesse de Langeac, était destinée pour le jour de la Magdeleine, patrone de cette dame ; mais certains préparatifs ayant manqué, et les affaires de M. le comte de Saint-Florentin ne lui ayant pas permis de se rendre à Paris plus tôt, elle n’a eu lieu que ce soir. Cette fête a commencé par une loterie, une lanterne magique, des jeux de gobelets, et par tous les petits amusemens qui peuvent précéder un grand et magnifique souper. Ensuite le spectacle s’est ouvert. Il y a d’abord eu un prologue de la composition de M. le chevalier d’Arcq, exécuté par les enfans de madame la comtesse. On se doute bien qu’il y avait beaucoup d’esprit et des choses très-flatteuses pour la mère et le ministre. On a ensuite exécuté l’acte de Vertumne et Pomone, qui doit faire partie des Fragmens que les nouveaux directeurs se proposent de donner à l’Opéra. Les principaux acteurs étaient Le Gros et mademoiselle Rosalie. La grossesse de madame Beaumesnil ne lui a pas permis de se charger du rôle.

L’opéra comique qui a succédé était intitulé le Bouquet, pièce toute nouvelle, mêlée d’ariettes, dont Audinot est le prête-nom, mais de plusieurs auteurs en société. La musique, très-agréable, est aussi un mélange de différens compositeurs. Audinot y a joué, ainsi que Clairval, mademoiselle Mandeville ; et mademoiselle Dubrieulle, quoique de l’Opéra, n’a point cru dégrader la noblesse de son état en se mêlant avec des acteurs d’un spectacle du second ordre. Ce qui a enchanté et ravi dans ce drame, est la fille d’Audinot, âgée de six ans. Elle a déclamé, elle a chanté, touché du clavecin, dansé un menuet et des entrées, et a reçu des applaudissemens dans tous ces genres. C’est un prodige de la nature, encore plus que de l’art.

M. Poinsinet a donné un plat de sa façon, auquel on ne s’attendait pas : c’est une parade la plus parfaite, c’est-à-dire la plus obscène et la plus ordurière ; elle a pour titre l’Ogre. C’est, en effet, un ogre qui, pour se ragoûter, demande à son confident de la chair fraîche. Il lui faut une fille de quinze ans. Bellecour faisait l’ogre, Auger le confident, et madame Bellecour était la chair fraîche ; on peut juger du reste. Pour purifier ces scènes dégoûtantes, il n’a fallu rien moins que tout le feu du ciel, concentré dans un feu d’artifice très-chaud, très-rapide, terminé par une illumination charmante, qu’a remplacée le jour, auquel tout le monde s’est retiré.

5. — La censure[1] de la Faculté de théologie au sujet de Bélisaire est enfin imprimée telle quelle. Elle est en latin et en français ; mais les sages maîtres ne veulent pas la faire paraître, que M. l’archevêque de Paris n’ait mis en lumière son mandement sur le même sujet, qu’on annonce pour le 10 de ce mois. C’est une déférence d’usage. On ne sait encore ce qui en résultera pour M. Marmontel, plus récalcitrant qu’on ne l’avait cru d’abord. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’Académie Française ne peut garder dans son sein un membre inculpé d’hérésie, sans la rétractation la plus formelle de la part du condamné.

11. — Il a débuté aux Italiens, le 21 janvier dernier, une demoiselle Danguy, fille du joueur de vielle et sœur de madame Content, femme du premier architecte de M. le duc d’Orléans. On applaudit beaucoup alors aux grâces naturelles de sa personne, à l’intelligence de son jeu et au goût avec lequel elle conduisait une voix peu forte, mais agréable et légère. Des raisons de fortune l’ont obligée à prendre le parti du théâtre : abandonnée d’un mari qu’elle avait, et manquant des ressources qu’elle était en droit d’attendre de sa sœur, elle a fait valoir les talens dont elle était douée. Sa famille a trouvé cela très-mauvais ; madame Content a interposé, pour lors, l’autorité de M. le comte de Saint-Florentin, qui voulut bien s’en mêler. La jeune personne offrit de renoncer au théâtre si sa sœur voulait lui faire douze cents livres de pension. Celle-ci n’ayant pas acquiescé aux conditions, le ministre s’est désisté, et la jeune personne a suivi sa destinée. Depuis ce temps madame Content n’a cessé de mettre en œuvre tous les moyens possibles de susciter des dégoûts et des tracasseries à sa sœur. Enfin, mademoiselle Danguy, excédée, a pris le parti d’écrire à sa sœur la lettre suivante, qui couvre celle-ci de ridicule.

Paris, le 25 juillet 1767,

« Cessez, ma chère sœur, vos poursuites auprès de mes supérieurs pour m’arracher au théâtre. Je n’ai embrassé cet état qu’avec réflexion, et sur votre refus persévérant de me fournir les secours dont j’avais besoin pour en prendre un autre. Si vous vous étiez souvenue alors que vous étiez ma sœur, vous ne rougiriez pas de l’être aujourd’hui ; si votre amour-propre souffre, c’est à la dureté de votre cœur qu’il faut vous en prendre. Je suis pourtant encore assez bonne pour venir à votre secours et consoler votre orgueil humilié. Sachez qu’il n’y a pas une si grande différence de vous à moi. Nous sommes toutes deux filles d’un homme à talent ; vous avez enfoui les vôtres, je fais valoir les miens. Vous vous reposez sur ceux de votre mari ; vous ignorez que c’est un architecte médiocre, qui gagnera plus d’argent que de réputation ; moi je crée la mienne et cherche à perpétuer un nom connu dans la musique.

« Le public a daigné applaudir à mes premiers essais ; il me soutient, il n’encourage ; et peut-être mériterai-je un jour les éloges qu’il m’accorde aujourd’hui par indulgence. Vous ne serez jamais qu’une bourgeoise bien cossue, bien étoffée, bien ennuyée dans le cercle étroit de vos coteries obscures : une actrice célèbre roule dans une sphère brillante, qui s’étend à mesure que ses talens se développent. Mon nom sera imprimé dans les nouvelles publiques, dans les gazettes, dans le Mercure ; le vôtre ne le sera pour la première et dernière fois que dans votre billet d’enterrement. Et ne me parlez pas de mœurs ; vous autres honnêtes femmes, faites souvent sonner bien haut un état qui les suppose, pour en pouvoir manquer plus à votre aise ; vous nous les décidez dépravées, au contraire, afin d’autoriser une différence plus extérieure que réelle. Au reste, mademoiselle Doligny, à la Comédie Française, nous venge bien : trouvez, si vous pouvez, dans toute votre bourgeoisie, une vertu plus éprouvée, plus nette, plus reconnue. Reste ce malheureux préjugé d’infamie ; qui dit préjugé a déjà répondu. Bien plus, il est détruit chez les grands et chez les philosophes. Il est encore enraciné dans le peuple ; peu nous importe, nous ne frayons point avec lui. En un mot, trouvons-nous toutes deux à Villers-Cotterets ou au Palais-Royal, vous reconnaîtrez la différence qu’un prince fait de la femme de son architecte à une actrice dont les talens ont le bonheur de lui plaire et de l’amuser. Je vous laisse sur ce paralèlle, et me retranche derrière le mur de séparation que vous avez prétendu élever entre nous. Adieu, ma chère sœur ; n’ayons plus rien de commun, puisque vous le voulez ; mais, malgré vos mauvais procédés, vous ne sortirez point de mon cœur, et c’est peut-être le premier moment où je m’aperçoive qu’il est trop tendre. Adieu. »

16. — Mademoiselle Allard s’est attiré, depuis peu, les hommages d’un seigneur allemand fort riche. La lubricité de la dame a fait tourner la tête à cet amoureux, au point qu’il a offert, par écrit, à l’actrice de l’épouser. Sur son refus réitéré, il a écrit une lettre dernière, où il lui témoigne ses regrets et sa honte ; il lui déclare qu’il ne voit d’autre parti à prendre que de se brûler la cervelle, mais qu’il ira la lui brûler avant. La demoiselle effrayée est allée chez M. le lieutenant de police, qui l’a rassurée, et lui a dit qu’il veillerait sur elle.

17. — Épître à M. de Bussy sur le gain de son procès contre la Compagnie des Indes.

 
Quand Pompée au joug des Romains
Eut soumis les rois de l’Asie,
Et rapporte dans sa patrie
Les lauriers cueillis de ses mains,
Il entendit la sombre Envie
Jeter ses horribles clameurs
Contre la gloire de sa vie,
Contre ses talens et ses mœurs.
Elle appela la Calomnie
Du fond de ses antres obscurs,
Et contre lui sa bouche impie
Exhala ses poisons impurs.
Il se vit en proie aux outrages
Des cœurs mercenaires et vains :
Un tas d’avides publicains
Vint insulter à ses images.
On les vit, au mépris des lois,
En s’arrogeant des droits injustes,
De la main du vengeur des rois
Arracher les palmes augustes
Dont Rome honorait ses exploits.
Aux cris du peuple et de l’armée
L’orateur romain s’éleva[2] :
En voyant la gloire opprimée
Sa grande âme se souleva.
Dans son héros, aux yeux de Rome,
Ce ferme et généreux soutien
Montra les talens du grand homme

les vertus du citoyen ;
Des foudres de son éloquence
il terrassa les envieux,
Et le jour doux de l’innocence
Éclaira bientôt tous les yeux.
Ce sénat qui du Capitole
Fit précipiter Manlius[3],
Qui fait encore son idole
De la justice et des vertus,
Marqua la gloire de Pompée
Du décret le plus solennel ;
Et la haine d’un coup mortel
Par Thémis même fut frappée.
Pour le plus grand de ses guerriers
Rome rougit enfin d’être ingrate,
Et le vainqueur de Mithridate
Se reposa sous ses lauriers

19. — il paraît dans le public un nouveau Mémoire pour M. Charette de La Gacherie, conseiller au parlement de Bretagne. Il tend à justifier sa conduite depuis dix ans, et remet sous les yeux du lecteur toute l’affaire du Bretagne. Il est écrit avec force et simplicité.

M. Charette de La Colinière a répandu aussi le sien, adresse, ainsi que le premier, au roi, le 30 mai dernier, par la voie de M. le comte de Saint-Florentin, Il y expose les motifs de ses disgrâces, y fait les mêmes réclamations que M. de La Gacherie, et rend compte des motifs qui le portèrent, en 1765, à composer une Lettre à une personne de distinction sur l’ancienneté et l’immuabilité des droit que les États et le Parlement ont réclamés, sur les motifs qui ont déterminé l’abdication des magistrats, sur les moyens les plus solides pour parvenir à une réconciliation et rétablir la paix dans la province[4]. Cet écrit, dont il fut alors question, et qui ne parut point dans le public, avait été saisi chez l’imprimeur avant d’être achevé. Il y a apparence que lors de l’enlèvement de M. de La Colinière, le 11 novembre 1765, on trouva, sous les scellés de ses papiers, les minutes informes de ce qui devait le composer. L’auteur prétend que cet ouvrage n’offre rien qui ne se concilie avec le devoir d’un sujet, et que le zèle pour sa patrie ne peut être un crime.

29. — Paris, histoire véridique[5], est une brochure posthume de M. Chevrier. Elle paraît avoir été composée dans la chaleur des différends entre le Parlement et l’archevêque de Paris. L’un et l’autre y sont également maltraités, ainsi que les ministres et madame de Pompadour. Toute l’histoire de Damiens y est rapportée. M. de La Pouplinière revient aussi sur la scène : en un mot, c’est une rapsodie très-digne de servir de pendant au Colporteur : elle est aussi méchante et moins gaie, plus politique que galante. Le style n’en est pas meilleur, et cet ouvrage, comme beaucoup d’autres, ne tire son mérite que de ses ténèbres et de la rareté.

25. — L’Académie Française a tenu aujourd’hui sa séance publique. Beaucoup de curieux, attirés par l’envie de voir M. Marmontel, ont été frustrés de leur espoir. Cet Académicien n’a pas cru devoir se trouver à une fête littéraire et se proposer à notre admiration, étant encore sous les censures ecclésiastiques. Il voyage. M. d’Alembert a lu l’Éloge de Charles V, roi de France, par M. de La Harpe. Cet ouvrage n’a pas eu les applaudissemens que reçoivent d’ordinaire les ouvrages couronnés. On y a remarqué peu de faits et beaucoup de digressions longues, qui font de ce discours plutôt une amplification de rhétorique, qu’un précis rapide et serré de la vie de ce monarque, qui tient une place distinguée dans notre histoire. D’ailleurs l’orateur a pris ce ton magistral et chagrin, mis à la mode par M. Thomas, cette censure amère, qui semble transformer l’homme de lettres en un pédant, toujours armé de la férule pour frapper les grands et les rois. Le style est obscur, verbeux, entortillé, plein d’antithèses puériles et qui même ont quelquefois fait rire l’assemblée. Chaque alinéa se termine par une chute épigrammatique. Le lecteur avait soin de la marquer en enflant la voix et se taisant ensuite un moment ; mais rarement l’auditoire a répondu à cet appel par des battemens de mains unanimes. Il y a deux autres discours qui ont approché de celui de M. de La Harpe : ils sont imprimés. M. le directeur a dit ne pas connaître les auteurs.

M. Watelet a rempli la séance par la lecture de deux morceaux de sa traduction du Tasse : l’un, tiré du chant IV, est le conseil des démons contre Godefroy ; l’autre est le seizième chant, c’est-à-dire la description du palais d’Armide, et de ses amours avec Renaud. Le premier tableau exige une touche mâle et ardente, un coloris sombre, fier et terrible. Il faudrait le pinceau même des Grâces pour rendre la délicatesse, la volupté du second. Le crayon du traducteur, sec et sans force, est trop au-dessous de son original. M. Watelet tourne bien un vers ; il est correct, harmonieux même ; mais il n’a ni l’enthousiasme du poète, ni ce velouté qui rend le Tasse si délicieux dans les peintures d’agrément.

28. — Le Panégyrique de Saint-Louis, prononcé le 25 de ce mois dans la chapelle du Louvre par M. l’abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, fait grand bruit. On lui reproche d’avoir converti en cérémonie absolument profane cet éloge, consacré spécialement au triomphe de la religion. Il en a supprimé jusqu’au signe de croix. Point de texte, aucune citation de l’Écriture, pas un mot du bon Dieu, ni de ses Saints. Il n’a envisagé Louis IX que du côté des vertus politiques, guerrières et morales. Il a frondé les croisades, il en a fait voir l’absurdité, la cruauté, l’injustice même. Il a heurté de front et sans aucun ménagement la cour de Rome ; en un mot, tous les dévots sont alarmés, ils traitent d’athée cet ecclésiastique, et l’on craint qu’on n’arrête l’impression du Panégyrique.

29. — Il paraît une Lettre sur les Panégyriques, que l’on attribue à M. de Voltaire ; et, en effet, elle semble être de lui, à en juger par le style et son art de présenter les choses les moins intéressantes d’une façon piquante. Elle est courte et n’a que quinze pages. L’auteur, comme il lui arrive souvent, tombe dans le défaut qu’il veut corriger, et a tant mérité le reproche qu’il fait aux autres, qu’il a mauvaise grâce de le relever. Au reste, cet écrit est si peu de chose, qu’on n’en parlerait pas s’il ne sortait de la plume de cet homme célèbre.

  1. Determinatio sacræ Facultatis Parisiensis in libellum cui titulus Bélisaires. Paris, veuve Simon, in-4o, in-8o et in-12. L’in-12 ne contient que le français. — R.
  2. L’avocat Gerbier.
  3. M. de Lally.
  4. V. 4 septembre 1565. — R.
  5. La Haye, 1767, in-12. — R.