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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Juillet

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 156-166).
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Juillet 1767

Ier Juillet. — J.-J. Rousseau n’a passé que huit jours à Amiens, où, comme on l’a dit, il a été fort couru et fort célébré. M. le prince de Conti l’a envoyé chercher à mi-chemin d’Amiens à Paris, et l’on présume qu’il est à présent à l’île-Adam. Il déclare avoir renoncé à écrire, et paraît ne s’occuper aujourd’hui que de botanique.

3. — M. Baculard d’Arnaud, grand romancier, après avoir long-temps raconté les aventures de divers héros de galanterie, vient de terminer les siennes, ou plutôt de consommer son propre roman par son mariage avec mademoiselle Chouchou, marchande de modes.

4. — Sellius, ce savant en us, connu par de très-grands ouvrages et par sa vaste érudition, mais surtout par le premier projet de l’Encyclopédie, qu’il apporta en France, en 1743, vient de mourir[1] à Charenton, misérable et fou.

5. — Vers[2] à madame de Richelieu, abbesse de l’Abbaye-aux-Bois,

Présentés par mademoiselle de Montmorency, âgée de neuf ans.

Qu’onJ’entends dire de tous côtés
Qu’on n’a point de raison quand on est à mon âge ;
Cependant je connais le prix de vos bontés,
J’admire vos vertus, on ne peut davantage.
Je vois de votre cœur les grandes qualités :
Qu’onQuant à votre esprit, je l’avoue,
Qu’onJ’y crois comme je crois en Dieu,
Qu’onParce que chacun vous en loue,
Qu’onEt que vous êtes Richelieu.

6. — M. Linguet, avocat connu par divers ouvrages de littérature et par une plume énergique, vient de donner la Théorie des lois civiles, en deux volumes in-12. On sent qu’il est dangereux de courir une pareille carrière après M. de Montesquieu. Aussi l’auteur, pour s’en écarter, a-t-il été obligé de se jeter dans des systèmes aussi singuliers qu’absurdes. Mais que ne soutient-on pas dans ce siècle audacieux ? M. Linguet ose avancer que le despotisme est le gouvernement le plus favorable et le plus naturel. La plume tombe des mains en écrivant cette assertion exécrable.

7. — Un chirurgien de Spalding, dans le comté de Lincoln, ayant écrit en latin une lettre à M. Rousseau, dans laquelle il lui marque qu’il serait charmé de converser avec lui à l’occasion d’une de ses dernières productions, qui, quoique condamnée par beaucoup de gens, a plu infiniment à lui, chirurgien, le Genevois lui a fait la réponse suivante.

À Spalding, le 13 mai 1767[3].

« Vous me parlez, Monsieur, dans une langue littéraire de sujets de littérature comme à un homme de lettres ; vous m’accablez d’éloges si pompeux, qu’ils sont ironiques, et vous croyez m’enivrer d’un pareil encens. Vous vous trompez, Monsieur, sur tous ces points. Je ne suis point homme de lettres ; je le fus pour mon malheur. Depuis long-temps j’ai cessé de l’être. Rien de ce qui se rapporte à ce métier ne me convient plus. Les grands éloges ne m’ont jamais flatté. Aujourd’hui surtout que j’ai plus besoin de consolation que d’encens, je les trouve bien déplacés. C’est comme si, quand vous allez voir un pauvre malade, au lieu de le panser, vous lui faisiez des compliments. J’ai livré mes écrits à la censure publique, elle les traite aussi sévèrement que ma personne. À la bonne heure ! je ne prétends point avoir eu raison. Je sais seulement que mes intentions étaient assez droites, assez pures, assez salutaires, pour devoir m’obtenir quelque indulgence. Mes erreurs peuvent être grandes : mes sentimens auraient dû les racheter. Je crois qu’il y a beaucoup de choses sur lesquelles on n’a pas voulu m’entendre. Telle est, par exemple, l’origine du droit naturel sur laquelle vous me prêtez des sentimens qui n’ont jamais été les miens. C’est ainsi qu’on aggrave mes fautes réelles de toutes celles qu’on juge à propos de m attribuer. Je me tais devant les hommes, et je remets ma cause entre les mains de Dieu, qui voit mon cœur. Je ne répondrai donc, Monsieur, ni aux reproches que vous me faites au nom d’autrui, ni aux louanges que vous me donnez de vous-même. Les uns ne sont pas plus mérités que les autres. Je ne vous rendrai rien de pareil, tant parce que je ne vous connais pas, que parce que j’aime à être simple et vrai en toutes choses. Vous vous dites chirurgien : si vous m’eussiez parlé de botanique et des plantes que produit votre contrée, vous m’auriez fait plaisir, et j’en aurais pu causer avec vous ; mais pour de mes livres, et de toute autre espèce de livres, vous m’en parleriez inutilement, parce que je ne prends plus d’intérêt à tout cela. Je ne vous réponds point en latin par la raison ci-devant énoncée. Il ne me reste de cette langue qu’autant qu’il en faut pour entendre les phrases de Linnæus. Recevez, Monsieur, mes très-humbles salutations. »

9. — J. -J. Rousseau n’a fait que passer à l’Ile-Adam ; il est allé ensuite quelques jours à Fleury chez M. de Mirabeau, l’auteur de l’Ami des hommes, où il est resté avec beaucoup de mystère : il est actuellement en Auvergne[4], dans le château d’un homme de qualité, qui a bien voulu l’y accueillir et y ensevelir le délire et la misère de ce philosophe humilié.

11. — On annonce la Défense de mon oncle, nouvelle brochure de M. de Voltaire. Il y fait parler le neveu de l’abbé Bazin. On sait que la Philosophie de l’histoire a été publiée sous le nom de ce dernier, personnage chimérique qui n’a jamais existé, et c’est ce livre qu’on veut défendre. On dit le mémoire très-plaisant. Mais, malgré les prétentions de M. de Voltaire à rire et à faire rire, les gens sensés ne voient plus en lui qu’un malade attaqué d’une affection mélancolique[5], d’une manie triste qui le rappelle toujours aux mêmes idées, suivant la définition qu’on donne en médecine de cet état vaporeux : delirium circa unum et idem objectum.

12. — Lettre écrite de Saint-Pétersbourg, par M. le comte Orloff, à M. J.-J. Rousseau.

« Vous ne serez point étonné que je vous écrive, car vous savez que les hommes sont enclins aux singularités, Vous avez les vôtres, j’ai les miennes ; cela est dans l’ordre. Le motif de cette lettre ne l’est pas moins. Je vous vois depuis long-temps passer d’un endroit à un autre : j’en sais les raisons par la voix publique, et peut-être les sais-je mal, parce qu’elles peuvent être fausses. Je vous écris en Angleterre chez M. le duc de Richmond, et je suppose que vous y êtes bien. Cependant il m’a pris fantaisie de vous dire que j’ai une terre éloignée de soixante werstes de Saint-Pétersbourg, ce qui fait près de dix lieues d’Allemagne. L’air y est sain, l’eau admirable, les coteaux, qui entourent différens lacs, forment des promenades agréables, très-propres à rêver. Les habitans n’entendent ni l’anglais, ni le français, encore moins le grec et le latin. Le curé ne sait ni disputer ni prêcher. Ses ouailles, en faisant le signe de la croix, croient bonnement que tout est dit. Eh bien ! Monsieur, si jamais ce lieu-là est de votre goût, vous pouvez y venir demeurer ; vous y aurez le nécessaire ; si vous le voulez, sinon vous vivrez de la chasse et de la pêche. Si vous voulez avoir à qui parler pour vous désennuyer, vous le pouvez ; mais en tout et surtout vous ne serez gêné en rien, ni n’aurez aucune obligation à personne. De plus, toute publicité sur ce séjour, si vous le souhaitez, pourrait être encore évitée, et dans ce dernier cas vous feriez bien, selon moi, si vous pouvez supporter la mer, de faire le trajet par eau ; aussi les curieux vous importuneront-ils moins sur ce chemin que sur la route de terre. Voilà, Monsieur, ce que je me suis cru en droit de vous mander, d’après la reconnaissance que je vous ai des instructions que j’ai puisées dans vos livres, quoiqu’ils ne fussent pas écrits pour moi. Je suis, etc.[6] »

14. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation du Turban enchanté, pièce italienne en deux actes, avec spectacle et divertissement. Elle est du sieur Colalto, pantalon ; elle a eu le plus grand succès. Carlin y a reparu avec des applaudissemens infinis.

À sa reprise, cet acteur a fait un compliment de remerciement au public, où il lui dit, entre autres choses, qu’il y a vingt ans qu’on a de l’indulgence et des bontés pour lui, qu’il veut recommencer un nouveau bail, et qu’il compte sur les mêmes faveurs. Cet épisode n’a pas essuyé les mêmes critiques que celui du sieur Molé[7]. On permet à un arlequin des familiarités que n’admet point la majesté de la scène française.

15. — Les Italiens, toujours féconds en nouveautés, ont remis aujourd’hui un ancien opéra comique de Vadé, intitulé Nicaise. On l’a enrichi d’ariettes avec une musique toute fraîche du sieur Bambini, M. Framery a retouché les vieilles paroles, et composé les nouvelles. Cet ouvrage, mélange de la simplicité du vaudeville avec les broderies savantes de la musique moderne, n’a point répugné aux oreilles des spectateurs, et l’on court avidement à ce monstre harmonique.

16. — Quoique l’aridité de notre barreau ne prête plus aux grands mouvemens de l’éloquence ancienne, il se trouve pourtant encore quelques occasions où nos avocats peuvent déployer les ressorts les plus brillans de l’art oratoire. Me Gerbier en a donné un exemple ce matin. Il faut savoir qu’un nommé Des Vaux, convaincu de friponnerie à l’égard de madame de La Bourdonnais, a été soustrait au supplice par égard pour sa famille. Ce malheureux a une femme honnête, qui n’avait point trempé dans ses coquineries. Séparée de biens de son criminel époux, elle a été dans le cas de soutenir un procès très-bien fondé contre le comte de Brancas. Son avocat adverse a eu la barbarie de rappeler à l’audience le crime de son mari, absolument étranger à la cause. Il croyait par-là indisposer les juges contre elle : mais Me Gerbier, qui avait eu le courage de prendre sa défense, a tellement rétorqué cet argument, il a mis un tel pathétique dans sa réplique, qu’il a fait fondre en larmes les auditeurs, les juges et même son adversaire ; alors saisissant ce moment victorieux, il a tiré ses plus puissans moyens de ce spectacle attendrissant, et a gagné sa cause tout d’une voix.

17. — On continue à s’entretenir de M. J.-J. Rousseau ; on assure qu’il jouit d’un bien-être très-honnête. Il paraît constant qu’outre dix-huit cents livres de rentes qu’il a, il reçoit, malgré toutes ses réclamations, la pension du roi d’Angleterre, qui est de deux mille livres.

19. — Les Jeux de Simon de Montfort, ou les Forfaits du parlement de Toulouse. Tel est le titre d’un nouveau pamphlet de M. de Voltaire[8], où il attaque et combat le fanatisme et l’intolérance des magistrats en question. On sent combien ce livre doit être défendu, et avec quelle précaution on empêche, autant qu’on peut, qu’il ne se multiplie. Simon de Montfort fut le grand destructeur des Albigeois, sorte d’hérétiques contre lesquels on fit alors une croisade.

23. — L’Esprit du Clergé, ou le Christianisme primitif, vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l’anglais[9]. Quoique ce livre attaque spécialement le clergé d’Angleterre, comme son esprit est le même partout, on peut y trouver bien des reproches communs à celui des autres États. Il paraît fait solidement, mais le style n’a ni chaleur, ni énergie. En général, l’ouvrage est diffus, minutieux, et ne peut avoir une grande vogue, malgré tout le mal qu’il dit des prêtres.

24. — La Défense de mon oncle est une brochure de plus de cent pages in-8°. C’est une plaisanterie particulièrement dirigée contre un M. Larcher, auteur obscur d’un prétendu Supplément à la Philosophie de L’histoire, qui n’en est que la critique. M. de Voltaire, dont l’amour-propre s’irrite facilement, accommode de toutes pièces ce piteux adversaire. Il enveloppe aussi dans cette facétie Fréron et autres personnages, plastrons ordinaires de ses railleries. On ne peut refuser à cet écrit beaucoup de gaieté et même le feu de la jeunesse.

25. — Le despotisme est le système à la mode. Il paraît un gros livre in-4°, avec permission, intitulé l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, où l’on établit la même maxime que l’auteur de la Théorie des lois civiles. Quelque adoucissement que celui-ci y apporte, sous quelque couleur qu’il présente cet abominable gouvernement, il ne peut que révolter tout ami de l’humanité. Cet ouvrage est écrit sans grâces, avec sécheresse, et ne porte nul intérêt ; mais il est savant et profond, très-métaphysique, c’est-à-dire très-obscur. L’auteur est M. Mercier de La Rivière, ci-devant conseiller au parlement et intendant de la Martinique. L’impératrice de Russie l’a invité de se rendre auprès d’elle, et l’aider à travailler à son code.

26. — L’existence d’un certain livre, sur laquelle les bibliographes et les curieux n’étaient pas d’accord, est enfin constatée par divers exemplaires qui ont échappé à la vigilance du magistrat et des personnes intéressées à le proscrire et à en arrêter toute distribution. Il est intitulé les Sabbatines et les Florentines. Il a cent cinquante pages environ, est écrit avec autant de force que de noblesse, en forme de mémoire ou de roman ; il paraît n’embrasser d’abord que des intrigues amoureuses ; mais est entrelardé d’anecdotes politiques, relatives aux deux personnages[10], auxquels on ne fait pas jouer de beaux rôles :

Ces jours derniers la police a fait une descente chez un M. Samarie, homme de lettres qui a été attaché cinq ans au héros de cette brochure. On a inventorié tous ses papiers : on le soupçonnait d’avoir eu part à ce pamphlet très-diffamatoire, ou d’avoir au moins fourni des notes. On n’a rien trouvé qui l’inculpe, et on s’est retiré sans lui déclarer le motif de cette inquisition, qu’il présume seulement, ne voyant rien autre chose qui ait pu donner lieu à quelque accusation contre lui.

27. — Les Honnétetés littéraires sont au nombre de vingt-six, formant une brochure d’environ deux cents pages. M. de Voltaire, pour n’avoir pas l’air trop égoïste, commence d’abord par venger quelques auteurs illustres de leurs ennemis. Il revient bientôt aux siens, entre autres à un certain Nonotte, ex-Jésuite, qui a composé un livre intitulé Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques et dogmatiques, et l’on est fiché de voir ce grand homme employer trente pages à dire des injures à ce malheureux scribler. Il donne lui-même le modèle des grossièretés qu’il reproche aux autres. Les mots de gueux, de gredin, de canaille, etc., se reproduisent trop souvent. C’est un champion qui d’abord entre en lice en riant, s’échauffe ensuite, éprouve enfin les mêmes fureurs convulsives que son adversaire. La prose est de temps en temps épicée de vers encore plus piquans. On y lit entre autres choses une satire[11] intitulée Maître Guignard, qui n’est sûrement pas une honnéteté littéraire.

30. — Il paraît une Passion de Jésus-Christ, en quatre dialogues et en vers. C’est vraisemblablement la même que nous avions annoncée[12] sur le titre seul. Quoi qu’il en soit, les vers de celle-ci sont très-bien faits ; on y remarque une sorte d’art, et l’on ne peut croire que ce soit une capucinade ou l’ouvrage d’un écolier. D’un autre côté, la noblesse, la décence qui règnent dans le poëme ne doivent pas faire suspecter l’auteur d’avoir voulu jeter du ridicule sur un mystère respectable, fût-ce, comme on le prétend, M. de Voltaire[13]. Imaginons plutôt que, voulant tenter tous les genres de travaux, il se sera imposé cette tâche difficile. Ainsi Corneille, dans sa vieillesse, mit en vers l’Imitation, ainsi Newton commenta l’Apocalypse.

  1. Le 25 juin 1767. — R.
  2. Par Leclerc de Montmerci. — R.
  3. Il y a certainement une erreur dans l’indication du mois ; ce doit être avril au lieu de mai. Le 13 mai, il était en route pour revenir en France. — Musset-Pathay.
  4. À Trye-le-Château, propriété du prince de Conti. — R.
  5. Et cependant à L’article du 24 juillet, il sera dit, à propos du même écrit, qu’on ne peut lui refuser Beaucoup de gaieté. Nous avons déjà signalé de semblables contradictions, V. tome Ier, p. 82, note 3. — R.
  6. Voyez, dans les Œuvres de Rousseau, sa réponse datée de Halton, le 23 février 1766. — R.
  7. V. 10 février 1567 : — R.
  8. Cet ouvrage n’est pas de Voltaire. — R.
  9. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1767,2 vol. in-8°, — Ce livre a été traduit et corrigé par le baron d’Holbach, ensuite par mon frère, qui l’a athéisé le plus possible. (Note manuscrite communiquée par Naigeon le jeune à l’auteur du Dictionnaire des Anonymes). — R.
  10. La comtesse de Langeac, ci devant madame Sabbatin, et le comte de Saint-Florentin, qui passait pour être son amant. — R.
  11. Elle est dirigée contre le ministre Vernet, théologien genevois. — R.
  12. V. 14 avril 1967. — R.
  13. Cet ouvrage n’est point de Voltaire, — R.