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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Septembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 176-186).
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Septembre 1767

3. Septembre. — La censure de la Sorbonne contre le Bélisaire est arrêtée par le gouvernement, au sujet de certaines assertions qu’il ne veut pas passer. Les sages maîtres, après avoir établi l’intolérance religieuse comme un principe du christianisme, prétendent que l’intolérance civile en doit découler naturellement, par l’intime union entre les deux puissances, et par la nécessité que le glaive de la justice soutienne les foudres de l’Église. Le Mandement de M. l’archevêque étant écrit dans le même esprit, essuie les mêmes difficultés ; ce qui fait beaucoup rire M. Marmontel et ses partisans.

4. — M. l’abbé Bassinet ne fera décidément point imprimer son discours, contre lequel on s’élève de plus en plus. On regarde cette échauffourée comme un nouvel attentat du parti encyclopédiste contre la religion. Ce grand vicaire a prêché le même sermon à Saint-Roch, en y ajoutant seulement pour texte : Erudimini, qui judicatis terram. C’était M. Duclos qui l’avait proposé au curé, fort scandalisé du choix. Cet apôtre est assimilé à l’abbé de Prades[1]. C’est le premier discours qu’il ait fait en chaire. Son dessein était de prêcher dans Paris ; mais on échauffe M. l’archevêque à ce sujet, on excite son zèle, et l’on croit que la chaire sera interdite à cet orateur.

7. — On vient d’imprimer une Lettre au Roi, par M. l’évêque du Puy, sur l’affaire des Jésuites. C’est une petite brochure de 16 pages, qui paraît avoir été adressée à Sa Majesté lors de la proscription de ces religieux[2]. Le prélat y gémit de la surprise faite à la religion du prince et des tribunaux ; impute aux ennemis de la Société son renversement, met sous les yeux du roi tout ce qui peut militer en faveur de cet ordre, dont il fait le plus grand éloge. On voit par le fait quel égard y a eu le gouvernement.

8. — À la dernière fête que M. le prince de Condé à donnée à Chantilly, il y a eu entre autres surprises celle d’un Amour, qui, au dessert, est sorti d’un ananas. Ce rôle était représenté par un nain de douze ans, d’une figure charmante, très-bien pris dans sa petite taille, et qui à chanté les couplets suivans, avec toute la grace possible, sur air : Il faut, quand on aime une fois, Aimer toute sa vie.

Sous différens traits tour à tour
SoJ’ai paru pour vous plaire,
Mais à vos regards en ce jour
SoJe m’offre sans mystère :
Reconnaissez en moi l’Amour
SoQui cherche ici sa mère.

Mais dans mon cœur en ce moment
SoJe sens un trouble naître,
Ici chaque objet est charmant,
SoAh ! que le tour est traître !
Maman, maman, maman, maman,
SoComment vous reconnaître ?

Vous refusez de m’éclaircir,
SoDe me tracer ma route,
Chacune aime à me voir souffrir,
SoVous riez de mes doutes ;
Eh bien ! je vais vous en punir,
SoJe vous adopte toutes.

Ces couplets sont de M. Poinsinet.

9. — Il s’est établi depuis quelque temps en Allemagne un ouvrage périodique, sous le titre de Courrier du Bas-Rhin. On peut juger combien il doit être recherché, par l’extrait ci-joint du mois de juillet 1767.

Le prince aux clefs jadis terribles,
À six cadavres insensibles

Donne séance en paradis,
Et par mépris pour ce bas monde
Laisse errer et périr sur l’onde
L’élite de ses bons amis.

« On débite ici, ajoute-t-il, la relation de la canonisation de six saints que le pape vient d’installer en paradis. Ces Esculapes divins ne seront pas là-haut sans rien faire : notre Saint-Père leur a assigné à chacun leur département dans les vastes champs des maux physiques qui désolent le meilleur des mondes possibles : l’un guérira de la goutte, l’autre du catarrhe, celui-ci des vapeurs, celui-là de la migraine. Ah ! si quelque jour le pape envoyait en paradis un saint qui eût la vertu de guérir le mal que saint Côme ne guérit pas toujours ! »

11. — Chanson sur le jeu de Wisk,

Par M. de Pleinchesne.
Sur l’air : Ne v’là-t-il pas que j’aime.

Wisk aimable, jeu séduisant,
WTu charmes ma bergère :
IL faut que tu sois amusant,
WOn te joue à Cythère.

Ta marche est celle des Amours,
WLe secret t’environne ;
C’est le côté du cœur toujours
WQui dirige la donne.

Hymen peut te regarder noir
WPar juste antipathie ;
Car qui ne fait que son devoir
WChez toi perd la partie.

Tes tableaux offrent à nos mœurs
WDes traits philosophiques,

Le hasard donne les honneurs,
WLe savoir fait les piques.

De la retourne tout dépend.
WApprenons à nous taire,
On tâte, on invite, on s’entend
WAvec sa partenaire.

Belles, pratiquez ma leçon,
WEmployez l’artifice :
Moins on montre son singleton,
WPlus il rend de service.

Afin de plaire a votre ami
WAyez quelque renonce ;
Au point de Huit ou fait un cri
WBien digne de réponse.

Pour faire le Schelem fameux
WMettez chacun du vôtre ;
On n’obtient ce triomphe heureux,
WQu’en entrant l’un dans l’autre.

Êtes-vous malheureux ? pharez,
WDe Paphos c’est l’usage,
Après le robe relirez :
WLe bonheur est volage.

14. — On attribue à M. Cailhava d’Estandoux, auteur de la comédie du Tuteur dupé, les vers suivans envoyés à mademoiselle Dangeville, le jour de sa fête :

DevançaL’aimable dieu des cœurs
DevançaDans l’empire de Flore
Devançant ce matin le lever de l’aurore
Composait un bouquet des plus brillantes fleurs ;

Les Grâces désiraient d’en former leur parure,
Même désir pressait les Jeux et les Talens ;
Quand l’Amour souriant de leur jaloux murmure
Leur à dit : « Suivez-moi, vous serez tous contens. »
Il part, il vole à vous, émule de Thalie :
Il soupire, il dépose à vos pieds son présent ;
Et les rivaux charmés en vous reconnaissant
S’empressent d’en parer leur élève chérie.

19. — M. Franklin, ce physicien célèbre pour les expériences de l’électricité qu’il a faites et poussées en Amérique au point de perfection le plus curieux, est à Paris. Tous les savans s’empressent de le voir et de conférer avec lui.

21. — Qui croirait que dans ce siècle on pût mettre au jour un ouvrage tel que le suivant ? Ce sont deux énormes volumes, sur l’état des morts heureux de l’Ancien-Testament. Il a pour titre : Thomæ Mariæ Mamachi ord. prædic. theol. Casanatensis, de animabus Justorum in sinu Abrahæ ante Christi mortem expertibus beatæ vision Dei, libri duo[3].

Tableau philosophique de l’histoire du genre humain, depuis la création du monde jusqu’à Constantin[4], ouvrage prétendu traduit de l’anglais, en trois parties, avec cette épigraphe : Aliud quæritur quam corrigatur error ut mortalium. C’est encore une production de M. de Voltaire, qui a voulu lutter cette fois-ci contre Bossuet. Mais c’est un nain qui s’élève en vain sur la pointe des pieds pour atteindre un superbe géant. L’auteur ne perd point de vue de saper toujours la tradition, la révélation, et tout ce qui sert de base à la religion. Il ne le fait point ici aussi ouvertement que dans ses autres écrits, il s’y prend plus sourdement : c’est un ton d’ironie perpétuelle, qui dépare tout-à-fait l’histoire et est indigne de sa majesté. Au reste, l’ouvrage est rapide et serré, et embrasse, en moins de volumes, beaucoup plus de faits que l’Histoire universelle de l’évêque de Meaux.

23. — L’inconstance de M. J.-J. Rousseau ne lui a pas permis de se fixer en Auvergne ; il est revenu en Normandie par la même raison. Il a repris les travaux littéraires qu’il disait avoir sacrifiés à la botanique : il continue actuellement son Dictionnaire de Musique, dont il envoie les feuilles à mesure à Paris. On en a déjà avancé l’impression.

25. — Il paraît une petite brochure qui a pour titre : Cas de conscience sur la commission établie pour réformer les corps réguliers.

26. — M. le prince de Lamballe, qui a épousé l’hiver dernier une princesse aimable et jolie, s’étant laissé aller à la facilité de son caractère, un autre prince (M. le duc de Chartres) a abusé de son amour du plaisir pour lui donner des goûts fort contraires à celui qu’il devait avoir ; du moins on l’en accuse. L’ardeur de son tempérament l’ayant emporté fort loin, la princesse s’est trouvée atteinte d’un genre de maladie qui n’aurait pas dû l’approcher. Le duc son père a écrit au roi de France. On a sévi contre différentes créatures que ce prince avait honorées de ses bonnes grâces ; mais la plus coupable et la plus adroite est une nommée La Forêt, courtisane recommandable par l’excès de son luxe et le raffinement de son art dans les voluptés. N’ayant pu déterminer son illustre amant à la quitter, et craignant les suites de cet attachement, elle a pris le parti de s’éclipser. Elle est partie, sans qu’on sache où elle est ; et le prince de Lamballe est dans la désolation.

27. — On ne parle aujourd’hui que des fêtes de Chanteloup, qui ont répondu à la magnificence du maître. La veille du départ, le duc de Choiseul donna à madame la duchesse de Villeroi et à une cour très-nombreuse, une fête où Préville, mandé exprès de Paris, joua dans une comédie de sa façon, intitulée la Dispute des Comédiens. Après le drame, on chanta plusieurs vaudevilles relatifs au camp de Compiègne, et l’on exécuta enfin un opéra comique nouveau.

28. — Il court une lettre adressée à M. Poinsinet par une demoiselle Le Clerc, une des impures de Paris, très-renommée, et qui par-là fait sensation. La voici :

Paris, Le 29 août 1767

« Vous avez raison, mon cher maître : malheur aux jolies femmes qui établissent leur réputation sur leurs charmes ; elle est fragile comme eux. Heureuses celles que la nature a douées de quelques talens. Je suis bien résolue à faire valoir les miens, et à mériter une gloire que je ne dois jusqu’à présent qu’à des attraits passables. J’ai plaisir à croire qu’une grande actrice doit aller à l’immortalité, et que la sublime Clairon fera l’entretien des races futures comme le prodigieux Voltaire. Je compte donc travailler sérieusement à entrer au spectacle cet hiver. Je me suis dégrossie l’hiver dernier chez madame la duchesse de Villeroi. Je me suis exercée depuis, et je profiterai de mes protections pour débuter aux Français le plus tôt possible. C’est à vous, mon cher maître, à me guider et à me dire de quels rôles vous me croyez plus susceptible ; car on ne peut pas être universel. J’ai, sans me flatter, les grâces des amoureuses, l’ingénuité des Agnès ; je puis prendre à mon gré l’air malin des soubrettes, et je n’aurai pas de peine à en développer toute la malice. Je sais jouer la sévérité des duègnes et des mères ; je monterais, s’il le fallait, à la dignité des coquettes ; j’en aurais les manières folâtres ; en un mot, je suis assez Protée pour prendre toutes sortes de formes ; il s’agit de savoir celle qui me convient le mieux, et c’est à vous, cher maître, que j’ai recours. Vous avez des lumières, vous me connaissez depuis longtemps : décidez-moi, afin que je me fixe ; arrachez-vous un peu aux grandeurs qui vous environnent[5]. Hélas ! il fut un temps où vous m’auriez sacrifié tout cela ! mais ne rappelons point des jours trop heureux… Vos conseils, cher maître, ne me les refusez pas.

« Je suis etc. »

M. Poinsinet n’est pas resté en arrière, et l’on distribue aussi sa réponse à mademoiselle Le Clerc. Elle est curieuse par un examen assez juste des talens de nos principales actrices de la Comédie Française.

À Chantilly, ce 3 septembre 1767.

« Je vous loue, ma belle voisine[6], de votre façon de penser philosophique. Certainement, après un grand poète, une actrice illustre est ce qui fait le plus d’honneur à l’humanité. J’aime à voir fermenter chez vous l’amour de la gloire. Vous êtes faite pour l’acquérir. Puissent nos noms entrelacés passer à la postérité comme ceux de Voltaire et de Clairon ! Vous prenez bien votre modèle. Cette femme illustre n’a percé qu’à force de travail et d’assiduité. Vous avez, comme elle, des grâces extérieures ; votre esprit peut vous être d’un grand secours. Quant aux rôles auxquels vous devez vous appliquer, il y a bien des choses à examiner, et cela mérite quelques détails. Il faut peser vos talens et ceux des concurrentes que vous aurez. Dans les rôles d’amoureuses, je vois mesdemoiselles Hus et Doligny. La première est peu redoutable ; elle a pourtant quelques situations où elle est très-bien. Le public est si engoué de la seconde, qu’il me paraît difficile d’éclipser cette rivale ! mesdemoiselles Dumesnil, Gauthier et Préville brillent dans le genre plus grave ; mais votre jeunesse vous pourrait faire espérer de voir bientôt les deux premières vous céder la place. La dernière a une froideur que surmonterait aisément votre vivacité. Quatre soubrettes courent la même carrière, et chacune a des talens différens. Madame Bellecour joue les nourrices à merveille ; cette énorme tétonnière a la bonhomie franche d’une appareilleuse qui aime bien à rendre service pour de l’argent. On trouve dans madame Le Kain toute l’aigreur, tout le revêche d’une boudeuse dont il faut saisir le moment. Mademoiselle Fanier a le nez retroussé d’une suivante fine, exercée, et faite pour tromper à la fois trois ou quatre amans. On admire dans mademoiselle Luzi la tournure d’une confidente d’une femme du grand monde ; c’est une malice raffinée, approfondie, réfléchie comme celle de sa maîtresse ; et il faut un art bien supérieur pour atteindre à cette méchanceté sublime. Malgré tout cela, je crois que vous êtes née pour un pareil genre. Je ne vois pour vous à craindre que cette dernière ; et vous pouvez, vous devez même éviter la concurrence. Du reste, vous êtes taillée en soubrette ; vous en avez la figure, le propos, le jeu, les gestes. Tenez-vous là, et ne songez point à vous élever davantage. Je vous dis mon avis avec toute l’ingénuité que vous exigez. Vous réussirez sûrement, si vous voulez vous concentrer dans de pareils rôles, et surtout étudier beaucoup.

« Du reste, je suis à vos ordres ; vous n’avez qu’à parler, ma belle voisine ; je suis trop reconnaissant pour ne pas vous rendre tous les services qui dépendront de moi. Est-ce à vous à regretter le temps passé ? Ce serait à moi ; mais il faut suivre ses destins. La fidélité en amour n’est pas ma vertu. J’en suis à ma quatre cent quatre-vingt-cinquième maîtresse, et mademoiselle Arnould, toute Arnould qu’elle est, n’a pu me fixer. Avec ce caractère de légèreté, dont mon tempérament a besoin, je n’en suis pas moins le très-humble serviteur de toutes celles qui le méritent, et pour lesquelles j’ai conservé de l’estime au lieu d’amour. Vous êtes du nombre, ma belle voisine, et je vous prouverai dans tous les temps l’attachement respectueux avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.[7]. »

29. — Qui croirait qu’après plus de deux ans d’un jugement rendu dans une affaire qui a attiré les regards de toute l’Europe, un anonyme viendrait, sous le nom du Sentiment Politique, exposer dans cinq lettres la justice des deux Arrêts du parlement de Toulouse contre Calas père et ses coaccusés ? L’auteur prétend convaincre ses lecteurs sans préventions et sans préjugés, que l’enthousiasme a plutôt opéré dans la capitale que le prétendu fanatisme n’a agi dans la ville de Toulouse.

  1. V. tome Ier, p. 26, note 2. — R.
  2. Peut-être est-ce une réimpression de la Lettre écrite au Roi dont il a eté parlé à l’article du 13 juin 1762. — R.
  3. Romæ, Paleavini, 1766, in-4°. — R.
  4. Londres, 1767, in-12, Cet ouvrage, suivant Naigeon, est de Bordes, de Lyon, dont plusieurs écrits ont été attribués à Voltaire. — R.
  5. M. Poinsinet était alors à Chantilly pour diriger les spectacles du prince de Condé.
  6. M. Poinsinet demeure dans la maison de mademoiselle Le Clerc.
  7. Cette lettre a été désavouée par Poinsinet. Voyez le Mercure de France, janvier 1768, t. Ier, p. 158. — R.