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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Décembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 205-223).
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Décembre 1767

Ier Décembre. — Enfin la Faculté de théologie vient de publier sa Censure contre Bélisaire#1 ; elle forme un volume in-4°, français et latin, de cent vingt-trois pages. Elle s’est restreinte à quinze propositions, qu’elle dissèque, ce dont, il résulte la condamnation la plus détaillée. Elles sont toutes extraites du chapitre XV. Mais les sages maîtres annoncent que s’ils examinaient à la rigueur d’autres chapitres, plusieurs mériteraient aussi de fortes qualifications. On doit se rappeler que les commissaires avaient d’abord proposé à la censure de la Sorbonne trente-sept assertions. Ce choix n’a pas été suivi en tout. Cette censure est terminée par une espèce de profession de foi sur la tolérance civile, en ce qui concerne la religion : article bien délicat et sur lequel la Faculté de théologie s’explique de façon à ne point [1] laisser prise sur l’opinion qu’elle veut donner de ses sentimens à l’égard des droits de l’Église envers les puissances de la terre. La conclusion de cette censure, portée dès le 26 juin dernier, a essuyé beaucoup de contradictions ; ce qui en a retardé la publication.

2. — Chef-d’œuvre de deux auteurs nouveaux.

Air : du cantique de saint Roch.

Or écoutez, s’il vous plaît de m’entendre,
Tous les beaux traits de l’opéra nouveau.
Vous y verrez du terrible et du tendre,
Vous jugerez comme il est bon et beau ;
Vous juSa poésie,
Vous juSon harmonie,
Vous juDu goût français
VousAssurent le progrès.

Un bon papa par un duo sublime
À son enfant annonce des combats ;
Pendant long-temps ce couple magnanime
Parle au public qui ne le connaît pas :
Vous juL’enfant s’alarme,
Vous juLe père s’arme,
Vous juEt l’ennemi
VousAttend qu’il ait fini.

En un instant un grand siège commence.
En un instant les murs sont renversés :
Près d’un autel tombant en défaillance,
La pauvre enfant voit les siens repoussés ;
Vous juMonsieur son père,
Vous juDans sa colère,
Vous juLas du duo,
VousSe bat incognito.

Mais le vainqueur entre, et voit son amante
Évanouie au pied de cet autel :
Il fait un signe à sa troupe sanglante,
Et le héros chante plus doux que miel.
Vous juVient un troisième,
Vous juAmant de même,
Vous juEt le papa
VousPour pleurer s’en vient là.

Mais le tyran veut essuyer ses larmes ;
Déjà l’on danse un petit rigaudon :
L’instant d’après les rivaux parlent d’armes,
Le chien d’amour leur trouble la raison.
Vous juAvant de faire
Vous juPauvres jaloux,
VousQue ne vous parliez-vous.

Or le plus vieux veut que son rival parte,
Et dans l’instant le théâtre est un port :
Au tendre objet dont enfin il s’écarte,
Le matelot s’arrache avec effort :
Vous juTableau tragique,
Vous juEt poétique !
Vous juLà chacun fait,
VousEt porte son paquet.

Mais en dépit de son fier pédagogue,
Le jeune amant se résout à rester :
Le bon papa, dans un beau dialogue,
Au trône encor refuse de monter.
Vous juLe tyran brave
Vous juFait son esclave
Vous juDe cet ami
VousQui lui servait d’appui.

Dans la prison ayant perdu la tête,
Le tendre amant se croit enfin trahi :

Il y maudit son père et sa comquête ;
Son pauvre esprit est bientôt abruti.
Vous juOn le détrompe ;
Vous juMoment de pompe !
Vous juQue je vois d’art
VousDans un double poignard !

Les deux amans veulent s’ôter la vie,
Comme Idamé, comme son cher Zamli ;
L’auteur alors fait preuve de génie,
En déguisant ce larcin travesti.
Vous juLe fer se lève…
Vous juMais est-ce un rêve ?
Vous juNos deux amans
VousSont déjà triomphans !

Le bon papa s’était vu par sa fille,
Sauver au prix des jours d’un tendre époux ;
Mais il revient, déjà son glaive brille,
Et le tyran va tomber sous ses coups.
Vous juEn flanc, en tête,
Vous juChacun l’arrête ;
Vous juTrait peu commun,
VousIls marchent cent contre un.

Mais à la fin tout cela s’accommode ;
Chacun d’accord retourne en son pays.
À ce beau drame, écrit suivant la mode,
Le chromatique ajoute encor un prix.
Vous juCette musique,
Vous juTrès-pathétique,
Vous juEst tout esprit,
VousEt fait beaucoup de bruit.

C’est un essai qu’un grand génie hasarde ;
Comme Sancho Renaud doit s’exprimer.
C’est pour tout dire, une jeune bâtarde,
Qu’on voudrait bien faire légitimer.

Vous juMais le comique
Vous juLa revendique ;
Vous juCar Arlequin
VousVeut être son parrain.

Voilà quelle est cette œuvre merveilleuse,
Chef-d’œuvre hardi du génie et du goût !
Pour l’appuyer Le Mière ingénieuse
A irinplacé la maladroite Arnould.
Vous juRendons jstice :
Vous juC’est une actrice
Vous juQui de tout point
VousL’est comme ou ne l’est point.

3. — M. le chevalier de Rességuier, connu par des vers satiriques contre madame la marquise de Pompadour, qui lui ont mérité sa détention à Pierre-Encise pendant plusieurs années, se trouvait, il y a quelques jours, à souper chez M. le lieutenant-général de police avec beaucoup de monde. Il y avait entre autres personnes M. Daine, maître des requêtes, nommé depuis peu à l’intendance de Bayonne. Ce dernier parlait des Parlemens d’une façon peu patriotique. M. de Rességuier voulut lui en faire sentir l’indécence. L’autre ne fit que confirmer et soutenir ses assertions. La conversation s’échauffa entre eux à tel point, que M. Daine répliqua vivement à l’autre : « En tout cas, Monsieur, si mes propos vous déplaisent, ils ne me feront pas mettre à Pierre-Encise. — Vous avez raison, Monsieur, ils sont d’un homme qui n’est digne que de Bicêtre. »

— On ne peut oublier une pantomime exécutée le dimanche 29 novembre au dernier bal de l’Opéra. Une troupe de six masques est entrée, trois habillés dans le costume des différens rois, personnages de l’opéra nouveau, avec des inscriptions qui les caractérisaient : un quatrième faisait Ernelinde, et portait écrit sur son front femme impie (hémistiche répété souvent) : le cinquième, en habit déguenillé, en mauvaise perruque, avec un domino de papier couvert de vers tirés du poëme, figurait la poésie : le dernier était revêtu d’un domino aussi bariolé de toutes sortes de notes de musique. De ces deux figures la première paraissait se soutenir sur l’autre et la faire chanceler. Ce groupe, après s’être promené beaucoup dans l’assemblée et s’être fait remarquer de tout le monde, s’est rendu au milieu de la salle, et ils sont tombés tous ensemble et tout à plat.

4. — On ne tarit point sur les épigrammes, sarcasmes, quolibets, que s’attire le sieur Poinsinet par sa fatuité et son impudence, malgré la chute générale de son poëme. Il essuya l’autre jour à la Comédie Italienne une mortification bien propre à l’humilier, s’il était susceptible d’humiliation. M. le marquis de Sennecterre, l’aveugle, était au foyer de ce spectacle où la conversation étant tombée sur le nouvel opéra ; il dit à son laquais qui le conduit : « Quand l’auteur paraîtra ici, faites-le venir à moi, que je lui fasse mon compliment. » Poinsinet se présente ; le domestique l’arrête, le mène au marquis qui l’embrasse tendrement, et s’écrie : « Mon cher maître, recevez mon remerciement du plaisir que vous m’avez fait ; votre opéra est plein de beautés, la musique en est délicieuse ; il est fâcheux que vous ayez eu à travailler sur des paroles aussi ingrates. » Et tout le monde de rire.

5. — Deux filles du commun, nées à Compiègne et venues à Paris pour se soustraire à une suite de malheurs, y ont donné, dans leur obscurité, le spectacle rare de l’amitié la plus constante et la plus courageuse. Leur vertu est heureusement venue à la connaissance de madame la comtesse de Forcalquier. Elle en a fait part à madame la marquise du Déffant, et ces deux dames ont excité la charité de M. le duc et de madame la duchesse de Choiseul, de M. le duc de Penthièvre et de diverses autres personnes de la cour, au point qu’on a assuré un sort honnête et une sorte de bien-être à ces deux infortunées. Il manquait un historien à tant de belles et généreuses actions : madame la présidente de Meynières, ci-devant madame Belot, connue par des romans et différentes autres productions, vient de les célébrer dans une espèce de nouvelle manuscrite, intitulée le Triomphe de l’Amitié, ou Jacqueline et Jeanneton. Les faits y sont simples et vrais, mais revêtus de tout le charme, de tout le pathétique qu’y peut mettre une femme sensible, exercée à écrire. Sa modestie et quelques raisons particulières ne lui permettent pas de la donner au public. Une de ces deux personnes est attaquée d’une épilepsie accidentelle, et M. Malouet, médecin accrédité et fort charitable, a entrepris la cure gratuitement.

7. — On doit se rappeler deux chants du poëme de la Guerre civile de Genève, qui ont paru il y a quelques mois, le premier et le deuxième. Le troisième se donne aujourd’hui. Il est inférieur aux deux autres : on n’y trouve nulle gaieté et peu de poésie, mais seulement un détail aride des principaux chefs des troubles.


8. — Épigramme sur les Œuvres de M. Dorat.

Bon Dieu ! que cet auteur est triste en sa gaîté !
Bon Dieu ! qu’il est pesant dans sa légèreté !
Que ses petits écrits ont de longues préfaces ;

Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces :
Que l’encens qu’il prodigue est plat et sans odeur !
C’est, si je veux l’en croire, un heureux petit-maître ;
Mais si j’en crois ses vers, ah ! qu’il est triste d’être
MaisOu sa maîtresse ou son lecteur !

On attribue cette épigramme à M. de La Harpe, d’autres la prétendent de M. de Voltaire[2].

9. — La réforme que l’on veut introduire dans les communautés religieuses n’est pas vue du même œil par tous les membres. Plusieurs ont écrit contre cette prétendue innovation, et l’ont fait avec une amertume vraiment idéologique. Un anonyme, pénétré de sentimens contraires, vient de publier une Lettre sur la Conventualité, et paraît démontrer que c’est l’amour de l’ordre, le respect pour les lois de l’Église et des premiers instituteurs, qui a déterminé les principaux membres de la religion a rappeler à la vie cénobitique et à supprimer les communautés peu nombreuses. L’auteur de cette lettre, qui paraît fort instruit, appuie ses raisons d’autorités qui forcent à souscrire à son assertion.

10. — Le Dictionnaire de Musique de J.-J. Rousseau est incomplet à bien des égards. L’auteur a omis beaucoup de termes techniques, et grand nombre des instrument de symphonie. Il y a quelques définitions peu exactes ; mais plusieurs articles sont traités avec une profondeur hors de la portée du commun des compositeurs et qui étonne les plus habiles. On ne Conçoit pas comment un homme qui a autant senti, autant pensé, peut avoir acquis à ce degré la théorie d’un art aussi aride et dégoûtant dans ses principes qu’agréable dans ses effets. On retrouve dans ce livre tous les paradoxes que ce philosophe a répandus dans ses autres écrits contre la musique française, il ne paraît pas avoir rien changé de ses opinions sur ce point.

Son premier projet avait été de réduire son Dictionnaire en un corps de système raisonné sur la musique ; sans rien déranger a l’ordre alphabétique il aurait mis des renvois : par ce moyen toutes les parties se seraient éclairées et prêté un mutuel accord. Sa patience n’a pu aller jusqu’à l’exécution d’un pareil projet. En général, on désire dans presque tous ses ouvrages cette belle unité, première qualité d’un chef-d’œuvre. M. Rousseau est un génie impétueux, auquel il manque le flegme nécessaire pour mettre la dernière main à ses productions.

10. — Un nommé Le Roi, ci-devant père de l’Oratoire, se disposait à donner une nouvelle édition des œuvres de M. Bossuet. Elle est annoncée dans tous les journaux. Il en avait déjà paru une, de la façon de M. l’évêque de Troyes, neveu de ce grand homme. Elle avait alarmé un certain clergé, qui prétendait qu’on avait inséré dans cet ouvrage des productions étrangères. Les journalistes de Trévoux avaient surtout sonné l’alarme, au point que l’éditeur avait pris le parti de déposer le manuscrit chez un notaire, et de sommer les journalistes de reconnaître l’authenticité de l’écriture ; matière d’un procès dans lequel les Jésuites avaient succombé. On voit l’arrêt imprimé à la tête du livre des Élévations de M. Bossuet, évêque de Troyes.

L’édition projetée ne donne pas moins d’inquiétude. L’annoncé que M. Le Roi a faite de manuscrits retrouvés fait craindre qu’on ne répande dans cet ouvrage diverses opinions favorables au jansénisme, pour lequel on sait que le grand Bossuet avait un secret penchant. En conséquence le clergé s’est échauffé ; on a mis M. l’archevêque en jeu ; il est allé chez M. le lieutenant-général de police, il l’a prié de suspendre l’impression de cet ouvrage. Le magistrat s’y est refusé, en disant que cela ne dépendait pas de lui ; M. l’archevêque a insisté, il a témoigné ses inquiétudes sur les interpolations qu’on pouvait y glisser. M. de Sartine, pour le rassurer, a nommé un nouveau censeur, le syndic Riballier. Celui-ci doit suivre l’édition avec le plus grand soin, et ne rien laisser passer qui ne soit reconnu pour être de l’auteur. Au moyen de la nomination de cet examinateur, peu agréable à M. l’archevêque, sa précaution devient nulle, et l’on ne doute pas que l’ouvrage ne contienne bien des choses qui lui déplairont et à ceux de son parti.

10. — Le 4 décembre il y a eu en Sorbonne un grand débat sur la nouvelle censure de Bélisaire. Il faut savoir l’anecdote qui y a donné lieu. On a dit que cette censure préparée, rédigée, arrêtée par la Faculté de Théologie, suivant la conclusion portée le 26 juin 1767, avait déplu au ministère, par quelques propositions concernant la nécessité de l’Intolérance civile, sur laquelle M. l’archevêque et ce corps devaient appuyer de concert, et caver au plus fort en proscrivant le livre en question. L’ouvrage était resté suspendu pour la publicité. Le Gouvernement a imaginé de mander les gens du roi et de leur proposer de corriger ce qui blessait sur l’article en question. Les corrections ont été faites ; on a exigé du syndic Riballier, homme dévoué à la cour, de les faire passer. Celui-ci a gagné les commissaires, au point que, de quinze, un seul a réclamé contre les nouveaux sentimens qu’on prêtait à la Faculté, et il était décidé que la censure paraîtrait en cet état. Il en a même été délivré des exemplaires. Cependant l’assemblée s’est tenue : on a fait les reproches les plus vifs au syndic et aux commissaires d’avoir laissé glisser des opinions aussi erronées. On a voulu dresser sur-le-champ une protestation. Ce syndic a cherché à calmer les esprits, et, ayant obtenu que la délibération serait renvoyée au mois prochain, il a remercié les sages maîtres de leur déférence à son avis, et en même temps a tiré une lettre de cachet pour leur prouver qu’ils avaient d’autant mieux fait, qu’il avait des ordres supérieurs pour arrêter toute délibération à cet égard. Cependant M. l’archevêque, fâché de se voir désuni parla de la façon de penser avec la Faculté, s’est trouvé dans le-plus grand embarras sur son mandement. Les évêques zélateurs se sont assemblés chez ce prélat, et il paraît qu’ils ont obtenu quelque retard de la cour, puisque l’ouvrage qui devait être mis en vente le 7 décembre est décidément arrêté.


11. — Vers pour mettre au bas du portrait d’un roi conquérant et philosophe :

Ce mortel profana tous les talens divers,
Il charma les humains qui furent ses victimes.
Barbare en actions et philosophe en vers,
Il chanta les vertus et commit tous les crimes.
Haï du dieu d’amour, cher au dieu des combats,
Il baigna dans le sang l’Europe et sa patrie.
Cent mille hommes par lui reçurent le trépas,
Cent Aucun n’en a reçu la vie[3].

12. — On ne saurait rendre le degré d’avilissement ou est tombé M. Poinsinet par sa présomption intolérable. On en peut juger par les deux vers qu’on va rapporter, très-dignes du personnage, s’ils ne le sont pas trop d’être présentés au public :

Pégase constipé, s’efforçant un matin,
Le petit Poinsinet fut son premier crotin[4].

12. — L’Académie des Belles-Lettres a élu, le 4 de ce mois, M. de Rochefort à la place de M. Mesnard. M. de Rochefort est connu pour un grand enthousiaste d’Homère : il a entrepris en vers la traduction de ce poète, et a déjà donné au public les six premiers livres.

— Pour contre-balancer la Censure de Bélisaire par la Faculté de Théologie de Paris, ou vient de faire imprimer des Lettres de l’impératrice de Russie, du roi de Pologne, du prince royal de Suède et de différens hommes illustres du Nord, qui font le plus grand éloge du livre[5] et traitent les sages maîtres comme des cuistres. Avant la publicité de ce manuscrit, M. Marmontel a fait mettre prudemment dans les Petites-Affiches qu’il avait perdu son porte-feuille, et l’on ne doute pas que les originaux n’y fussent. Il met par-là sa modestie à couvert, et se disculpe de tout reproche. Il a prévenu ensuite qu’on lui avait renvoyé anonymement ledit porte-feuille réclamé.

14 — Réflexions d’un Universitaire, en forme de Mémoire à consulter, concernant les Lettres patentes du 20 août 1767 ; in-4° de cinquante-quatre pages. Cet ouvrage a été condamné au feu par arrêt du parlement du 9 décembre ; ce qui n’a servi qu’à lui donner plus de célébrité, et à le faire rechercher davantage en le rendant plus rare. Avant d’en rendre compte, il faut premièrement observer qu’en faisant rentrer le collège de Louis-le-Grand dans le sein de l’Université, deux choses avaient été principalement établies pour le bien et l’avantage de cette maison, dont on voulait faire comme le chef-lieu et le centre de ce corps littéraire. Ces deux choses étaient un bureau de discipline qui en embrassait l’ordre moral, et un bureau d’administration concernant l’ordre physique ou des biens temporels. On avait en outre réuni à ce collège tous les boursiers épars dans quantité d’autres petits collèges subalternes. L’auteur du Mémoire prétend que, par les Lettres patentes du 20 août dernier, le bureau de discipline est supprimé, celui d’administration est augmenté, une nouvelle forme de règle est ordonnée, toutes les bourses, quant à la valeur, sont réduites à une même espèce. La durée de plusieurs d’elles est changée, l’application et la destination de celles qui étaient affectées aux Facultés de Droit et de Médecine sont réunies jusqu’à ce que ces Facultés aient fourni leur mémoire et donné leur avis à ce sujet. Les bourses théologiques ne sont promises qu’à condition que ceux qui en étaient titulaires auront obtenu de nouvelles provisions. L’admission définitive des boursiers est reculée et attachée à des conditions qui la rendent arbitraire. Leur destination est abandonnée à une autorité qui, faute de digue, pourrait devenir despotique. Les aliénations sont autorisées, soit qu’au préalable l’Université et les supérieurs majeurs en aient été avertis, ou qu’ils en aient donné leur avis. Pour prouver les différentes assertions, l’Universitaire divise son Mémoire en deux parties : la première traite des atteintes données à la dignité et aux droits de l’Université, quant au temporel ; la seconde, des atteintes données à l’autorité de l’Université relativement à l’ordre moral.

15. — Il est question du Joueur anglais, pièce traduite par M. Saurin, et dont les Comédiens s’occupent[6]. On prétend que cet Académicien a apporte de nouvelles situations à ce drame, déjà très-intéressant et très-noir. Il est écrit en vers libres. Il a été joué à Saint-Germain chez M. le duc de Noailles, par les dames et seigneurs de sa société, et a fait grande sensation.

17. — M. Dorat a pris le parti de répondre aux vers contre ses œuvres, mais il a mis l’épigramme de côté, et tout le monde applaudit à la façon honnête et ingénieuse dont il s’est tiré d’un pas toujours difficile, quand l’amour-propre est en jeu. Quoique l’épigramme passe généralement pour être de M. de La Harpe, comme quelques personnes l’attribuent à M. de Voltaire, il est parti de là, et la suppose réellement de ce grand poète. Voici ce qu’il lui dit :

Je mGrâce, grâce, mon cher censeur,
Je m’exécute, et livre à ta main vengeresse
JeMes vers, ma prose et mon brevet d’auteur.
Je mJe puis fort bien vivre heureux sans lecteur ;
Je mMais par pitié laisse-moi ma maîtresse.
Laisse en paix les amours, épargne au moins les miens.
Je n’ai point, il est vrai, le feu de ta saillie,
JeTes agrémens ; mais chacun a les siens.
Je mOn peut s’arranger dans la vie :
Je mSi de mes vers Eglé s’ennuie,
JePour l’amuser je lui lirai les tiens.

19. — M. de Clermont-Tonnerre, chevalier de Malte et désigné ambassadeur en Portugal, est un grand amateur de musique, et est musicien lui-même, mais défenseur de la musique française, à l’exclusion de toute autre. À l’occasion du nouvel opéra, il a rompu différentes lances, entre autres contre M. le chevalier de Chastellux, partisan décidé de la musique italienne. M. Poinsinet, qui voudrait s’identifier mal à propos avec Philidor, quoique le public en fasse une grande différence, a trouvé mauvais que M. le chevalier de Clermont se déchaînât partout contre Ernelinde. Sa bile s’est exaltée, et il a fait une tirade de vers injurieux contre ce seigneur ; il a eu la hardiesse de les avouer et d’en donner des copies. Le détracteur de la musique italienne n’a fait que rire de cette espèce de satire ; il l’a fait copier lui-même et l’a envoyée à tous ses amis. Cette querelle musicale a fait du bruit. Le magistrat de la police en a été instruit, et l’on était sur le point de sévir contre M. Poinsinet et de le mettre au Fort-l’Évêque, lorsque M. le chevalier de Clermont est allé demander grâce pour ce poète. Il a fait entendre à M. de Sartine qu’un pareil éclat ferait plus de tort à un ambassadeur de Portugal qu’à un malheureux satirique ; que M. Poinsinet était à l’abri de tout ridicule ; mais que c’en serait un pour lui, chevalier de Clermont, qu’il souhaitait qu’on lui épargnât. En conséquence M. de Sartine s’est contenté de mander le sieur Poinsinet, et de le réprimander en pleine audience.

20. — Il s’est formé à Paris une nouvelle secte appelée les Économistes : ce sont des philosophes politiques, qui ont écrit sur les matières agraires ou l’administration intérieure. Ils se sont réunis et prétendent faire un corps de système qui doit renverser tous les principes reçus en fait de gouvernement, et élever un nouvel ordre de choses. Ces messieurs avaient d’abord voulu entrer en rivalité contre les Encyclopédistes et former autel contre autel ; ils se sont rapprochés insensiblement ; plusieurs de leurs adversaires se sont réunis à eux, et les deux sectes paraissent confondues dans une. M. Quesnay, ancien médecin de madame la marquise de Pompadour, est le coryphée de la bande ; il a fait, entre autres ouvrages, la Philosophie rurale. M. de Mirabeau, l’auteur de l’Ami des hommes et de la Théorie de l’Impôt, est le sous-directeur. Les assemblées se tiennent chez lui tous les mardis, et il donne à dîner à ces messieurs. Viennent ensuite MM. l’abbé Bandeau, qui est a la tête des Éphémérides du Citoyen ; M. Mercier de La Rivière, qui est allé donner des lois dans le Nord et mettre en pratique, en Russie, les spéculations sublimes et inintelligibles de son livre de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ; M. Turgot, intendant de Limoges, philosophe pratique et grand faiseur d’expériences ; et plusieurs autres, au nombre de dix-neuf à vingt. Ces sages modestes prétendent gouverner les hommes de leur cabinet par leur influence sur l’opinion, reine du monde.

21. — On parle d’une scène comique, arrivée ces jours derniers, dans l’appartement de la reine, entre madame la princesse de Talmont et M. le contrôleur-général. La première ne connaissant pas M. de L’Averdy, ou faisant semblant de le méconnaître, l’a entrepris dans une conversation où, par un persiflage allégorique et soutenu, elle a continuellement comparé ses opérations a des drogues, mauvaises, altérées, falsifiées, rajustées. Quand on en est venu à l’éclaircissement, elle a prétendu l’avoir pris pour l’apothicaire de Sa Majesté. Ceux qui connaissent madame la princesse de Talmont assurent quelle est d’une gaieté à se permettre pareille malice.

22. — Un anonyme vient de s’attacher à la critique particulière du quinzième chapitre de Bélisaire, sous le litre de Lettre à M. Marmontel par un déiste converti[7]. L’auteur, qui entre en lice, discute dialectiquement toutes les propositions qu’il regarde comme répréhensibles, et finit par dire qu’il faut que M. Marmontel ait bien du temps à perdre pour s’être amusé a faire un écrit plein de contradictions, de sophisme et d’impiétés. Cette brochure peut se mettre encore au rang des Honnêtetés théologiques.

23. — Il court de temps en temps ici de petites historiettes, dont les oisifs s’emparent avec avidité ; elles servent d’aliment aux conversations ; chacun se les transmet avec plus ou moins de grâces ; mais à force d’être répétées et ressassées, elles acquièrent un air de vérité, et se perpétuent jusqu’à ce qu’il succède quelque chose de nouveau. L’aventure du capucin de Meudon peut être mise au rang de ces contes frivoles, quoique bien des gens l’attestent.

Ce capucin était un frère quêteur qui revenait dans son couvent avec ce qu’il avait de poisson pris. Un voleur l’arrête et lui demande, le pistolet sous la gorge, la bourse ou la vie. Le moine fait ses représentations, lui déclare que c’est tirer la poudre aux moineaux, qu’un homme de sa robe n’a pas grand’chose à donner : l’autre insiste, lui fait vider ses poches, ses goussets, ses aisselles, sa tirelire, forme une capture de trente-six livres, et s’en va. Le moine le rappelle, et lui dit : « Monsieur, vous me paraissez mettre bien de l’humanité dans votre procédé ; rendez-moi un service ; je vais rentrer dans mon couvent : j’aurais besoin de justifier que j’ai été volé, ou je cours risque d’essuyer un châtiment plus cruel que la mort ; tuez-moi, ou fournissez-moi quelque excuse. — Père, que faut-il faire ? — Tirez-moi votre pistolet dans quelque endroit de ma robe, que je puisse prouver avoir fait quelque défense. — Volontiers, étendez votre manteau. » Le voleur tire. Le capucin regarde. « Mais il n’y paraît presque pas — C’est que mon pistolet n’était chargé qu’à poudre… ; je voulais vous faire plus de peur que de mal. — Mais, vous n’avez point d’autre arme sur vous ? — Non. » À ces mots, le capucin lui saute au collet… : « Coquin ! nous sommes donc à armes égales… » Ce moine était grand, gros et vigoureux ; il terrasse le voleur, le roue de coups, le laisse pour mort sur la place, reprend ses trente-six livres et un louis en outre, et revient triomphant à son couvent.

25. — M. de La Louptière a envoyé à M. Dorat le madrigal suivant, à l’occasion de l’épigramme qu’on a vue sur les vers de ce poète :

Ne teNon, les clameurs de tes rivaux
Ne te raviront point le talent qui t’honore ;
Ne teSi tes fleurs étaient des pavots,
Ne teTes jaloux dormiraient encore.

27. — La demoiselle Duprat, chanteuse des chœurs de l’Opéra, ayant besoin de deux cent soixante-huit livres, il y a neuf ans, M. Poinsinet s’offrit de les lui faire trouver sur une montre de quarante louis qu’elle avait. Cette demoiselle lui confia sa montre, et M. Poinsinet lui apporta l’argent, sans lui donner aucun renseignement sur ce qu’était devenu le bijou ; il se contenta de lui en faire une reconnaissance. Quelque temps après, mademoiselle Duprat, se trouvant en fonds, remit à son agent douze louis pour retirer sa montre et payer le principal et les arrérages du prêt : oncques depuis elle n’a revu ses douze louis, ni sa montre, ni M. Poinsinet. Depuis qu’il est question de son opéra, elle a retrouvé cet auteur ; elle l’a d’abord traduit devant M. le lieutenant-général de police, qui a bien voulu s’en mêler. Mais ce magistrat ayant en vain interposé sa médiation, il a conseillé à la demoiselle de porter l’affaire en justice réglée ; ce qui a été fait. Un nommé Vermeille, avocat en possession de faire des mémoires plaisans et de remplacer le sieur Marchand à cet égard, se propose de s’égayer sur la friperie de M. Poinsinet. Il y a de quoi.

29. — Le Parlement et le Conseil s’étant battus réciproquement à l’occasion d’un maître des requêtes, nommé Chardon, un facétieux a fait l’épigramme suivante :

Pour un Chardon on voit naître la guerre.
Le Parlement à bon droit y prétend,
LeEt d’un appétit dévorant
LeS’apprête à faire bonne chère.
Le roi leur dit : « Messieurs, tout doucement !
LeJe ne saurais vous satisfaire :
LeLaissez là tout cet appareil ;
LeJe vois mieux ce qu’il en faut faire ;
LeJe le garde pour mon Conseil ! »


  1. Rédigée par l’abbé Le Grand. — R.
  2. V. décembre 1767. — R.
  3. Ces vers sont de Turgot. — R.
  4. Cette épigramme est de Palissot. — R.
  5. Ce recueil a pour titre : Lettres écrites à M. Marmontel au sujet de Bélisaire ; de 17 pages. — R.
  6. V. 8 mai 1768. — R.
  7. Paris, 1767, in-12 de 77 pages, signé L.S. — R.