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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Novembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 197-205).
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Novembre 1767

Ier Novembre. — Madame Bontemps, veuve du premier valet de chambre du roi, femme jolie, capricieuse et répandue dans le grand monde, a reçu, il y a quelques jours, par la petite poste une lettre, où un inconnu qui signe le chevalier de Vertumne, lui fait une déclaration et lui promet deux mille écus de pension, si elle veut seulement avoir la complaisance d’aller à Opéra le plus souvent qu’il lui sera possible, et regarder dans le parterre en entrant. Il assure qu’il va souvent à ce spectacle, et qu’il sera content de cette marque de bienveillance. Il envoie cinq cents livres en conséquence pour le premier mois d’avance, et ainsi de suite. Madame Bontemps, au lieu de jeter la lettre au feu, de donner les cinq cents livres au curé de la paroisse, de garder un profond silence sur cette aventure, et de laisser se morfondre dans le parterre de l’Opéra ce bizarre soupirant, a porté la lettre et l’argent chez M. le lieutenant général de police, a exigé des recherches et fait un grand cancan : ce qui a donné de la publicité à son histoire et l’a couverte de ridicule.

3. — Le sieur Taconet a mis en parodie l’histoire très-véritable de la momie dont on a parlé[1]. Cette pièce a un succès prodigieux. Le commissaire Rochebrune, qui est le héros de l’aventure, a fait beaucoup de démarches auprès de M. de Sartine pour arrêter le cours de cette facétie, mais en vain. Ce sage magistrat n’a point cru hors de propos qu’on bernât un peu l’ineptie de ce suppôt de la police.

4. — On a parlé[2] de l’évasion de mademoiselle La Forest, au grand regret d’un jeune prince nouvellement marié qui avait conçu pour elle une passion dangereuse. On sait actuellement le motif de cette fuite précipitée. L’amant lui a fait présent d’une partie assez considérable des diamans de la princesse. Sur les recherches que la courtisane a eu vent qu’on faisait, elle a cru devoir s’éclipser. Mieux conseillée, elle s’est présentée depuis peu au duc de Penthièvre, père du jeune prince, a rapporté les diamans, et s’est jetée à ses genoux en implorant ses bontés. Le duc a paru satisfait de cette démarche ; il lui a dit qu’on ferait estimer les diamans, et qu’on lui en paierait la valeur, qu’elle n’eut aucune inquiétude ; que son fils était le seul coupable ; qu’on aurait soin de son enfant si elle était grosse, comme elle disait le soupçonner ; que dans tous les cas on pourvoirait à ses besoins ; mais qu’il exigeait qu’elle ne vît plus le jeune prince, son amant.

6. — M. de La Dixmerie ayant lieu de se plaindre de l’ingratitude des pensionnaires du Mercure, qui pour la plupart n’y contribuent en rien, et veulent cependant le frustrer d’une pension qu’il a droit d’espérer par six années de coopération presque gratuite à ce journal, vient d’exhaler ses plaintes dans une fable allégorique et ingénieuse. La voici.


Le Laboureur et les Oiseaux.

Pour féconder un champ de stérile nature,
Guillot employait tout, soins, travaux et culture.
« Ah ! dit-il, si les dieux secondent mes efforts,
« Si de Cérès le regard m’est propice,
« SiElle doit m’ouvrir ses trésors ;
Le travail assidu vaut bien un sacrifice.
Attendons. » Il attend ; mais un essaim d’oiseaux
Sur les épis dorés vient fondre à tire d’aile,
Et dévore à l’instant le fruit de ses travaux.
« Il sème encore ; incursion nouvelle.
« SiSix fois le père des saisons
De ses douze palais a parcouru la suite,
Et six fois de Guillot l’espérance est détruite.
Un de ces oiseaux meurt[3]. « Çà, dit-il, composons :
Je veux bien, mes amis, travailler pour vous plaire ;
Mais le sage, dit-on, fuit les biens superflus,
« SiPrenez donc votre nécessaire,
Et laissez-moi la part de l’oiseau qui n’est plus. »
« SiÀ ces mots Dieu sait quel ramage ;
« On tient conseil : c’était pour mieux faillir.
« Voici l’arrêt de cet aréopage :
« « Sème Guillot ; semer est ton partage,
« SiLe nôtre est de tout recueillir. »

7. — On a parlé[4] du Cas de Conscience, etc., ouvrage attribué à Dom Clémencet, des Blancs-Manteaux, où l’on attaque la Commission nommée pour l’examen des constitutions des Moines dans son essence et dans sa forme ; on en démontre les irrégularités et le vice. Ce Mémoire n’est pas sorti de la poussière des cloîtres, ou est retombé dans celle des cabinets des savans. Un plaisant a porté à ce tribunal un coup plus mortel. C’est une estampe allégorique, satirique, et d’autant plus offensante pour la prélature, qu’elle est, très-vraie. D’un côté on y voit les cinq archevêques chargés de cette besogne. Celui de Reims (M. de La Roche-Aymon) est en face de l’église romaine, figurée par une femme qui lui fait la moue. Une main paraît présenter un cordon bleu à l’archevèque d’Arles (M. de Jumilhac) ; elle l’attire, l’occupe, l’amuse et se joue de lui. Un équipage de chasse offert à l’archevêque de Narbonne (M. Dillon) captive ses regards, et paraît mériter toute son attention. Celui de Toulouse (M. de Brienne) est à son bureau, deux volumes de l’Encyelopédie ouverts devant lui, l’un à l’article Célibat, l’autre à l’article Moines. Enfin M. l’archevêque de Bourges (Phelypeaux) présente un bouquet à une demoiselle qui l’agace et porte tous les caractères d’une fille de joie. De l’autre côté sont trois moines de différens ordres, avec les attributs de la pénitence, les haires, les cilices, les crucifix, et dans les diverses attitudes qui leur conviennent. Au bas sont écrits ces mots : « Ce sont ceux-là qui réforment ceux-ci. »

Cette pasquinade très-bien faite est de la plus grande rareté ; tout le clergé s’est remué pour en arrêter le débit, malheureusement quelques curieux en ont eu des exemplaires.

17. — On conte une historiette qu’on prétend être arrivée récemment à M. Marmontel, et qu’il nie comme de raison. Cet auteur s’était rendu dans une maison de campagne, chez une dame qui venait de retirer sa fille du couvent. C’était une veuve seule, et qui n’avait pas un gros ménage. À l’arrivée de cet homme célèbre, non attendu, et plus encore sur l’annonce qu’il lui donne de madame Gaulard et sa compagnie, qui vont arriver, elle le quitte pour donner des ordres, lui demandant la permission de s’absenter quelques minutes. Elle recommande à sa fille d’entretenir monsieur, et de faire les frais de la conversation ; elle sort. La demoiselle était jolie, et agnès plus qu’on ne l’est sans doute en sortant de beaucoup de couvens. Quoi qu’il en soit, le sieur Marmontel s’évertue, s’oublie, profite de l’innocence de la jeune personne, et devient fort entreprenant. Sur ces entrefaites la mère revient, fait ses excuses à notre académicien, lui témoigne ses regrets de l’avoir laissé, dit qu’elle craint qu’il ne se soit ennuyé. Il répond, proteste, jure que point du tout, que mademoiselle sa fille a de l’esprit comme un ange ; qu’il s’est fort amusé. La mère se retourne vers elle, témoigne à sa fille combien elle souhaiterait que cette effusion ne fût pas une affaire de politesse… M. Marmontel riposte de nouveau qu’il n’y a rien de plus vrai, qu’il a eu beaucoup de plaisir. La petite, impatiente, répond vivement : « Il ment, maman, il ment. Le beau plaisir de manier le cul des gens avec des mains froides comme glace… » On ne peut entreprendre de peindre l’état de la mère et du sieur Marmontel ; il n’attendit pas le compliment qu’il méritait, et remonta brusquement en voiture.

18. — On a vu un écrit publié sous l’intitulé de Cas de conscience proposé et décidé par des soi-disant théologiens et canonistes, au sujet de la commission royale pour l’examen des réguliers. C’est l’ouvrage attribué à dom Clémencet. Un anonyme vient d’y répondre sous le titre de Réflexions, et paraît l’avoir réfuté aussi fortement que solidement.

19. — Lettre à Son Altesse Monseigneur le prince de *** (Brunswick) sur Rabelais et sur d’autres auteurs, accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne. Brochure in-8° de cent quarante-quatre pages. On ne pourrait qu’applaudir au but de l’auteur, si, dans le précis des ouvrages qu’il présente, il s’était occupé sérieusement à les combattre ; mais on ne voit que trop que son objet est moins de les réfuter que de remettre sous les yeux du lecteur les opinions dangereuses des Porphyre, des Celse et des Julien, adoptées et rajeunies par les auteurs de la ligue moderne conjurée pour saper et renverser le christianisme jusque dans ses fondemens. Cet ouvrage, pour tout dire, est de M. de Voltaire. Il contient des faits curieux et intéressans. La partie historique en est très-bien faite.

22. — On publie une estampe agréable, qui rend avec la plus grande vérité la demoiselle Allard et le sieur Dauberval dansant le pas de deux qui leur attire tant d’applaudissemens dans le second acte de l’opéra de Sylvie. Les vers mis au bas de l’estampe expriment très-bien le moment dans lequel ces danseurs sont représentés :

SoSur sa fierté la nymphe se repose :
Son amant perd déjà l’espoir de l’attendrir ;
Mais elle le regarde en songeant à le fuir :
SoNymphe qui rêve aux tourmens qu’elle cause,
SoTouche au moment de les guérir.

— On a donné, le 20 de ce mois, sur le Théâtre Français, Les Deux Sœurs, comédie en deux actes et en prose. Elles n’ont apparemment pas été trouvées jolies, puisqu’elles n’ont pas reparu. Cependant une scène passablement dialoguée et supérieurement jouée a paru plaire au public qui a jugé le reste avec peu d’indulgence. L’auteur (M. Bret) a gardé l’anonyme.

24. — L’opéra de Philidor a été joué aujourd’hui avec une affluence qui ne peut se comparer qu’à celle qu’on vit aux Français aux célèbres journées des Philosophes et de l’Écossaise. Toutes les loges étaient louées : il y avait du monde dès midi, et la salle regorgeait, ainsi que les corridors, les galeries, les escaliers, les avenues. Le poëme en trois actes est de Poinsinet, et a pour titre Ernelinde. Le sujet est la réunion des trois couronnes du nord. On a trouvé de beaux morceaux dans la musique, un récitatif obligé très-savamment fait et très-bien chanté. On ne peut refuser des éloges au compositeur. On y remarque beaucoup de talent. Mais il est bien loin du degré de perfection qu’exige le théâtre lyrique. Il serait difficile de prononcer en dernier ressort sur cette nouveauté, et il faut la voir plusieurs fois pour juger de l’effet qu’elle fera sur les esprits et sur les oreilles en général. On n’a pas été satisfait à cette première représentation. Les amis du musicien accusent le poëme, qui à la vérité ne prête pas au chant et à la scène.

26. — Un plaisant a fait l’épigramme ou chanson suivante sur le nouvel opéra de Poinsinet :

La muse gothique et sauvage,
La mDe Poinsinet,
La muse a fait caca tout net :
À Philidor rendons hommage,
Et réservons le persiflage
La mÀ Poinsinet.

27. — L’affluence avait prodigieusement diminué aujourd’hui à l’Opéra : à cinq heures et demie on entrait encore facilement dans le parterre, et l’on a pu juger avec plus de réflexion et de tranquillité. On continue à rejeter sur la méchanceté du poëme et des paroles le peu de succès de cet opéra. Ce défaut empêche l’effet des beautés musicales que Philidor a répandues dans son ouvrage, et qui, étant faites pour produire de l’intérêt, n’y réussissent que faiblement, lorsque le charme est détruit par les absurdités. Le grand morceau du musicien est un récitatif obligé, dont on a déjà parlé, et qui aurait pu ramener le spectacle des Euménides d’Eschyle, si ce qui l’occasione eût été plus vrai, ou plus vraisemblable, ou mieux préparé. Ernelinde, forcée par le tyran à choisir entre son père et son amant, se détermine, comme de raison, mais non dans l’ordre des passions, pour son père. Son choix à peine est fait, que la douleur, les remords la tourmentent : elle croit entendre l’ombre de son amant lui reprocher son ingratitude. L’accompagnement de ce récitatif est exécuté en partie par des cors, qui, par des crescendo admirables, peignent à l’imagination les cris d’une ombre plaintive. On trouve encore des duo, un trio, un ou deux chœurs de la plus grande beauté, et, quoi qu’en disent les détracteurs de ce genre, des symphonies et des airs de danse fort agréables dans le ballet de la fin. On se persuade, malgré tout cela, que cet opéra ne se soutiendra pas. Ce serait une grande perte pour les entrepreneurs, qui ont fait

beaucoup de dépense.
29. — Sur l’opéra de Philidor.

Qui veut de tout, de tout aura,
Qu’il aille entendre l’opéra ;
Chant d’église, chant de boutique,
Du bouffon et du pathétique,
Et du romain et du français,
Et du baroque et du niais,
Et tout genre de symphonie,
Marche, fanfare et cætera ;
Rien ne manque à ce drame-là,
Sinon esprit, goût et génie.


29. — M. Dorat vient de faire paraître la Danse, chant quatrième, qui manquait à son poème de la Déclamation. Il est précédé de notions historiques sur la danse, et suivi d’une Réponse à une lettre écrite de province.

  1. V. 18 octobre 1767. — R.
  2. V. 26 septembre 1767. — R.
  3. La Garde.
  4. V. 25 septembre 1767. — R.