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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Février

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 109-118).
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Février 1767

Ier Février. — Le sieur Pierre Hourcastremé, de Navarrins en Béarn, a eu l’honneur de présenter au roi, le 16 janvier, une Nouvelle démonstration des principes de l’écriture et des dessins à la plume, de sa composition. Cet ouvrage était accompagné des vers suivans :

DansUn citoyen des Pyrénées
DansQui, sans intrigue et sans appui,
Dans le plus doux repos voit couler ses années,
DaOse, grand roi, vous offrir aujourd’hui
De son amour pour vous ce faible et simple gage.
DansL’art n’a point orné cet hommage ;
De la seule nature, hélas ! il est le fruit :
DansC’est toujours elle qui conduit
DansSa main, son cœur et son ouvrage.

2. — Couplets attribués à M. le duc d’Ayen, dont un du roi, à ce qu’on prétend.

Que l’on goûte ici[1] de plaisirs,
QuOù pourrions-nous mieux être ?
Tout y satisfait nos désirs,
QuTout aussi les fait naître.
N’est-ce pas ici le jardin
QuOù notre premier père,
Trouvait sans cesse sous sa main
QuDe quoi se satisfaire ?

Ne sommes-nous pas encor mieux
QuQu’Adam dans son bocage ?
Il n’y voyait que deux beaux yeux,
QuJ’en vois bien davantage.

Dans ce séjour délicieux
QuJe vois aussi des pommes,
Faites pour charmer tous les yeux
QuEt damner tous les hommes.

Amis ! en voyant tant d’appas
QuQuels plaisirs sont les nôtres ;
Sans le péché d’Adam, hélas !
QuNous en verrions bien d’autres.

Il n’eut qu’une femme avec lui ;
QuEncor c’était la sienne :
Ici je vois celle d’autrui,
QuEt ne vois pas la mienne[2].

Il buvait de l’eau tristement
QuAuprès de sa compagne,
Nous autres nous chantons gaiement
QuEn sablant le champagne.

Si l’on eût fait dans un repas
QuCette chère au bonhomme,
Le gourmand ne nous aurait pas
QuDamné pour une pomme.


3. — On doit faire incessamment, sur le théâtre des Menus-Plaisirs, une répétition de l’opéra de Pandore, mis en musique par M. de La Borde.

6. — Chanson sur Molé et mademoiselle Clairon,

Sur l’air : Tôt, tôt, tôt, battez chaud.

Le grand bruit de Paris, dit-on,
Est que mainte femme de nom
Quête pour une tragédie,
Où doit jouer la Frétillon

Pour enrichir un histrion,
Tous les jours nouvelle folie.
Tous Le faquin,
Tous La catin,
Tous Intéresse
Baronne, marquise et duchesse.

Pour un fat, pour un polisson
Toutes nos dames du bon ton
Vont cherchant dans le voisinage.
Vainement les refuse-t-on ;
Pour revoir encore Clairon
Dans Paris elles font tapage.
Tous La santé
Tous De Molé
Tous Les engage,
Elles ont grand cœur à l’ouvrage.

Par un excès de vanité
La Clairon nous avait quitté,
Et depuis ce temps elle enrage
Et sent son inutilité ;
Comptant sur la frivolité,
Elle recherche le suffrage
Tous Du plumet,
Tous Du valet.
Tous Quel courage
Pour un aussi grand personnage !

Le goût dominant aujourd’hui
Est de se déclarer l’appui
De toute la plus vile espèce,
Dont notre théâtre est rempli.
Par de faux talens ébloui
À les servir chacun s’empresse.
Tous Le faquin,
Tous La catin

Tous Intéressé
Baronne, marquise et duchesse.

Molé plus brillant que jamais
Donne des soupers à grands frais,
Prend des carrosses de remise,
Entretient filles et valets.
Les femmes vident les goussets
Même des princes de l’Église[3] ;
Tous Pour servir
Tous Son plaisir,
Tous La sottise !
Elles se mettraient en chemise.

Assignons par cette chanson
De chacun la punition ;
Pour ses airs et son indécence,
D’abord à Molé le bâton,
Ensuite, pour bonne raison,
Comme une digne récompense,
Tous À Clairon
Tous La maison
Tous Ou la cage
Que l’on doit au libertinage

7. — M. Gautier de Sibert, auteur des Variations de la monarchie française, dans son gouvernement politique, civil et militaire, élu de l’Académie des Belles-Lettres à la place de M. Tercier. M. de Rochefort a les secondes voix.

8. — M. Feutry, poète connu par une imagination vaste et noire, vient de publier un poème, intitulé les Ruines[4]. Le génie de la destruction personnifiée est l’âme de cette pièce, où l’on trouve de très-beaux vers.

10. — Le sieur Molé a fait aujourd’hui sa rentrée au Théâtre Français dans la Gouvernante. L’affluence a été des plus nombreuses. Cet acteur est entré en scène, incertain s’il ferait un compliment ou nom. Le public l’ayant accueilli par les applaudissemens les plus nombreux et a harangué le public en deux ou trois phrases, dites à voix basse et du ton le plus entrecoupé et le plus modeste : les battemens de mains ont recommencé, et il a très-bien joué.

On critique beaucoup cette impudence en présence de madame la princesse de Lamballe, qui était venue au spectacle in fiocchi, et avait été annoncée.

11. — La littérature vient de perdre l’abbé Goujet[5], fameux par ses compilations, son supplément au Dictionnaire de Moréri et sa Bibliothèque française, sans compter une immensité d’ouvrages de piété dont le détail serait fort long. Il était plus érudit que bon écrivain.

12. — La fameuse représentation tant annoncée en faveur de Molé doit s’exécuter sur le théâtre de M. le baron d’Esclapon, faubourg Saint-Germain. Les deux pièces qu’on jouera sont Zelmire[6] et l’Époux par supercherie[7]. On compte sur six cents billets. Cette souscription a reçu beaucoup de contradictions. Il est incroyable avec quelle fureur quelques femmes de la cour font une affaire capitale de cette misère et forcent tous leurs amis à boursiller.

13. — M. Marmontel a jugé à propos de faire imprimer l’ouvrage dont il lut quelque chose à l’assemblée extraordinaire de l’Académie Française, tenue l’année dernière en faveur du prince héréditaire de Brunswick[8]. Il est intitulé Bélisaire. Quoique ce ne soit qu’une dissertation très-froide, très-longue, très-rebattue sur des objets de morale et de politique, quelques assertions hardies, lâchées dans le quinzième chapitre, ont échauffé le public, et l’ouvrage a eu une célébrité éphémère qui se passera bientôt. Il ne peut être que très-médiocre, quand on le compare à Télémaque, où les mêmes principes sont traités d’une façon plus animée, plus onctueuse, plus intéressante, et d’ailleurs avec les grâces faciles et touchantes d’un style auquel ne peut atteindre la raideur du nouvel académicien.

14. — Le fameux Quinault Dufresne, tant regretté au Théatre Français, et dont on avait peine à oublier la perte, est mort ces jours-ci.

15. — On a fait hier aux Menus-Plaisirs la répétition de l’opéra de Pandore, de M. de Voltaire, remis en musique par M. de La Borde, l’un des premiers valets de chambre du roi. On n’a point trouvé que le musicien ait répondu à la magnificence et à la beauté du poëme, vraiment lyrique.

16. — M. Antoine Petit, médecin toujours prêt à rompre des lances en faveur de l’inoculation, vient d’écrire une Lettre adressée à M. le doyen de la Faculté[9] à l’occasion de la petite vérole survenue à deux jeunes demoiselles inoculées par M. Gatti. En convenant des faits, il attribue le retour de la petite vérole à l’insuffisance de la méthode de l’inoculation, qui cherchant à donner à ses malades la plus petite maladie possible, quelquefois ne leur donne rien. Cette Lettre est pleine d’une logique adroite et insinuante.

17. — M. Gazon Dourxigné vient de faire imprimer l’Ami de la vérité, ou Lettres impartiales, semées d’anecdotes curieuses sur toutes les pièces de théâtre de M. de Voltaire[10]. On y trouve en effet quelques anecdotes curieuses.

19. — Jamais assemblée n’a été plus brillante que celle d’hier, à la représentation de Zelmire et de l’Époux par supercherie, au profit de Molé. Cet acteur n’a pas eu les suffrages auxquels il s’attendait, et mademoiselle Clairon n’a pas été enivrée d’encens autant qu’elle devait l’espérer. On compte que l’histrion aura eu vingt-quatre mille livres de bénéfice.

20. — On parle depuis quelque temps d’un nouvel ouvrage très-rare, intitulé la Sabbatine. C’est une satire contre madame Sabbatin, maîtresse de M. de Saint-Florentin, aujourd’hui marquise de Langeac. Bien des gens révoquent en doute l’existence de ce livre.

21. — Le roman moral et politique de M. Marmontel, intitulé Bélisaire, a exité du tumulte. La Sorbonne a cru devoir s’élever contre le chapitre XV, qui parle de la tolérance. Sur ses vives représentations, le livre vient d’être arrêté. Le privilège dont il était revêtu doit être cassé. L’archevêque de Paris se dispose à tonner contre les maximes de l’auteur par un mandement, et la Faculté de Théologie va les proscrire par une censure publique. Moins d’éclat eût peut-être produit un meilleur effet, car le plus méchant livre proscrit en devient plus recherché.

22. — On parle beaucoup du luxe généreux du sieur Molé. Il a employé les vingt-quatre mille livres de bénéfice que lui a rendues la représentation tant annoncée, à acheter des diamans à sa maîtresse.

22. — Précis pour M. J.-J. Rousseau, en réponse à l’Exposé succinct de M. Hume ; suivi d’une lettre de madame D*** à l’auteur de la Justification de M. Rousseau. On attaque fortement dans ce précis les éditeurs de l’Exposé succinct et les ennemis de M. Rousseau. Il y a de l’esprit dans la lettre de madame D***, et encore plus de générosité si, comme on le croit, c’est madame d’Épinay[11] qui parle en faveur d’un homme dont elle a lieu de se plaindre amèrement. Malheureusement dans toutes ces querelles le public aime à rire et se moque des deux adversaires, sans examiner qui a tort ou raison.

23. — Le singe de Nicolet est toujours à la mode. On vient de lui faire parodier fort ingénieusement la maladie de Molé, et tous les ridicules qui s’en sont suivis. Il paraît sur le théâtre en bonnet de nuit et en pantoufles, joue le moribond, et cherche à exciter la commisération publique.

— On répète les Scythes de M. de Voltaire, et les Comédiens se disposent à les jouer incessamment. La pièce est déjà tout imprimée, et prête à voir la lumière.

26. — La tempête contre M. Marmontel commence à se calmer de la part de M. l’archevêque, auquel ce disciple très-docile a promis telle rétractation qu’il voudrait, de faire la profession de foi la plus caractérisée, de signer la Constitution, le Formulaire, etc.

M. Bret, le censeur de cet ouvrage, n’en a pas moins perdu sa place et sa pension[12].

28. — Un grand schisme s’élève à l’Opéra, et l’importance des personnages exige qu’on tienne registre de cette anecdote. Madame Larrivée, toujours amoureuse de son mari, s’est trouvée surprise d’une galanterie qu’elle n’avait pas lieu d’espérer de sa part. Furieuse. elle l’accable des plus sanglans reproches, veut remonter à la source de cette perfidie, Larrivée se trouve d’autant plus confondu, qu’il est obligé d’avouer une infidélité : il convient qu’il a eu les faveurs de mademoiselle Fontenet, autre darne de l’Opéra, très-respectable et appartenant à M. le duc de Grammont ; d’ailleurs amie très‑intime de madame Larrivée. La colère de celle-ci redouble, en se voyant également dupe de l’amour et de l’amitié. Elle va à l’Opéra : mademoiselle Fontenet venant à elle pour la caresser, elle la repousse avec horreur et l’apostrophe des épithètes les plus infâmes. Mademoiselle Fontenet témoigne son étonnement, demande une explication : on redouble les injures, on lui dit de s’examiner, et on la laisse en proie à sa douleur et à ses remords. Après le spectacle, mademoiselle Fontenet, outrée, n’a rien de plus pressé que d’écrire à son amie, de lui demander raison d’un procédé si nouveau et de déclarer l’innocence la plus complète. Le mari était présent à la réception de cette lettre. L’offensée la lui donne à lire : « Qu’avez‑vous à répondre ? dit-elle. — Je vais le faire de la bonne encre, réplique-t-il. » En effet, il riposte de la façon la plus outrageante à mademoiselle Fontenet. Celle-ci a recours à M. le duc de Grammont, Ils vont trouver les directeurs de l’Opéra. Mademoiselle Fontenet expose ses griefs ; prétend avoir à se plaindre non-seulement de la calomnie de M. Larrivée, relativement à sa prétention d’avoir couché avec elle, mais de pousser l’infamie jusqu’à l’accuser d’une maladie honteuse qu’elle n’a jamais connue. Son amant appuie fortement ses plaintes : il y ajoute les siennes. Les directeurs trouvent le cas des plus importans, et ils sont d’avis d’en référer au ministre. L’affaire portée devant lui, M. le comte de Saint-Florentin ordonne que, conformément à la demande de mademoiselle Fontenet, le sieur Pibrac et son confrère se transporteront chez cette demoiselle pour en faire la visite ; ce qui a dû être exécuté aujourd’hui. La demoiselle attend une vengeance éclatante, et ne demande rien moins qu’une réparation authentique de la part du calomniateur. Sur ces entrefaites madame Larrivée, dans l’aveuglement de sa fureur, a écrit une lettre fort singulière à madame la duchesse de Grammont, dans laquelle elle lui marque qu’elle n’ignore pas qu’il y a peu de commerce entre madame la duchesse et M. le duc ; que cependant il se trouve quelquefois dans les ménages les moins amoureux de ces momens où l’on se rapproche sans s’y attendre ; qu’elle est bien aise de la prévenir de ne point se livrer à sa tendresse pour son mari, si les circonstances la lui rappelaient ; qu’il doit être dans l’état le plus déplorable, etc.

28. — Il paraît un Essai sur l’origine et l’antiquité des langues[13], où l’auteur discute sérieusement si Adam et Ève, dans le jardin d’Éden, avant leur chute, se parlaient par signes, ou bien s’ils employaient un langage particulier. Il prétend qu’il est évident qu’ils se sont entretenus par signes.

  1. À Choisy.
  2. Ce couplet est attribué au roi.
  3. V. 13 janvier 1767. — R.
  4. Londres, 1767, in-8o. — R.
  5. Mort le 1er février 1767. Il était né le 19 octobre 1697. — R.
  6. De de Belloy. — R.
  7. De Roissy. — R.
  8. V. 24 mai 1766. — R.
  9. Amsterdam (Paris), 1767, in-8o. — R.
  10. Amsterdam (Paris, Jorry), 1767, in-12. — R.
  11. La publication des Méfnoires de madame d’Épinay a prouvé qu’elle était incapable d’une telle générosité. C’est madame de Latour-Franqueville qui prit la défense de Jean-Jacques. — R.
  12. V. 10 avril 1767. — R.
  13. Par J.‑B. Perrin Londres, 1767, in-12. R.