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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Janvier

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 100-109).
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Janvier 1767
1767.

1er Janvier. — M. le duc de Choiseul avant été élu premier marguillier d’honneur de Saint-Eustache, M. le chevalier de Boufflers lui a adressé ces vers pour étrennes, au nom du curé de cette paroisse :

Toi, que je n’ose encore inviter à confesse,
Toi,Et que pourtant dans quatre mois
Toi,Je dois attendre à ma grand’messe[1],
Choiseul, de ton curé daigne écouter la voix,
Toi,Et reçois les vœux qu’il t’adresse :
Toi,Quoique tu sois grand ouvrier,
Puisse-je ne te voir que rarement à l’œuvre !
ToDe L’Averdy le sage devancier
Toi,Dont l’écu porte une couleuvre,
Et qui fut comme toi, grand homme et marguillier,
Ce Colbert, qu’aujourd’hui le peuple canonise,
ToEt qu’autrefois il osa déchirer,
Toi,Fit peu d’ordure en mon église
Toi,Avant de s’y faire enterrer[2].
Toi,Je sais fort bien que les confrères
Toi,De Saint-Eustache et de la cour
Aimeraient mieux qu’ici tu fisses ton séjour ;
Je sais que maint dévot offre au ciel ses prières
ToPour ton salut qui ne t’occupe guères :
Ton vieux curé consent à ne te voir jamais,
Toi,Et s’il forme quelques souhaits,
Toi,C’est que tu restes à Versailles,

Toi,Où par toi le Dieu des batailles
Toi,Serve long-temps le Dieu de Paix.
Amen ! Ainsi soit-il. Si pourtant chaque année,
Toi,Choiseul, tu pouvais une fois
Toi,Quitter le plus chéri des rois
Toi,Qui t’a fait son âme damnée,
Toi,Viens te montrer en ces saints lieux,
Toi,Viens un peu changer d’eau bénite,
Toi,Mais surtout retourne bien vite
Toi,Exorciser tes envieux !

7. — Le sieur Molé commence à se flatter de pouvoir reparaître dans peu sur la scène. Mademoiselle Clairon, toujours zélée pour l’honneur du théâtre et des histrions, a imaginé de proposer des souscriptions en faveur de cet acteur convalescent. Elle a la manie de vouloir reparaître : elle offre de jouer une ou deux fois sur un théâtre particulier, quand on aura rassemblé une quantité d’amateurs suffisante. Les billets seront d’un louis. Ce projet fait la plus grande sensation à la cour et à la ville, et c’est un empressement à qui souscrira.

8. — Un nouvel auteur se mêle de la querelle de MM. Hume et Rousseau : il répand des Réflexions posthumes sur le grand procès de Jean-Jacques avec David [3]. Tel est le titre de sa brochure, qui n’est rien moins que d’un juge impartial, et qui distille l’amertume la plus forte contre les philosophes.

« Qu’importait, dit l’auteur de cette brochure, à l’historien de la maison de Tudor, que l’on crût à Paris pendant quelques jours qu’il s’était moqué d’un Suisse en Angleterre ? Un homme si sage, si bon et si considérable, devait-il s’acharner après un malheureux, pauvre, infirme et proscrit, qui n’a que son orgueil et sa renommée ?  »

9. — Les Comédiens Français ont reçu de M. de Voltaire une nouvelle tragédie, qu’ils se disposent à donner après Eugénie ; elle a pour titre les Scythes.

10. — On sait que c’est M. de La Harpe qui doit être couronné dans l’assemblée publique de l’Académie Française, le 22 de ce mois : c’est lui qui, au jugement de cette compagnie, a fait le meilleur discours sur le sujet proposé par le particulier d’Amsterdam[4], ayant pour objet, comme nous l’avons dit, d’exposer les avantages de la paix, d’inspirer de l’horreur pour les ravages de la guerre, et d’inviter toutes les nations à se réunir pour assurer la tranquillité générale.

M. Gaillard a balancé long-temps les suffrages, et l’Académie le voit avec regret rester sans récompense.

11. — M. de Voltaire, toujours universel et toujours jaloux de briller dans tous les genres, a engage M. de La Borde à mettre son opéra de Pandore en musique.

12. — Le nommé Després Bouquerel, frère d’un négociant de Rennes, impliqué dans l’affaire de Bretagne, convaincu d’avoir écrit des lettres anonymes à M. le comte de Saint-Florentin, où, sans respect pour le ministère, il s’est livré à une déclamation indécente et très-criminelle, a été conduit à Bicêtre.

13. — Les souscriptions proposées par mademoiselle Clairon prennent la plus grande faveur : on ne se contente pas de donner un louis, il est ignoble de ne prendre qu’un billet. Quatre prélats, M. le prince Louis, l’archevêque de Lyon, l’évêque de Blois et l’évêque de Saint-Brieux, se sont mis au rang de ces amateurs.

Il est question d’imprimer et de rendre publique la liste des souscripteurs.

16. — Almanach philosophique, en quatre parties, suivant la division naturelle de l’espèce humaine en quatre classes ; à l’usage de la nation des philosophes, du peuple des sots, du petit nombre des savans, et du vulgaire des curieux, par un auteur très-philosophe[5]. On l’attribue à M. de Voltaire. Il est de M. M. de Castilhon, C’est un philosophe enjoué, qui s’est égayé à prodiguer dans ce petit ouvrage, sous le titre Almanach, beaucoup d’érudition, de critique, de philosophie, de morale et de bonne plaisanterie. Il se fait auteur d’almanach pour tourner en ridicule le goût du public pour ces petits livrets, et pour attaquer la sotte crédulité de ceux qui en consultent les prédictions. Il plaisante avec esprit les paradoxes de langage et de conduite des prétendus philosophes, qui ne veulent parler, penser ni agir suivant les lumières ordinaires de la saine raison. On trouve dans cet ouvrage beaucoup de saillies, des anecdotes, des dissertations singulières, un mélange agréable de sérieux et de comique.

18. — On chansonne tout : on a établi depuis peu une caisse d’escompte sur laquelle s’égaie la malignité du public. Nous consignons ici la chanson suivante, moins comme une pièce littéraire que comme une pièce historique et faisant anecdote :

Sur l’air : L’avez-vous vu, mon bel ami ?

Arrêt pour l’établissement
ArD’une chambre d’escompte
Qui produira par chacun an

ArCinq millions de bon compte ;
C’est pour remplacer un banquier[6]
Qui voudrait ses fonds retirer,
ArreQu’on établit
ArreEt qu’on bâtit
ArreUne si belle affaire :
Par ses biens jugez du profit
ArQue le public va faire.
ArreLe controleur,
ArreToujours docteur
Et surtout grand calculateur,
ArreA dit au roi :
ArreSire, je croi
Qu’en formant nombre d’actionnaires
Vous ferez de bonnes affaires.
Dans ma place j’ai su gagner
ArDu public la confiance,
À la caisse on ira verser
ArL’argent en abondance ;
Directeurs je saurai nommer
Pour sagement administrer
L’argent qu’on fera fabriquer
ArÀ Pau, comme à Bayonne.
Chaque mois je veux tout coter,
ArParapher en personne ;
Je veux aussi, pour constater
Des profits la totalité,
Des balance en forme arrêter ;
Au moyen des dites balances
On n’aura pas de défiances.
Quinze richards il faut charger
ArDe cettle grande affaire,
Tous les ans il faut leur donner
Vingt mille livres d’honoraires ;
Surtout qu’ils ne soient pas garans
De banqueroutes, d’accidens,

ArreCar j’y ai mis
ArreTous mes amis
ArEt aussi mon beau-père ;
Ainsi, s’ils étaient poursuivis
ArJ’en payerais l’enchère.
Réservez-vous vingt mille actions
Dont la ferme fera les fonds,
ArreQu’elle paiera
ArreQuand elle pourra.
Ce trait de fine politique
À tous fera la nique.

Il faut lire l’arrêt du Conseil qui établit cette caisse d’escompte pour entendre ce vaudeville.

20. — Le bruit s’étant répandu du regret de l’Académie Française de n’avoir qu’une médaille à donner[7], un généreux citoyen lui a fait remettre le prix d’une seconde médaille : ainsi M. Gaillard ne restera pas sans couronne.

22. — M. Thomas a prononcé aujourd’hui, dans une assemblée publique de l’Académie Française, son discours de réception, qui a été fort applaudi. Il y a ménagé un épisode où il fait entrer le portrait de l’homme de lettres, et il paraît le regarder comme plus utile aux États que l’homme d’État, le législateur même. Cette assertion paradoxale ne pouvait manquer de recevoir un accueil distingué dans une pareille cérémonie.

Monseigneur le comte de Clermont, prince du sang, était directeur ; mais n’ayant pu se rendre à l’Académie, à cause de sa santé, il a été remplacé par le prince de Rohan Guémené, qui a répondu au récipiendaire avec moins d’emphase et de prétention, mais avec plus de noblesse et d’un style plus académique.

M. Thomas a lu ensuite le quatrième chant d’un poëme épique auquel il travaille depuis long-temps, nommé la Pétréiade. C’est l’éloge de Pierre-le-Grand. Ce chant renferme son voyage en France, avec les licences que tolère la poésie. Le public a paru fort satisfait de cette lecture rapide. L’assemblée était très-nombreuse : la célébrité du récipiendaire avait attiré beaucoup de monde.

C’est dans cette même assemblée que MM. de La Harpe et Gaillard ont été couronnés.

24. — M. de Silhouette vient de mourir à sa terre, le 20 de ce mois. Nous laissons de côté l’ex-contrôleur-général, pour regretter le philosophe, homme de lettres et d’esprit.

25. — M. Tercier, ci-devant l’un des premiers commis des affaires étrangères, de l’Académie des Belles-Lettres, vient de mourir. On peut se rappeler qu’il fut la victime de son indulgence d’avoir approuvé le trop fameux livre De l’Esprit de M. Helvétius, et pour lequel le défunt a eu tant de chagrin[8].

27. — Il paraît depuis quelques jours, très-clandestinement, un nouveau Mémoire de M. de La Chalotais, imprimé avec le même secret et tendant au même but que les précédens. Il paraît avoir été fait avant sa translation à Xaintes. Même force, même énergie, même cri de l’innocence. Il attaque ici formellement M. le comte de Saint-Florentin, et met dans le plus grand jour la conduite inique et barbare de ce ministre.

— Clairval, acteur de la Comédie Italienne, vivait depuis long-temps avec madame de Stainville : son mari, indigné du goût dépravé de cette femme, a obtenu un ordre du roi, et vient de l’enlever et de la conduire lui-même à Nancy. On a fait une descente chez l’histrion pour enlever lettres et portraits, si aucuns y étaient. On assure que la veille de son départ M. de Stainville avait trouvé mademoiselle de Beaumesnil, de l’Opéra, sa maîtresse, entre les bras d’un jeune danseur, d’autres disent d’un officier aux gardes.

À propos de cette anecdote, on cite un bon mot de Caillot, camarade de Clairval. Ce dernier, assez inquiet de sa position, consultait l’autre sur ce qu’il devait faire : « Monsieur de Stainville, lui disait-il, me menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en offre deux cents, si je ne me rends pas à ses ordres. Que faire ? — Obéir à la femme, répond Caillot, il y a cent pour cent à gagner. »

28. — Il est parlé dans les journaux, et surtout dans le Journal encyclopédique du 1er septembre, d’un Éloge de Louis de Bourbon, prince de Condé, surnommé le Grand, mis en parallèle avec Scipion l’Africain. Ce discours a été prononcé le jour de Saint-Louis, à la pension militaire de M. l’abbé Chocquart, par M. le comte de Mirabeau, fils de l’auteur de l’Ami des hommes. On voit que ce jeune aiglon vole déjà sur les traces de son illustre père, et l’anecdote devient précieuse par cette circonstance. Le fils a plus de netteté, plus d’élégance dans son style, et son discours est tort bien écrit.

29. — Eugénie, ce drame tant prôné, a été donné aujourd’hui, et n’a pas eu le succès dont l’auteur se flattait. Les trois premiers actes ont été reçus avec assez de bienveillance ; mais les deux derniers ont révolté, et l’on peut regarder cela comme une chute.

31. — Extrait d’une lettre de Rennes.

25 janvier.

… L’évêque de Saint-Brieux, Bareau de Girac, très-lubrique, qui en prendrait sur l’autel, et en conterait à la Vierge, pour se délasser de ses occupations pendant la tenue des États, a entrepris la conquête d’une dame jeune et jolie, et de plus nièce d’un de ses confrères. Dans sa poursuite amoureuse, dont il ne se cachait aux yeux de personne, se trouvant un jour tête à tête avec cette dame, emporté par sa passion, il la presse vivement, et oublie la précaution de mettre le verrou. Le mari survient, entre précisément à l’instant du dénouement : la dame ne perd point la tête ; elle feint que le prélat lui fait violence, saute sur l’épée du mari, et la plonge dans la cuisse du téméraire, il y avait bien de quoi ralentir son ardeur ; il se retire confus, humilié, l’oreille basse, et est obligé de garder la chambre. Cette histoire est aujourd’hui publique : on ne parle que de l’adresse de madame de La M… qui a donné à l’évêque de Saint-Brieux un coup d’épée dans la cuisse sans endommager sa culotte. Cette nouvelle est allée jusqu’à la cour ; on dit que M. le prince de Conti en a réjoui le roi. M. l’évêque d’Orléans, très-scrupuleux pour l’honneur de l’épiscopat, a cru devoir en écrire au clergé assemblé aux États, qui, entrant dans le même esprit, a répondu que c’était une histoire calomnieuse, inventée à plaisir. Malheureusement on prétend que Monseigneur en portera toute sa vie la cicatrice imprimée sur sa cuisse.

  1. Sans doute à cause du commandement qui enjoint de s’y rendre au moins à Pâqes humblement. — R.
  2. Le tombeau de Colbert, ouvrage de Coizevox et de Tuby, était placé dans l’intérieur de l’église de Saint Eustache, d’où il fut transféré au Musée des Monumens français. — R.
  3. 1766, in-12 de 21 pages. — R.
  4. V. 13 avril 1766. — R.
  5. À Goa (Paris, Lacombe), chez Dominique Ferox, imprimeur du grand inquisiteur, à l’Auto-da-Fe, rue des Fous. Pour l’an de grâce 1767, in-12. — R.
  6. M. de La Borde.
  7. V. 10 janvier 1767. — R.
  8. Sa place de censeur lui lut ôtée. Comme il était commis des affaires étrangères, un plaisant fit ces couplets sur Helvétius et Tercier :

    Admirez tous cet auteur-là
    Qui de l’Esprit intitula
    Un Livre qui n’est que matière.
    Un livrLaire la,
    Un liLaire lanlaire,
    Un livrLaire la,
    Un liLaire lanla.

    Le censeur qui l’examina,
    Par habitude imagina
    Que c’était affaire étrangère.
    Un livrLaire la, etc,