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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 150-156).
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Juin 1767

1er Juin. — Dom Pernetti, savant Bénédictin, un de ceux qui étaient, il y a quelque temps, pour la sécularisation de son ordre, va en Prusse comme bibliothécaire du roi. En conséquence, il se met en cavalier.

4. — Il paraît depuis quelques jours dans le public une Lettre d’un actionnaire de la Compagnie des Indes à MM. les commissaires nommés à rassemblée du 4 avril dernier. Cet écrit, très-intéressant comme politique, discute avec vivacité l’état actuel de cette Compagnie, et traite si mal les administrateurs, qu’ils ont obtenu du gouvernement une recherche sévère sur les différens exemplaires qui s’en répandent.

5. — M. Merian, de l’Académie royale de Prusse, vient de traduire en prose l’Enlèvement de Proserpine[1], poëme de Claudien, précédé d’un excellent discours sur le poète, sur l’épopée en général, et sur les plus illustres poètes épiques. Malgré la chaleur, les grâces et l’élégance du style de cette traduction, on ne peut que savoir mauvais gré à l’auteur d avoir si mal employé ses talens.

7. — On écrit d’Angleterre que J.-J. Rousseau, après s’être brouillé avec M. Davenport, son hôte, lui a écrit une lettre[2] dans le goût de celle à M. Hume, où il lui dit un éternel adieu, ainsi qu’à la Grande-Bretagne. Il doit s’embarquer le 22 mai pour revenir en France, ou du moins pour la traverser, et se rendre d’abord à Amiens, où ses amis l’attendent. On assure que sa tête est bien affaiblie, et sa conduite et son silence paraissent le confirmer.

8. — M. de Chamfort vient de faire imprimer une ode sur la Grandeur de l’homme, qui a remporté le prix à l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse. Nous osons dire que cette ode serait digne du célèbre Rousseau.

10. — La première représentation d’Hippolyte et Aricie a eu un plein succès, et fait honneur au goût et à l’intelligence des directeurs de l’Opéra. On a beaucoup applaudi au nouvel air du sieur Boyer, jeune musicien et excellent compositeur. Cet air, chanté par le sieur Le Gros, et accompagné par le sieur Rodolphe, célèbre cor de chasse, a produit le plaisir le plus vif. On a admiré la nouvelle chaconne pleine de chant et d’harmonie, de la composition de M. Gaviniés, célèbre violon. La demoiselle Gardel, jeune danseuse, d’une figure gracieuse et théâtrale, sœur du danseur de ce nom et son élève, a débuté avec succès par une entrée. Elle a fait entrevoir des talens supérieurs pour la danse noble, dans le genre de la fameuse demoiselle Sallé.

11. — On écrit d’Amiens que Rousseau s’est rendu dans cette ville, que ses partisans l’y ont accueilli avec tout l’enthousiasme qu’il est capable d’inspirer ; que quelques-uns même avaient proposé de lui rendre des honneurs publics et de lui offrir les vins de ville ; qu’un homme plus sage a représenté de quelle conséquence serait un pareil éclat en faveur d’un accusé, dans les liens des décrets et dans le ressort du parlement qui l’a décrété. On s’est contenté de le fêtoyer à huis clos, et il s’est rendu à Fleury, où il est chez M. de Mirabeau, l’auteur de l’Ami des hommes. On continue d’assurer que le moral se ressent chez lui beaucoup du physique, qui est en très-mauvais état.

13. — Mademoiselle Gaussin, cette héroïne du Théâtre Français, dont les talens et les grâces ont été si vantés, est morte il y a quelques jours d’une maladie de langueur. Elle avait quitté la Comédie, il y a plusieurs années, et cette aimable actrice n’a pas encore été remplacée. Elle réunissait aux charmes de la figure le son de voix le plus intéressant et le jeu le plus naturel, avec cette sensibilité d’âme qui va au cœur. Elle avait épousé, il y a plusieurs années, un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de coups et est mort, heureusement, avant elle.

15. — Mademoiselle Clairon avait pris sous sa protection un jeune homme de seize ans, de la plus jolie figure du monde. Elle en voulait faire un acteur, et lui donnait elle-même des leçons de déclamation ; elle se complaisait à le former. Il paraissait répondre à ses vues ; ses talens se développaient ainsi que sa beauté. Elle l’avait surnommé l’Amour. Il n’était connu que sous ce nom. Par une de ces fatalités qui corrompent toutes les joies humaines, ce jeune sujet s’est hasardé à prendre des leçons d’un autre genre et d’une autre maîtresse. La jalousie s’est allumée dans le cœur de la moderne Calypso, et, dans ses emportemens, elle a renvoyé notre Amour nu comme l’est ce dieu. Une pareille expulsion a donné lieu à beaucoup de commentaires parmi l’ordre des actrices et les filles du haut style ; elles se sont répandues en réflexions des plus malignes sur la conduite de mademoiselle Clairon.

16. — Lettre au docteur Maty, secrétaire de la Société royale de Lonares, sur les géants Patagons[3]. On attribue cette brochure a M. l’abbé Coyer. Après une dissertation agréable, légère et savante sur l’existence des géants patagons, certifiée par plusieurs voyageurs et contredite par d’autres, après en avoir soutenu la possibilité, l’auteur, en attendant les éclaircissemens que les Anglais ont envoyé prendre sur les lieux, a imaginé d’écrire leur histoire avant d’en avoir les matériaux. Cette histoire est une critique fine de nos mœurs, de nos usages, de notre éducation, de notre façon de vivre et de quelques-unes de nos lois.

17. — On parle beaucoup d’un libelle, intitulé : Causes de la décadence de l’empire français, sous le règne de Louis XV et sous le règne de M. le duc de Choiseul. On attribue ce livre à un ex-Jésuite, qui l’a composé dans Avignon, et l’on assure que le gouvernement l’a fait artêter dans cette ville avec le plus grand éclat ; que sur le refus du légat de s’assurer de la personne de cet auteur et de le livrer, on avait fait marcher le régiment de Beaufremont, qui la enlevé de force. On l’a conduit ici, et on le dit à la Bastille. 19. — On vient d’imprimer deux brochures qui se débitent avec avidité, et sont extrêmement recherchée par la police : 1° Témoignages des différens ordres de la province de Bretagne sur la nécessité de rétablir le Parlement de Rennes dans son universalité ; 2° Recueil des délibérations, arretés, remontrances et représentations du Parlement sur les affaires de Bretagne. On trouve surtout dans le dernier de ces ouvrages intéressans, comme historiques et politiques, des traits de la plus grande éloquence et dignes de Démosthènes et de Cicéron.

21. — M. l’abbé de Condillac est de retour de Parme. Cet auteur, connu par différens ouvrages, avait été nommé instituteur de l’infant, aujourd’hui régnant. Il se promettait beaucoup de choses de sa place. Il paraît que son ambition n’a pas été satisfaite : il n’a obtenu ni cordon, ni prélature, ni dignité, nul vestige enfin de cet honorable préceptorat. Il rentre obscurément dans la classe des hommes de lettres dont il avait voulu se tirer. On prétend que son inconduite et ses galanteries ont effarouché la cour austère dont il sort.

22. — On a repris aujourd’hui Hirza, ou les Illinois ; malgré tout le temps qu’a eu l’auteur de refondre sa pièce, il n’en a pas profité : il s’est contenté de quelques changemens au dernier acte. M. de Sauvigny, ayant rencontré M. Le Mière, lui demanda s’il avait pleuré ? Celui-ci lui répondit que non, mais bien qu’il avait sué.

23. — Le particulier arrêté à Avignon, et dont on a parlé, est sorti de la Bastille, s’étant justifié des faits qu’on lui imputait. Il paraît qu’il a été victime de gens qui ont cherché à le perdre en l’accusant d’être l’auteur d’un ouvrage qu’il n’a pas fait, et qui peut-être n’existe pas. On assure que le ministère, touché de ses malheurs, veut l’en dédommager en profitant de ses talens.

24. — L’indiculus[4], contenant les propositions extraites du chapitre XV de Bélisaire, n’a pas fait fortune. La Faculté s’est couverte d’un nouveau ridicule, et l’on vient de démontrer l’absurdité du travail des commissaires, dans un écrit intitulé : les xxxvii Vérités opposées aux xxxvii Impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquiste[5]. On fait savoir que dans ce grand nombre d’assertions il s’en trouve à peine quelques-unes susceptibles de censure. Le corps même de théologie réprouve cet extrait, ou l’on semble avoir pris à tâche de voir des hérésies partout. Les sages maîtres sont décontenancés par ce début, qui ne met pas les rieurs de leur côté, et l’on croit qu’ils prendront le parti d’en rester là et de laisser tomber dans l’oubli cette misérable guerre de chicane, dont ils auraient pu se tirer victorieusement en traitant la matière en grand, sans s’appesantir sur les détails.

27. — Il se répand une espèce de Mémoire de faits concernant le prince du Thibet, canevas de roman d’autant plus intéressant, que le rédacteur, M. Belot, avocat, le prétend vrai. Il contient un précis de l’histoire de ce prince, victime de l’infâme trahison d’un religieux Dominicain portugais, qui abusa de la confiance du roi, père de cet enfant, confié à ses soins, pour s’emparer de toutes ses richesses et de ses esclaves, après être parti avec lui sous prétexte de le conduire en Europe, et de l’y former à nos arts et à nos sciences. Cet enfant roval, dénué de tout, sans secours, sans pouvoir se faire entendre est obligé, pour subsister, de se prêter aux plus vils ministères. On sent combien ces situations prêtent à l’imagination, d’autant mieux que l’avocat n’a point cru devoir faire aucun usage de la sienne, et a rendu les faits sèchement et sans aucun pathos.

28. — Mademoiselle de La Chassaigne, jeune actrice de la Comédie Française et nièce de mademoiselle de La Motte, ancienne coryphée de ce théâtre, est aujourd’hui l’objet de l’attention et de la jalousie de toutes ses camarades. Quoique peu jolie et d’un talent très-médiocre, elle a été honorée des faveurs du jeune prince de Lamballe, nouvellement marié, et elle porte dans ses flancs le fruit de cette union féconde. Le père du héros, très-religieux, a pris toutes les informations nécessaires pour constater la vérité et la légitimité du fait. En conséquence il a fait assurer l’actrice de sa protection, et l’on est à régler son sort, ainsi que celui de l’enfant à naître.

  1. Berlin, Decker, 1767, in-12 — R.
  2. Sans doute celle qui est datée de Woottou, le 30 avril 1767. — R.
  3. Bruxelles (Paris, Lacombe), 1767, in-12. V. 30 juillet 1766. — R.
  4. Voltaire le trouvait plus convenablement désigné par le mot Ridiculus. — R.
  5. Ce pamphlet de Turgot imprimé in-4°, in-8° et in-12. L’in-81° forme le quatrième cahier des Pièces relatives à Bélisaire. - R.