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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Mai

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 143-150).
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Mai 1767

2. Mai. — Quoiqu’on ait ici le cinquième et le sixième chant de la Guerre de Genève, ceux qui en sont possesseurs ne veulent pas en laisser prendre des copies, dit-on, par égard pour l’auteur. Quelque orduriers et quel quelque méchans que soient ceux que l’on connaît, on prétend que ceux-ci enchérissent encore.

3. — M. de Voltaire a écrit une Lettre à M. Élie de Beaumont, avocat au parlement de Paris, en date du 20 mars 1767. Il loue ce jurisconsulte d’avoir pris genéreusement en main la cause de la famille des Sirven. Sa lettre est écrite avec cette onction, ce pathétique qui coulent si naturellement de la plume de ce grand écrivain lorsqu’il prêche l’humanité et défend les droits de l’innocence opprimée.

4. — Guillaume Tell[1]. C’est une lettre de M. le baron de Zurlauben, avantageusement connu dans la république de lettres par son Histoire militaire des Suisses[2]. Cette lettre a été écrite au sujet de la tragédie de M. Le Mière sur le célèbre fondateur de la liberté des Suisses. M. le baron de Zurlauben fait l’histoire de cet événement, et entre dans un détail où il n’était guère possible que le poète entrât, quoiqu’il ne se soit point écarté, dans sa tragédie, de la vérité historique. On trouve dans cette lettre des autorités qui constatent l’évènement de Tell, qu’un écrivain avait voulu faire révoquer en doute ; elle contient tout ce qui s’est passé avant et après la conjuration[3].

5. — Comme on disputait à un souper sur le nombre des chants du poëme de la Guerre de Genève, M. Cazotte, auteur déjà connu par quelques ouvrages, prétendit qu’il en existait sept : on lui contesta beaucoup le fait ; il soutint qu’il le prouverait et qu’il avait le septième chant en sa possession. La dame du logis le défia : il accepta le cartel et promit qu’il le lui enverrait le lendemain. De retour chez lui, il fabriqua ce chant durant toute la nuit et tint parole. Le lendemain matin, il l’envoya à la dame. Quoi qu’on y voie une manière différente, on y trouve des choses plaisantes.

6. — M. Chauveau vient de faire imprimer une comédie en cinq actes et en vers, intitulée l’Homme de cour[4]. Il se plaint amèrement dans la préface des difficultés qu’éprouve un auteur pour faire parvenir une pièce aux Comédiens et obtenir leur jugement.

7. — M. de Voltaire persiste, ce semble, à vouloir ensevelir la religion avec lui, ou avant lui. Il vient de faire paraître le Recueil nécessaire, espèce d’arsenal infernal où, non content de déposer toutes les armes qu’a fabriquées son impiété, il ramasse encore celles des plus cruels ennemis de tout dogme et de toute morale. Il contient : 1° une Analyse de la religion chrétienne par M. Dumarsais, logicien aussi redoutable par ses raisonnemens éloquens que par sa dialectique vigoureuse ; 2° le Vicaire Savoyard, tiré de l’Émile de Rousseau ; 3° le Dialogue entre un caloyer et un honnête homme, dont on a déjà parlé[5] ; 4° le Sermon des Cinquante, aussi connu ; 5° Examen important, attribué à milord Bolingbrocke, mais en effet de M. de Voltaire : c’est un développement du Sermon des Cinquante, où avec autant d’éloquence et d’érudition, l’auteur a joint plus de raisonnement ; 6° Lettre de milord Bolingbrocke, qui est peu de chose : 7° Dialogue du douteur et de l’adorateur, ouvrage trop frivole pour le sujet, trop grave pour le titre ; 8° Les Dernières paroles d’Epictète son fils.

8. — Les amateurs du Théâtre italien trouvent que l’Arlequin débutant a trop conservé du jeu de sa patrie : il est balourd, niais et sot, et nous exigeons ici beaucoup de finesse dans le jeu, de souplesse dans le geste, de légèreté dans les altitudes, de gentillesse dans toute l’action, de saillies naïves dans le dialogue, de talens, même accessoires, pour amuser. Il est pourtant des gens auxquels il a plu ; d’ailleurs on espère qu’il se formera.

9. — On écrit de Rome qu’on vient d’y défendre, par un édit de la congrégation du Saint-Office, la vente et la lecture d’un livre écrit en français, qui a pour titre : De l’autorité du clergé et du pouvoir du magistrat politique sur l’exercice des fonctions ecclésiastiques[6].

10. — Homélies prononcées à Londres en 1765, dans une assemblée particulière. Cet ouvrage est encore sorti de la plume féconde de M. de Voltaire. Il y a quatre homélies : la première roule sur l’athéisme, qu’il combat mal ; la seconde sur la superstition : ce n’est autre chose que les raisonnemens et les détails pathétiques vus déjà dans son Traité de la tolérance ; les troisième et quatrième roulent sur l’ancien et le nouveau Testament, qu’il examine, qu’il discute, et où il rappelle tout ce qu’on a déjà lu dans son Sermon des Cinquante, dans son Dictionnaire philosophique et ailleurs.

11. — Il paraît deux volumes de Mémoires de madame la marquise de Pompadour, écrits par elle-même[7]. Ils contiennent des portraits de la cour assez bien faits, des détails curieux de politique, peu de galanterie et de l’intérieur du commerce entre les deux amans. Du reste, le style est lâche et négligé, soit qu’il vienne en effet de l’héroïne, soit qu’on ait voulu lui donner plus de vraisemblance par cette affectation. Ces Mémoires ne vont que jusqu’au commencement de la dernière guerre.

16. — Zapata[8] est un bachelier de Valladolid, que M. de Voltaire suppose proposer à la junte des docteurs de Salamanque un nombre de questions qui l’embarrassent dans l’ancien et le nouveau Testament. Ce sont toutes les contradictions, toutes les absurdités, toutes les horreurs et même toutes les impiétés qu’il a déjà relevées dans son Dictionnaire philosophique, et dans les diffèrens ouvrages qu’il a donnés depuis qu’il s’est livré à la théologie et a la métaphysique. En général, il ramène ce qu’il a dit vingt fois ; mais son sarcasme est toujours piquant, et réveille le goût des lecteurs pour des matières remâchées trop souvent. M. de Voltaire prétend que l’original de ces Doutes est dans la bibliothèque de Brunswick. Ils sont au nombre de soixante-sept, et l’on juge bien que les sages maîtres restent sans réponse.

17. — M. l’abbé Cérutti, ci-devant Jésuite, et qui, dès vingt-quatre ans, s’était attiré une sorte de considération par l’Apologie[9] de son ordre, ouvrage plus rempli de feu que de logique, s’est offert, par une inconséquence méprisable, à prêter le serment de renonciation à l’Institut, quand il l’a vu proscrit irrévocablement. On n’a point voulu l’admettre, et les honnêtes gens se sont révoltés contre cette sorte d’apostasie. Il a été obligé de sortir du royaume, et trois femmes de la cour, engouées de lui, lui ont fait mille écus de pension : madame la maréchale d’Estrées est à la tête.

C’est ce même Jésuite qui, étant venu à Paris lors de la dissolution de l’ordre, excita quelques craintes de la part du gouvernement et du public en général. On trouvait mauvais qu’on tolérât en France un homme qui venait de sonner le tocsin en faveur de son ordre : « Ne craignez rien, disait Duclos à tout le monde, les premières personnes qu’il a vues à Paris sont d’Alembert et moi. »

18. — On parle du mariage de M. Sédaine, qui offre des circonstances très-romanesques. Il a épousé la fille d’un avocat au Conseil. Cet avocat est mort, et la mère n’ayant jamais voulu consentir à l’hymen projeté, l’amante a fait des sommations respectueuses. Mais le plus héroïque, c’est la façon dont elle a résisté aux offres séduisantes d’une ancienne inclination du poète maçon[10]. Cette femme se nommait madame Le Comte, espèce de bel-esprit femelle avec qui vivait M. Sédaine. Celui-ci lui ayant déclaré son projet, madame Le Comte pleure, sanglote, jure quelle en mourra. L’amoureux ne tient compte de ces menaces. Elle se retourne du côté de la demoiselle, va la trouver et lui demande en grâce de différer d’un an : elle lui offre cinquante mille livres, si elle se rend à sa proposition. La jeune personne refuse, et le mariage s’est fait. Madame Le Comte en est morte de chagrin peu de temps après.

20. — On annonce Hirza, ou les Illinois, tragédie en cinq actes de M. de Sauvigny. L’auteur réclame d’avance un plagiat dont il accuse M. de Voltaire. Il prétend que lui, Sauvigny, avait donné sa pièce à examiner au sieur Le Kain, au carême de 1766 ; que cet acteur la porta avec lui, dans la vacance de Pâques, chez M. de Voltaire, qu’il alla voir ; qu’en ayant parlé à ce grand poète, et lui avant témoigné le regret qu’il n’eût pas traité un pareil sujet, il excita sa curiosité ; que M. de Voltaire demanda à voir le manuscrit ; qu’il dépeça bien vîte cette composition, et fabriqua en peu de temps les Scythes ; qu’il a ensuite abusé de son crédit et de sa réputation pour retarder la pièce de M. de Sauvigny et faire passer la sienne[11].

21. — À l’occasion de ce qui s’est passé en France relativement aux Jésuites, on renouvelle les vers qui furent faits dans le temps de leur première proscription et qui sont de l’abbé de La Bletterie. Nous les avons cités[12]. Les plaisans qui s’amusent de tout, appliquent à la centurie suivante de Nostradamus l’événement d’Espagne[13]. Voici la prophétie :

Honni du coq et de Papegai
À l’entonnoir d’Inde hypocrite,
Quatre chiffres faisant trois sept
Par Castillan comble détruite.


1767.

22. — M. Marchand, connu par plusieurs plaisanteries ingénieuses, a voulu s’égayer sur le compte de M. Marmontel : il a fait Hilaire, parodie de Bélisaire. M. Marchand n’est plus jeune, et sa plume s’appesantit : cette facétie ne fait point rire.

25. — Histoire de la prédication, ou la manière dont la parole de Dieu a été prêchée dans tous les siècles : ouvrage utile aux prédicateurs, et curieux pour les gens de lettres ; par Joseph Romain Joly[14]. On trouve à la tête de cet ouvrage une lettre où l’auteur réfute la brochure de l’abbé Coyer, intitulée de la Prédication. Cet ouvrage est écrit d’un style pur : la lecture en est intéressante et instructive. On y trouve un tableau curieux de la manière dont la parole de Dieu a été prêchée.

27. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui Hirza ou les Illinois. La pièce a été fort applaudie pendant les trois premiers actes : dès le quatrième, on a remarqué que les reins du poète faiblissaient tout à coup ; et deux coups de poignard, qui ont absolument raté leur effet dans le cinquième, ont changé en pompe funéraire ce triomphe prématuré.

30. — Il paraît un nouveau Mémoire de M. de La Chalotais, plus volumineux que les autres. Il contient plus de faits, et détaille avec toute la clarté possible l’affaire, origine des persécutions qu’il éprouve. Ce Mémoire est plus circonspect et n’a pas l’éloquence véhémente des autres.

  1. Paris, Vente, 1767, in-12. — R.
  2. Paris, 1751-53, 8 vol. in-12. — R.
  3. Cet article est emprunté au Journal encyclopédique du 15 avril 1767, p. 140. — R.
  4. Londres (Paris), 1767, in-8°. — R.
  5. V. 31 août 1765. — R.
  6. V. 26 juillet 1766. — R.
  7. Liège, 1766. 2 vol. petit in-8°. — R.
  8. V. 30 avril 1767. — R.
  9. V. 25 février. — R.
  10. Sédaine avait été maître maçon. — R.
  11. Je certifie que tout ce qui est dit dans cet article est de la plus grande fausseté. — W.
  12. Nous ne savons de quels vers veut parler le rédacteur des Mémoires. — R.
  13. Les Jésuites venaient d’être chassés de l’Espagne. — R.
  14. Amsterdam (Paris, Lacombe), 1767, in-12. — R.