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Mémoires secrets de Bachaumont/1767/Octobre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 186-197).
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Octobre 1767

Ier Octobre. — Les Comédiens Italiens ont donné, lundi, 28 septembre, la première représentation du Double Déguisement, opéra comique bouffon et très-bouffon. Quoique les premières représentations aujourd’hui ne soient qu’une répétition, il paraît que celle-ci n’en aura pas deux. La musique est de M. Gossec ; il y a de jolies choses, mais nul génie, pas plus que dans les paroles, dont l’auteur garde l’anonyme et fait bien.

Le Porte-feuille du R.F. Gillet, ci-devant soi-disant Jésuite, ou Petit Dictionnaire, dans lequel on n’a mis que des choses essentielles, pour servir de supplément aux gros dictionnaires qui renferment tant d’inutilités[1]. On lit à la tête de cet ouvrage un éloge historique du R.F. Gillet, personnage fictif et ridicule, qui donne lieu à quelques plaisanteries. Le Dictionnaire est pareillement dans un ton ironique, satirique et plaisant.

4. — Épigramme de M. Piron, contre le Bélisaire de M. Marmontel, et l’Hilaire, parodie de ce roman, attribuée à l’abbé Coyer ou à l’avocat Marchand[2].

L’un croit que par son Bélisaire
Télémaque est anéanti ;
L’autre prétend que son Hilaire
Vaut le Virgile travesti :
Voilà l’Hélicon bien loti.
Maçon de l’Encyclopédie,
Et vous, homme à la parodie,
À bas trompette et flageolet !
Que l’un reste à l’Académie,
Que l’autre aille chez Nicolet.

5. — Le fameux Massé, si renommé pour la miniature, est mort ces jours-ci[3], âgé de quatre-vingts ans. Il était peintre du roi, garde des plans et tableaux de Sa Majesté.

6. — L’excessive licence qui règne depuis quelque temps sur les matières les plus respectables, est portée à son comble. On voit journellement les écrits les plus répréhensibles, revêtus du sceau de l’immortalité par la voie de l’impression. Tels sont les Doutes sur la religion, suivis de l’Analyse du traité théologi-politique de Spinosa, par le comte de Boulainvilliers[4]. Il y a tout lieu de présumer que ce dangereux et criminel ouvrage est plus celui d’un auteur vivant, que du feu comte, sous le nom duquel on le met.

13. — On montre clandestinement une gravure très plaisante. Elle représente un homme portant une hotte sur ses épaules : il tient à la main une canne à bec de corbin et cherche dans les ruisseaux et dans tous les tas d’ordures. Du bout de son bâton sortent des rouleaux de papier intitulés : Arrêts du conseil. Il a des lunettes sur le nez et paraît avoir la vue fort courte. Au bas est écrit : au grand chiffonnier de France. On devine facilement quel ministre caractérise cette charge. La figure d’ailleurs est fort ressemblante : c’est M. de L’Averdy, controleur-général.

14. — L’Académie royale de Musique a mis hier sur son théâtre des Fragmens nouveaux, précédés du prologue des Amours des Dieux[5]. Ils forment deux ballets en un acte chacun. Le premier à pour titre Théonis, sujet d’imagination du sieur Poinsinet, musique de Berton, Trial et Garnier. Le second est Amphion, paroles de M. Thomas de l’Académie Française, et musique de M. de La Borde, l’un des premiers valets de chambre du roi. À en juger par l’accueil qu’ils ont reçu du public, on en aurait peu d’opinion, et les poëmes ne sont pas faits pour prêter à la musique. On a cherché à les étayer par des ballets agréables, qui ont aussi manqué leur but. En général, à cette première représentation on a été fort mécontent.

15. — Extrait d’une Lettre de Rome.
Du 15 septembre 1767.

« Le pape a perdu une très-belle collection de médailles concernant l’Europe. C’était une suite servant à l’histoire de plusieurs siècles. Ce pontife les avait fait déposer dans sa chambre pour plus grande sûreté, On ne doute pas que quelque curieux n’ait soustrait le trésor. Sa Sainteté offre une pleine absolution à ce voleur virtuose, et une récompense à celui qui rapportera le larcin. »

18. — Il vient de se passer une aventure très-comique et très-vraie. Un particulier venant du grand Caire a rapporté une momie, comme objet de curiosité pour orner un cabinet. Passant par Fontainebleau, il a pris le coche d’eau de la cour pour se rendre à Paris. Mais, par oubli, en faisant emporter ses bagages, il a laissé la boîte qui contenait la momie. Les commis l’ont ouverte, ont cru y voir un jeune homme étouffé à dessein, ont requis un commissaire, qui s’est rendu sur les lieux, avec un chirurgien aussi ignorant que lui. Ils ont dressé un procès-verbal et ordonné que le cadavre serait porté à la Morgue pour y être exposé et reconnu par ses parens ou autres, et qu’on informerait contre les auteurs du meurtre. Cela a excité une grande rumeur dans le peuple, indigné de l’atrocité du crime dont on l’a instruit, et sur lequel on a forgé cent conjectures plus criminelles les unes que les autres. Le propriétaire de la momie, s’étant aperçu de son étourderie, est retourné au coche réclamer sa boîte. On l’y a arrêté, on l’a conduit chez le commissaire, qu’il a rendu bien honteux en lui démontrant sa bévue, son ignorance et celle du chirurgien. Pour retirer de la Morgue le cadavre prétendu, il a fallu se pourvoir par-devant M. le lieutenant-criminel ; ce qui a rendu très-publique cette histoire, qui fait l’entretien de la cour et de la ville.

18. — On parle beaucoup d’un Essai historique et critique sur des dissensions des églises de Pologne, par Joseph Bourdillon, professeur en droit public#1. On l’attribue à M. de Voltaire : il est encore fort rare.

19. — M. de Villette vient de faire imprimer un Éloge de Charles V. Il déclare dans une lettre à M. de Voltaire, qui sert de préface à l’ouvrage, qu’il n’a point été présenté à l’Académie, qu’il n’était pas même destiné à la publicité, mais que cédant à instance de ses amis indulgens, et d’un libraire avide, il l’expose au grand jour. Cet éloge n’est point mal fait, il est plus rempli de traits historiques que celui de M. de La Harpe#2, et d’ailleurs est bien écrit. On y remarque seulement trop de comparaisons. Il est décoré de tous les honneurs typographiques. [6][7] On observe que l’auteur en mettant son nom à la tête de l’ouvrage, n’a point pris la qualité de marquis. Le censeur, M. Marin, la lui restitue, en comblant le manuscrit des plus grands éloges.

20. — Les Prêtres démasqués, ou les Iniquités du clergé chrétien : ouvrage traduit de anglais[8]. Ce livre contient quatre discours d’un livre publié à Londres, en 1742, sous le titre de The axe laid to the root of christian priest-craft, by a lay-man ; ce qui signifie : la cognée mise à la racine de l’imposture sacerdotale chez les chrétiens, par un laïque. Cet ouvrage n’a rien de recommandable, quant au fond, ni de neuf ; il n’est point mal écrit, mais traite la matière d’une façon trop timide, pour qu’il fasse grande sensation.

23. — Charlot, ou la Comtesse de Givri, est un drame tragi-comique en trois actes et en vers, joué au château de Ferney au mois de septembre. Il est de M. de Voltaire, et n’en est assurément pas digne. Quoique sa touche comique n’ait jamais été merveilleuse, elle est du plus mauvais goût dans cet ouvrage très-froid, très-triste, et dont aucun caractère n’est développé qu’aux noms des acteurs. On assure qu’il a broché très-promptement cela, et il y paraît. Il dit, dans un bout de préface, que le fond de la pièce est Henri IV, mais qu’il n’a pas osé mettre ce roi sur la scène, après M. Collé. En effet, il est perpétuellement question de ce prince, qui ne paraît pas, et qui opère pourtant le dénouement. Rien de plus bizarre que cet embryon dramatique, tout-à-fait informe.

25. — De l’Imposture sacerdotale, où Recueil de pièces sur le clergé, traduites de l’anglais[9]. La première est le tableau fidèle des papes, traduit d’une brochure anglaise de M. Davisson, publiée sous le titre de À true picture of popery. On se doute bien que dans cet abrégé effrayant on a seulement résumé toutes les horreurs commises par quelques chefs de l’Église, que l’histoire ecclésiastique même est forcée d’avouer. La deuxième, de l’Insolence pontificale, ou des Prétentions ridicules du pape et des flatteurs de la cour de Rome, extrait de la profession de foi du célèbre Giannone, par M. Davisson. Le titre seul annonce combien ce morceau doit être plaisant. Que d’absurdités, que d’extravagances débitées sur pareille matière ! La troisième : Sermon sur les fourberies et les impostures du clergé romain, traduit de l’anglais sur une brochure publiée à Londres en 1735, par M. Bouru de Birmingham, sous le titre de Popery a craft. L’auteur prend ici la chose au sérieux et prétend prouver, 1° que la religion romaine est une invention purement humaine ; 2° qu’elle ne fut inventée que pour obtenir des richesses, du pouvoir, de la grandeur, ou pour exalter les prêtres et leur asservir le reste du genre humain. Le quatrième, le Prêtrianisme opposé au christianisme, ou la religion des prêtres, comparée à celle de Jésus-Christ, où examen de la différence qui se trouve entre les apôtres et les membres du clergé moderne ; publié en anglais en 1720. Le titre seul annonce combien il prête à une satire malheureusement trop vraie. La cinquième, des Dangers de l’Église, traduit de l’anglais sur une brochure publiée en 1769 par M. Thomas Gordon, sous le titre d’Apology for the danger of the church. L’auteur combat cette assertion, ordinaire dans ce siècle, que l’Église est en danger. Il prétend que c’est le cri de guerre du sacerdoce. La sixième et dernière pièce est Symbole d’un laic, ou Profession de foi d’un homme désintéressé, traduit de l’anglais de M. Gordon, sur une brochure publiée en 1720, sous le titre The creed of an independant Wigh. Cette profession de foi, comme on s’en doute bien, est celle d’un homme qui n’en a point, et la satire de ceux qui en ont. On ne sait si, malgré les titres, tout ceci est traduction, ou l’ouvrage du même traducteur. En général, le style est lâche, diffus, embarrassé, comme les ouvrages anglais.

26. — La brochure intitulée Doutes sur la religion, suivis de l’Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa[10], commence à pénétrer dans ce pays-ci. Quoique ces ouvrages soient attribués au comte de Boulainvilliers, on reconnaît facilement dans le premier la tournure d’esprit et le style de M. de Voltaire. À travers les objections fortes qui s’y trouvent et qui ne sont pas de lui, on y démêle ce ton d’ironie qui le caractérise. Il y à spécialement dans le chapitre sur l’Église et les conciles, un dialogue entre l’Église et un Indien, où il se dilate la rate et s’en donne à cœur-joie. Il y prend un singulier plaisir à faire dire à la première bien des sottises et des absurdités. Quant au second traité, il est moins susceptible de plaisanterie. C’est une discussion assez sèche, mais dangereuse, de l’authenticité des livres de l’Écriture-Sainte, et c’est toujours un projet abominable que d’avoir mis à portée du commun des lecteurs et réduit à peu de pages l’énorme dissertation de cet athée, dont le poison se trouvait noyé dans un fatras de verbiages, qui semblaient en arrêter l’activité : l’ennui gagnait avant l’erreur, et l’in-folio tombait des mains.

27. — Vers de M. de La Harpe à M. de Voltaire, pour le jour de Saint-François.

François d’Assise fut un gueux
Et fondateur de gueuserie,
Et ses disciples n’ont pour eux
Que la crasse et l’hypocrisie.
François, qui de Sale eut le nom,
Trichait au piquet, nous dit-on ;
D’un saint zèle il sentit les flammes,
Et vainquit celles de la chair,
Convertit quatre-vingt mille âmes
Dans un pays presque désert.
Ces pieux fous que l’on admire,
Je les donne au diable tous deux,
Et je ne place dans les cieux
Que le François qui fit Alzire.


Bouquet au même, par M. de Chabanon.

L’Église dans ce jour fait à tous les dévots
Célébrer les vertus d’un pénitent austère :
Si l’Église a ses saints, le Pinde a ses héros,
Et nous fêtons ici le grand nom de Voltaire.
Et noJe suis loin d’outrager les saints :
Et noJe les respecte autant qu’un autre ;
Et noMais le patron des capucins
Et noNe devrait guère être le vôtre.
Et noAu fond de ces cloîtres bénits
Et noOn lit peu vos charmans écrits,
Et noC’est le temple de l’ignorance.
Et noMais près de vous, sous vos regards,
Et noLe dieu du goût et des beaux arts

Et noTient une école de science.
Et noDe ressembler aux saints, je crois,
Et noVoltaire assez peu se soucie ;
Et noMais le cordon de saint François
Et noPourrait fort bien vous faire envie :
Et noCe don, m’a-t-on dit, quelquefois
Et noNe tient pas au don du génie.
Et noAllez, laissez aux bienheureux
Et noLeurs privilèges glorieux,
Et noLeurs attributs, leur récompense :
Et noS’ils sont immortels dans les cieux,
Votre immortalité sur la terre commence.


Réponse de M. de Voltaire.

Ils ont berné mon capuchon :
Rien n’est si gai, ni si coupable.
Qui sont donc ces enfans du diable,
Disait saint François, mon patron ?
C’est La Harpe, c’est Chabanon :
Ce couple agréable et fripon
À Vénus vola sa ceinture,
Sa lyre au divin Apollon,
Et ses pinceaux à la Nature.
Je le crois, dit le penaillon,
Car plus d’une fille m’assure
Qu’ils m’ont aussi pris mon cordon.

29. — On a accordé aux Juifs la liberté d’entrer dans le commerce de France, conséquemment dans l’ordre de citoyens et dans les charges municipales. Un caustique a fait le quatrain suivant :

Jésus, pardonne l’infamie
De ces pharisiens nouveaux ;
S’ils ont chassé ta Compagnie,
C’est pour adopter tes bourreaux !

29. — La Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par M. l’abbé Bernier, licencié en théologie[11], n’est point de M. de Voltaire.

On sent bien aussi que cet abbé Bernier n’est qu’un auteur pseudonyme. Ce Dictionnaire est précédé d’un discours préliminaire, dont l’objet est de prouver que les théologiens font la religion, et que la religion n’a jamais que les théologiens pour objet. Ce résumé suffit pour annoncer combien le fond de cet ouvrage est vicieux. L’auteur adopte une ironie perpétuelle, mais son style est faible, lâche et trivial. Les articles alphabétiques du livre sont dans le même ton de raillerie. L’impiété y règne plus souvent encore. Le sel grossier de l’écrivain et sa plaisanterie lourde servent de contre-poison. On en peut juger par l’article Cordeliers : « Moines mendians, qui depuis cinq cents ans édifient l’église de Dieu par leur tempérance, leur chasteté et leurs beaux argumens. Ils ne possèdent rien en propre ; leur soupe, comme on sait, appartient au Saint Père. »

30. — Suivant l’usage antique et solennel, le lundi d’avant la Saint-Simon et Saint-Jude se prêtent les sermens au Châtelet, et ce jour-là un de MM. les gens du roi traite un point relatif aux fonctions de la magistrature. M. Duval d’Éprémesnil, avocat du roi à cette juridiction, s’y est distingué par un discours, dont le texte était de l’ambition du magistrat. Il a parlé sur cette matière avec une éloquence peu commune et avec ce feu qui ajoute encore au talent de l’orateur. On y a remarqué des portraits qui entraient dans son sujet et qui ne sont pas restés sans application : on a cru y reconnaître MM. L’Averdy, Langlois, de Calonne, Lambert. Ils ont fait la plus vive sensation dans l’assemblée ; on y a applaudi avec fureur, comme aux éloges des grands hommes qui ont occupé les premiers rangs de la magistrature, et dont la conduite, mise en opposition, a fait encore davantage ressortir celle qui a été l’objet de la censure publique. M. d’Éprémesnil n’a que vingt-deux ans, il joint aux dispositions les plus grandes une mémoire très-heureuse. Cette mercuriale fait grand bruit et ne plaît pas à tout le monde.

  1. Par Mentelle. Madrid (Paris, Delalain), 1767, in-12. — R.
  2. V. 22 mai 1767. — R.
  3. Le 26 septembre 1707. Il était né à Paris le 29 décembre 1687. — R.
  4. Londres, 1767, in-12. Le premier de ces ouvrages est attribué à Gueroult de Pival, ancien bibliothécaire de la ville de Rouen. L’un et l’autre ont été reproduits, à quelques différences près, sous le titre de Doutes sur les religions révélées, adressés à Voltaire, par Émilie Duchâtelet ; ouvrage posthume. Paris, 1792, in-8° de 72 pages. — R.
  5. De Fuzelier. — R.
  6. Bâle, 1767, in-8°, Cet opuscule est effectivement de Voltaire. — R.
  7. V. 25 août 1967. — R.
  8. Par le baron d’Holbach, Londres (Amsterdam, M.-M. Rey) 1768, in-12. — R.
  9. Par d’Holbach. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1767, in-8°. — R.
  10. V. 6 octobre 1767. — R.
  11. Par le baron d’Holbach. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1768, in-8°. Cet ouvrage a été réimprimé, avec des additions curieuses, mais qui ne sont probablement pas de d’Holbach, sous ce titre : Manuel théologique en forme de Dictionnaire, etc. Au Vatican, de l’imprimerie du Conclave, 1785, 2 part. in-12. — R.