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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Août

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 309-325).
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Août 1768

Ier Août. — Il est très-vrai que J.-J. Rousseau est parti de Trye et s’est rendu a Lyon, toujours herborisant, botanisant. Cette passion l’occupe aujourd’hui tout entier. Il est resté peu de temps dans cette dernière ville, pour y voir une dame de ses amies ; il y a fait recrue de quelques enthousiastes du même genre, et le moderne Tournefort s’est mis en marche avec eux pour faire ensemble des découvertes de plantes et de simples. Ils sont actuellement dans les montagnes du Dauphiné. On juge qu’ils pénétreront jusqu’aux Alpes. Il est incroyable a quel degré le philosophe genevois pousse l’ardeur de cette étude. On ne doute pas qu’il ne se distingue un jour dans ce genre, comme il a déjà fait dans tous ceux qu’il a embrassés. Ces nouvelles connaissances doivent le satisfaire d’autant plus, quelles le mettent à même d’exercer l’amour de l’humanité dont il est si noblement dévoré, et peut-être sera-t-il plus heureux à guérir nos maux physiques qu’il ne l’a été dans la cure de nos maux moraux.

— Les amateurs commencent a se préparer pour la vente de la bibliothèque de feu M. Gaignat, ce curieux si recherché qui se piquait de n’avoir que des livres uniques. L’impératrice de toutes les Russies a fait offrir du cabinet de livres entier, d’abord la prisée telle qu’elle a été faite, le quart en sus, ce qu’on voudrait y ajouter pour la fantaisie des acheteurs et des concurrens, enfin deux cent mille livres de pot de vin. La clause du testament de M. Gaignat portant expressément que ces livres soient vendus a l’encan, s’est opposée à des conditions aussi avantageuses. On cite entre autres raretés de ce cabinet, un exemplaire des Contes de La Fontaine, écrit à la main et sur du vélin, dont le travail a coûté dix-huit cents livres. Enfin chaque Conte est enrichi de deux ou trois estampes, plus ou moins, gravées par des jeunes gens habiles que M. Gaignat a pris chez lui, et dont lui seul a eu les planches, qu’il a fait rompre. On estime cet ouvrage complet vingt-cing à trente mille livres.

5. — Le sieur Poinsinet, ce jeune poète brûlant d’une soif de gloire inextinguible, qui a déjà tant fait parler de lui, va de nouveau occuper la scène ; il est question de remettre à l’Opéra son Ernelinde. Comme ce drame roule sur la réunion des trois couronnes du Nord, les directeurs de l’Académie royale ont cru faire leur cour au roi de Danemarck, en faisant jouer cet opéra devant ce prince, qu’on attend à Paris dans quelques mois : s’ils ne flattent ses oreilles, ils espèrent charmer son cœur. D’ailleurs, on assure que le sieur Marmontel s’est chargé de retoucher les paroles : on ne sait s’il est propre a ce genre, et il n’a pas fait preuve jusqu’ici d’une oreille bien lyrique. Quant a la musique, on sait qu’elle a des partisans très-chauds ; elle est dans un genre qui peut plaire aux étrangers.

— On vient de remettre sous les yeux du public la querelle de deux philosophes, dont ils auraient dû pour leur gloire ne pas rendre le public témoin et juge. C’est un assez plat auteur qui, dans une brochure[1] fort insipide, récapitule ce procès célèbre. Il est question du différend de M. Hume avec J.-J. Rousseau. L’anonyme prétend que le Genevois n’est que malade, et non pas méchant ; que l’Anglais, au contraire, est malade et méchant tout à la fois. On ne croit pas que M. Rousseau adopte un pareil défenseur, plus propre a infirmer sa cause qu’a la soutenir. Par occasion, ce scribler fait une excursion sur M. de Voltaire, et, au lieu d’adresser a ce grand homme les reproches qu’il peut mériter justement, il ressasse de vieilles calomnies répétées cent fois et cent fois réfutées. La rage d’écrire peut seule avoir fait prendre la plume a ce méchant écrivain, et son insipide production ne fait pas plus d’honneur a son cœur qu’a son esprit.

— Le Discours de Paoli à ses compatriotes est répandu ici et fait la plus grande sensation. Les âmes les plus viles sont toujours réchauffées aux discours d’un vrai patriote. Malgré les bruits répandus des intelligences de ce général avec la France, on ne peut croire que sa vertu républicaine se soit laissé corrompre par les promesses d’un monarque. Le caractère de Paoli paraît trop indépendant pour ne pas préférer la liberté aux plus magnifigues récompenses. D’ailleurs, tous les traits qu’on rapporte de ce grand homme, saccordent avec l’idée quon en a, et la confirment.

9. — Le Ciel ouvert a tous les hommes, ouvrage théologique[2], est un de ces écrits furtifs, dont s’augmente chaque jour la bibliothèque des esprits forts. Ils ne sauront gré a l’auteur de celui-ci que de sa bonne volonté : c’est un vrai galimatias. Il prétend faire voir qu’il y a une connexion essentielle entre Jésus-Christ et Adam, de sorte qu’Adam est l’anti-type de Jésus-Christ. Cela n’est-il pas bien clair ? Ce livre pourra passer pour l’Apocalypse des incrédules.

11. — L’Oraison funèbre de la reine, prononcée à Saint-Denis, a duré cinq quarts d’heure. M. de Pompignan a mis en opposition la religion de Sa Majesté avec l’esprit d’incrédulité si commun aujourd’hui. Il a paru se complaire a faire des portraits satiriques des philosophes du siècle, et a se venger théologiquement de tous les brocards que plusieurs lui ont prodigués. On se doute bien que M. de Voltaire n’est pas celui qu’il ait eu le moins en vue, et il l’a désigné avec les couleurs odieuses que lui a fournies son zèle amer.

12. — Un particulier se promenant aux Tuileries, il y a quelque temps, un inconnu l’aborde, le salue, et lui dit qu’il a des choses importantes à lui communiquer dans un tête a tête. Le premier s’écarte de sa compagnie et reste seul avec l’étranger. Celui-ci lui déclare qu’il se connaît à l’avenir ; qu’il lui voit sur la physionomie les choses les plus heureuses à lui apprendre, et qu’il ne doute pas qu’il ne lui sache gré de son attention. L’autre, faible et crédule, sans doute, se livre à la charlatanerie de cet imposteur qui, après les simagrées ordinaires, après avoir visité ses mains, observé tous les traits du visage du patient, lui étale et lui pronostique une longue suite de prospérités. La dupe enchantée remercie fort le devin, lui donne un écu de six livres, et s’en va fort contente. Le bohémien, piqué d’avoir fait tant de frais pour une si légère récompense, rappelle cet homme, lui ajoute qu’il y a quelque chose qu’il ne lui a pas dit, parce que ce n’est pas un événement aussi heureux que les autres ; que, toute réflexion faite, il est pourtant essentiel qu’il en soit prévenu pour y remédier, s’il est possible. Il lui confirme alors toute la bonne fortune dont il l’a flatté ; mais il lui annonce qu’il aura à trois époques différentes, très-prochaines, trois accès de convulsions, dont le dernier sera si terrible qu’on ne peut savoir s’il en réchappera ; que s’il est assez heureux pour en revenir, il entrera dans un cours de félicités qui durera le reste de ses jours. Le prétendu sorcier quitte à ces mots le pauvre diable, et part comme un trait. Ce malheureux, frappé, retourne à ses amis, auxquels il raconte son aventure : ils veulent en vain le rassurer. Il revient chez lui dans une consternation dont il ne peut se remettre, et, après avoir eu successivement les deux accès de convulsions pronostiqués, il entre dans le troisième, si terrible que tous les médecins n’y peuvent rien. On arecours a M. Petit, philosophe encore plus que médecin, et qui joint à de grandes connaissances de l’anatomie les talens d’un mime consommé. D’après l’exposition de l’état du malade, il se dispose à jouer une farce, dont il attend plus de succès que de ses remèdes. Il se revêt de tout l’appareil d’un Bohémien : accoutrement singulier, longue barbe, extérieur malpropre, baguette à la main, rien n’est omis ; et, s’étant bien mis au fait de toutes les circonstances de l’aventure, il se rend chez le convulsionnaire, auquel il en impose d’abord par sa hardiesse et l’étalage de son érudition. Il écoute le récit du malade : il convient de l’habileté du devin qui lui a prédit sa maladie ; mais ce n’est encore qu’un élève dans l’art de la nécromancie, et il n’a pu voir tout ce qu’un plus grand maître peut découvrir. Il fait alors montrer au malade sa main : il lui répète tous les heureux pronostics du premier sorcier ; il en ajoute d’autres ; enfin il en vient aux signes diagnostiques des convulsions, et, après bien des recherches, il trouve qu’elles ne seront point mortelles. Il dit cela avec tant d’emphase et de confiance, qu’il frappe l’imagination du malade. Et lui prescrit quelques remèdes simples, auxquels il joint des formules précises et bizarres, qui annoncent toute la profondeur de son art. Bref, après avoir fait quelques visites à cet hypocondre, il ranime son espoir au point de faire cesser les accidens funestes qui étaient survenus. Il lui administre quelque dose de gaieté de temps à autre, et le guérit radicalement, au point que l’homme est comme a son ordinaire.

Les docteurs moroses ont voulu critiquer la conduite de M. Petit : ils ont prétendu qu’il avait avili sa profession par un rôle indécent et malhonnête ; comme si leur première science n’était pas de guérir, et si le plus habile médecin n’était pas celui qui emploie le moins de remèdes ! Cette cure fait infiniment d’honneur au moderne nécromancien auprès des philosophes et des amis de l’humanite,

13. — Épître aux Romains, par le comte de Passeran ; traduction de l’italien. Tel est le titre une brochure de quarante-deux pages, où l’on établit un parallèle de l’ancienne Rome avec la nouvelle, qui n’est sûrement pas à l’avantage de la dernière. On fait figurer l’Église de Saint-Pierre vis-a-vis le Capitole, et le pape vis-à-vis les dictateurs. Sur le titre seul, et mieux encore au style, on juge aisément que cette parodie est de M. de Voltaire. Quelque rassasié que le public soit de pareilles facéties, on court toujours avec avidité aprés ses productions. On compte y trouver du nouveau, et le lecteur n’est réveillé que par le sel de l’impiété dont cet auteur assaisonne aujourd’hui tous ses ouvrages. Cette Épître aux Romains ne sera point mise au rang de celles de saint Paul, mais bien a côté de l’Épître a Uranie, digne sœur à laquelle elle mérite d’être accouplée.

14. — Quelqu’un se plaignant, devant l’abbé de Voisenon, du grand chaud qu’il faisait à Saint-Denis, celui-ci répliqua : « C’est d’autant plus étonnant que vous aviez la fraîcheur du puits. » Cette mauvaise pointe a pris dans ce pays à quolibets, et fait beaucoup parler de l’Oraison funèbre de M. Le Franc de Pompignan, évêque du Puy, qui en effet était, de l’aveu de tous les auditeurs, d’un froid à glacer.

— La république des lettres vient de perdre le sieur Deforges, mort subitement a table il y a quelques jours. C’était un auteur moins célèbre par ses opuscules que par ses malheurs. En 1749 il était a l’Opéra, lorsque le Prétendant fut arrêté. Il fut indigné de cet acte de violence ; il crut que l’honneur de la nation était compromis, et exhala ses plaintes dans une pièce de vers fort courue alors, qui commence ainsi :

Peuple, jadis si fier, aujourd’hui si servile,
Des princes malheureux vous n’êtes plus ll’asile…

Il ne put prendre sur son amour-propre de garder l’incognito ; il se confia à un ami prétendu, qui le trahit ; il fut arrêté et conduit au Mont-Saint-Michel, où il resta trois ans dans la cage, qui n’est point une fable, comme bien des gens le prétendent. C’est un caveau creusé dans le roc, de huit pieds en carré, où le prisonnier ne reçoit le jour que par les crevasses des marches de l’église. M. de Broglie, abbé de Saint-Michel, eut pitié de ce malheureux. Il obtint enfin qu’il eût l’abbaye pour prison. Ce ne fut qu’avec des précautions extrèmes qu’on put le faire passer à la lumière, de cette longue et profonde obscurité. Le caractère de M. Deforges, son esprit et ses qualités personnelles, lui gagnèrent les bonnes grâces de cet abbé, au point d’obtenir son élargissement au bout de cinq ans. Il le donna a son frère, M. le maréchal, en qualité de secrétaire ; et madame la marquise de Pompadour étant morte, il fut fait commissaire de guerre, de la nomination de ce général, suivant le droit de tous le maréchaux de France. M. Deforges avait supporté courageusement sa longue et cruelle captivité. Son esprit n’était point affaibli de tant de disgrâces, et M. le maréchal en faisait grand cas.

16. — La Gréve n’a point désempli depuis quelque temps, et les supplices de toute espèce se sont succédé sans relâche. Ce spectacle affligeant pour l’humanité a réveillé la question si importante de savoir si un homme a le droit d’en faire périr un autre ? On discute de nouveau le code criminel ; on en démontre l’absurdité, l’atrocité. On s’étonne que nos magistrats n’aient pas encore porté au pied du trône leurs représentations sur cette matière. Nos philosophes voudraient qu’on tournât au profit du bien public les bras dont on prive l’État par tant d’exécutions. Ils prétendent avoir résolu toutes les objections que l’on pourrait faire, et nous donnent pour exemple de la possibilité de concilier cette indulgence avec la sûreté générale, celui de la feue impératrice de Russie#1, qui, pendant son règne, s’était impose la loi de ne point signer un arrêt de mort ; ils trouvent honteux qu’il nous vienne du Nord de pareilles leçons de morale et de législation.

17. — Mademoiselle Dangeville, cette héroïne émérite du Théâtre Français, l’amour et les délices de tous les gens de goût, a une très-belle maison de plaisance à Vaugirard. C’est là qu’avant-hier, jour de sa fête, on lui en a donné une aussi agréable que magnifique. Elle a fait l’entretien du jour. Il y a d’abord eu un dîner de dix-neuf personnes, composé en beaux esprits, de MM. de Saint-Foix, Le Mière, Dorat, Rochon et Duclairon, tout récemment arrivé de son consulat de Hollande : en gens de la Comèdie, des demoiselles La Motte, Fannier et de madame Drouin. Le reste était des anciens amis ou amans de la maîtresse de la maison. Il ne faut pourtant pas oublier M. de Saint-Aubin, peintre, qui n’a pas le moins contribué au divertissement. À la fin du dîner, aprés avoir beaucoup tosté en l’honneur de la reine de Vaugirard, M. de Saint-Foix a commencé des couplets sur la fête : tous ses émules l’ont suivi, jusqu’à ce qu’une symphonie partie du jardin ait annoncé quelque chose de nouveau. On s’est transporté vers les lieux d’où elle s’annonçait ; on est entré dans un bosquet délicieux, où s’est trouvée la statue de mademoiselle Dangeville sous la figure de Thalie, avec tous les attributs de son art. On lisait, au bas du piédestal, un hymne de la composition de M. de Saint-Foix. On a procédé à l’inauguration[3] de cette statue, et tous les beaux esprits sont venus en cadence, des guirlandes de fleurs à la main, lui rendre leurs hommages. On a encore chanté des couplets ; on a joué différentes petites parades courtes, spirituelles et délicates. Ensuite, le jour tombant, tous les bosquets se sont trouvés illuminés : on a introduit le peuple ; il s’est formé des danses partout. On avait établi des rafraîchissemens pour cette populace, qui bénissait sans cesse l’illustre Marie. Enfin un feu d’artifice très-brillant a terminé le spectacle. Un grand souper a suivi, et le champagne et l’esprit ont recommencé a couler avec la même abondance.

17. — Des quatre-vingt-quatre pièces qui ont concouru pour le prix de l’Académie Française, neuf ont été choisies et ont suspendu long-temps les suffrages des juges. M. de La Harpe était du nombre. Son Épître, qui roule sur les avantages de la Philosophie, avait beaucoup de partisans, et vraisemblablement il l’aurait emporté ; il a malheureusement eu l’imprudence de se vanter d’avance qu’il avait le prix. Le bruit en est revenu à l’Académie, qui, instruite de cette présomption contraire aux règlemens et aux lois du concours, a formé une délibération par laquelle M. de La Harpe a été déclaré exclus du concours. Seconde délibération en même temps, qui décide que, pour éviter dorénavant de semblables indiscrétions, on n’ouvrira les billets des noms des concurrens que le jour même de la Saint-Louis, ou dans la séance qui doit le précéder.

19. Entre les circonstances qui rendent remarquable le concours de cette année pour le prix de poésie de l’Académie Française, on en rapporte une des plus singulières. Un auteur a eu l’impudence d’envoyer une pièce érotique dans le genre le plus infâme, et très-propre à servir de pendant à la fameuse Ode a Priape. M. Duclos, le secrétaire, a été chargé de la part de la compagnie de lui écrire une lettre très-forte, de lui faire la réprimande qu’il méritait, et de lui déclarer que l’Académie voulait bien par indulgence ne pas le dénoncer a la police, et lui épargner le châtiment qu’il aurait subi infailliblement.

20. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première representation du Huron, comédie en deux actes et en vers, mélés d’ariettes. Ce sujet, tiré de l’Ingénu de M. de Voltaire, ne comporte point les traits de gaieté répandus dans ce roman, mais inadmissibles sur la scène. Ce n’est qu’une faible copie de l’Arlequin sauvage de M. Delisle. Ainsi cette pièce ne peut être que très-médiocre. Elle se réduit à une intrigue de mariage plate et triviale, relevée par des accessoires bizarres et des incidens brusques et invraisemblables. La musique contient de fort jolis détails, annonce beaucoup de talens dans l’auteur qu’on nomme M. Grétry. Le nom du poète[4] est un mystère : un inconnu a présenté le drame aux Comédiens, en déclarant qu’il n’en était pas l’auteur, et qu’il ne pouvait le faire connaître. Des gens qui se prétendent bien instruits poussent la témérité jusqu’à l’attribuer à M. de Voltaire lui-même ; c’est un hochet de sa vieillesse.

22. — M. labbé Coyer, cet ex-Jésuite, persifleur politique, continue à nous instruire par ses productions qui, sous les apparences de la frivolité, contiennent les leçons les plus lumineuses et les plus patriotiques. Son Chinki, histoire cochinchinoise, se répand depuis peu, et peut étre regardée comme le pendant de l’Homme aux quarante écus de M. de Voltaire. Dans le dernier, un pauvre diable échappé de sa campagne, vient à la ville et fait fortune. Le héros de M. l’abbé Coyer, au contraire, vivait heureux dans son état d’agriculteur. Obligé de quitter sa terre par l’accroissement des impôts, il cherche à placer ses enfans dans différens arts ou métiers, et ne pouvant réussir d’aucune façon, ils finissent tous tristement. Il faut convenir qu’outre le mérite de l’invention que le philosophe ex-Jésuite doit céder au philosophe de Ferney, il y a dans le roman de celui-ci des grâces, une gaieté, une aménité et une variété dont manque absolument Chinki. L’abbé Coyer n’a qu’un seul cadre, et tourne toujours autour de la même idée. Malgré cela, le livre est fort couru, à cause des choses hardies qu’il contient et d’une censure amère du Gouvernement. Il est étonnant que l’auteur ait eu une permission tacite ; mais il n’y a pas de doute que le livre ne soit bientôt arrêté, et ne reçoive de la prohibition toute la vogue qui lui manquerait du côté de son mérite intrinsèque.

24. — M. Dudoyer de Gastel, ex-Oratorien, est depuis plusieurs années très-respectueux adorateur de mademoiselle Doligny, cette virtuose de la scène française, que ses camarades admirent beaucoup sans être assez sottes pour l’imiter. La verve de cet auteur s’est échauffée auprès de cette beauté angélique, et ne pouvant s’évaporer autrement, elle s’est condensée en un petit drame composé exprès pour y faire briller notre héroïne. Le sujet est tiré d’un conte de M. Marmontel, intitulé Laurette. On attend avec impatience la représentation d’un pareil drame, véritable production de l’amour le plus pur.

25. — La foule empressée d’assister a la séance publique de l’Académie Française, le jour de Saint-Louis, augmentant d’année en année, et la garde ordinaire de six Suisses ne suffisant pas, on l’a renforcée cette fois-ci d’un détachement d’invalides, commandé par un officier. Malgré cette barricade formidable, le tumulte augmentait ; la salle ne pouvait plus contenir les spectateurs, lorsque M. Duclos, secrétaire, maître des cérémonies de l’Académie, a fait fermer les portes, et Messieurs étant en place, M. de Chateaubrun, directeur, a déclaré que la pièce qui avait remporté le prix cette année avait pour titre : Lettre d’un fils parvenu à son père, laboureur. Il a ajouté que trois autres avaient eu l’accessit, sans que l’Académie prétendit assigner aucune préférence entre elles ; que la première était une Épître aux Pauvres ; la seconde, un Discours sur la Nécessité d’être utile, et que la troisième avait pour titre : le Philosophe. Il a témoigné les regrets de la compagnie de ne pouvoir couronner tant d’excellens ouvrages. Il a encore fait mention d’une pièce intitulée les Ruines[5], d’une autre sur les Disputes, mais contenant des réflexions et des détails sur lesquels la sagesse de l’Académie ne lui a pas permis d’appuyer beaucoup, et que ses statuts l’ont obligée de réprouver malgré tout son mérite. Il a dit qu’elle était de M. de Rulhiéres, officier de cavalerie. Après quoi M. Marmontel a lu, ou plutôt déclamé l’ouvrage couronné. Il a mis tant de pathétique, tant de chaleur dans son débit, que les gens peu au fait ont cru que cette épître était de lui. M. le directeur a repris la parole, a nommé l’auteur, M. L’abbé de Langeac ; il l’a invité de paraître, et ce jeune élève d’Apollon est venu prendre la médaille. Tout le monde a applaudi a sa modestie et aux grâces ingénues de la mère, répandues sur la physionomie du fils.

Quant à la pièce, on y a remarqué beaucoup de sentimens, mais point de logique, c’est-à-dire nul rapport entre les actions et les affections du personnage ; peu d’harmonie dans la versification et de pittoresque dans les détails. On a d’autant plus de tort d’en soupçonner pour auteur M. Marmontel, que cette épître est une véritable amplification de rhétorique, et ressemble très-fort à l’ouvrage d’un écolier. M. Duclos, d’un ton cavalier, a invité les spectateurs a prêter une oreille favorable au morceau qu’il allait lire. Il a rappelé à l’assemblée que Pelisson avait commencé une Histoire de l’Académie Française, continuée par l’abbé d’Olivet jusqu’en 1700 ; et chargé par sa place de succéder à ce dernier, il a offert de faire lecture d’un échantillon de son ouvrage, l’Eloge de Fontenelle. Il a soumis cet écrit au jugement de l’assemblée, en déclarant qu’il continuerait, s’il était encouragé par ses suffrages ; sinon qu’il en resterait là, ce qui lui serait encore plus aisé. Toutes ces phrases débitées d’un air libre, sans être impudent, ont concilié les auditeurs à M. Duclos, et il a commencé. On ne peut dissimuler que cet ouvrage ne soit moins l’éloge du héros qu’une débauche d’esprit de l’auteur, qui, surchargé de ses saillies, semble avoir été obligé de chercher un sujet pour s’épancher. Nul plan suivi ; des divisions confondues, point de liaisons dans les détails ; très-peu de faits, et une immensité de réflexions ou plutôt d’épigrammes, quelquefois inintelligibles, mais auxquelles on a toujours applaudi à compte, dans l’espoir de les mieux entendre à la lecture. En un mot, comme l’a dit un plaisant, cet Éloge n’est qu’un feu d’artifice tiré en l’honneur de Fontenelle.

M. le duc de Nivernois a lu ensuite six fables de sa composition, savoir : l’Homme, les deux Enfans et les deux Ruisseaux ; le Sultan, le Visir et les deux Hiboux ; l’Écho ; le Palais de la Mort ; le Roi, le Santon, le Fleuve et la Poignée de terre ; enfin les Oiseaux, les Quadrupèdes et la Chauve-Souris. Rien de plus agréable que ces fables, dans lesquelles l’auteur a réuni la naïveté de La Fontaine, le sel d’Horace et les grâces du courtisan le plus aimable. Des moralités justes et piquantes, une narration pure, facile et poétique, des applications neuves, une richesse de détails prodigieuse : tout a paru charmant dans ces petits apologues, et le public ne pouvait se rassasier des instructions de ce philosophe ingénieux.

M. Duclos a fini la séance par la lecture du programme du prix d’éloquence pour 1769. Le sujet est l’Éloge de J.-B. Pocquelin de Moliere. Il a appuyé sur la déclaration de l’Académie : « que ceux qui prétendent au prix sont avertis que s’ils se font connaître avant le jugement, ou s’ils sont connus, soit par l’indiscrétion de leurs amis, soit par des lectures faites dans des maisons particulières, leurs pièces ne seront point admises au concours. » Il a ajouté verbalement que l’indécence du concours de cette année avait été si grande, que l’Académie avait été obligée de se prescrire cette sévérité pour l’avenir. Cet article paraît concerner spécialement M. de La Harpe, en faveur duquel Académie a bien voulu se relâcher cette fois, malgré exclusion qu’on lui avait donnée dans une assemblée. On a compris sa pièce dans les accessit ; c’est celle du Philosophe. Le Discours sur la Nécessité d’être utile est de M. Prieur ; l’Épître aux Pauvres, de M. Desfontaines. On ne sait pourquoi cette fois-ci on n’a point nommé les auteurs de ces accessit, et qu’on n’en a rien lu.

Il est arrivé, à cette assemblée, un petit incident qui, tout puéril qu’il soit, mérite d’être rapporté. Les portes de l’Académie étant fermées, et les Suisses de l’extérieur retirés, il est survenu beaucoup de monde, et l’on a pénétré facilement jusque dans l’Académie des Belles-Lettres, dont la salle précède celle de l’Académie Française. Vains efforts pour aller plus loin. MM. Le Mière et Dorat, courroucés de rester a la porte du sanctuaire des Muses, ont proposé de tenir l’Académie. Tout le peuple littéraire a applaudi ; on s’est rangé autour de la table, et quelqu’un qui avait la pièce couronnée imprimée, ayant proposé d’en faire lecture, on a parodié la grande assemblée. C’étaient des éclats de rire, des brouhahas dont le bruit retentissait jusque dans l’autre salle ; ce qui a beaucoup incommodé les lecteurs, et surtout M. Marmontel, dont les accens passionnés se perdaient quelquefois dans le tumulte.

L’Académie se propose de prendre des précautions pour éviter dorénavant une farce aussi indécente, et empêcher que rien ne puisse troubler la solennité de cette auguste séance.

26. — On sait aujourd’hui que l’homme de qualité, âgé de quatre-vingt-deux ans, dont on a parlé[6], et qui a concouru pour le prix de l’Académie Française, est M. le baron de Châteauneuf, frère du feu maréchal de Maillebois. On est surpris que l’Académie n’ait fait aucune mention de cette circonstance. Ainsi l’on a vu, dans ce jeu littéraire, la vieillesse aux prises avec l’enfance, et, suivant l’usage, la fortune a favorisé la dernière. M. le baron de Châteauneuf est un courtisan épicurien. Il a payé d’abord à la patrie le tribut des services militaires auxquels il a cru que sa naissance et sa qualité de citoyen l’obligeaient, et s’est livré bientôt a un loisir philosophique ; il a coulé ses jours fortunés entre les arts et les plaisirs, passant tour à tour des bras de Vénus dans ceux des Muses. Il s’adonne aussi à la peinture, à la musique, et s’entend un peu à tout.

  1. Il s’agit probablement du Plaidoyer pour et contre J.-J. Rousseau et le docteur D. Hume, l’historien anglais, etc. (par Bergerat). Londres et Lyon, Cellier, 1768, in-12. — R.
  2. Par Pierre Cuppé, 1763, in-8°. — R.
  3. Élisaheth Petrowna, fille de Pierre le-Grand, — R.
  4. Marmontel. — R.
  5. Par M. Cœuille. — R.
  6. V. 5 juillet 1768. — R.