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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Juillet

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 299-309).
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Juillet 1768

2 Juillet. — En conséquence d’une lettre du roi, du 25 juin, où Sa Majesté fait part à M. l’archevêque de la mort de la reine[1], son épouse et compagne, et sollicite les prières de l’Église pour le repos de l’âme de cette princesse, M. l’archevêque a fait un mandement, daté du 30 dudit mois, qui, après un préambule pathétique sur les pertes successives que la France a faites, et un éloge de la reine, ordonne qu’il sera fait pour elle un service à Notre-Dame. La lettre du roi et le mandement ont été publiés hier. La simplicité de la première et une sorte de désordre qui y règne, forment un genre d’éloquence très-propre à peindre le trouble du cœur affligé de cet auguste époux.

5. — Le concours du prix de poésie à l’Académie Francaise roule ordinairement entre vingt et trente pièces. Cette année il en a été remis quatre-vingt-quatre au secrétaire, On prétend qu’un homme de qualité, âgé de quatre-vingt-deux ans, le baron de Châteauneuf, n’a point dédaigné d’entrer en lice contre la brillante jeunesse qui court la même carrière. Les vœux seront a coup sur pour le moderne Sophocle, et il serait à souhaiter, pour l’honneur du siècle, qu’il eût le prix.

6. — Journal d’un voyage à la Louisiane, fait en 1720 ; par M. ***, capitaine de vaisseau du roi[2].

On paraît s’être proposé pour modèle de ce Journal celui du Voyage de Siam, par l’abbé de Choisy ; c’est-à-dire qu’on a cherché à y répandre du badinage et de la gaieté, et on n’y a mis, au contraire, que du trivial et du plat.

— Madame Benoit, déjà connue par des romans, vient de s‘élever jusqu’à la comédie, et de nous en donner une en un acte et en prose, qui a pour titre : la Supercherie réciproque[3]. L’intrigue n’en est pas mal conduite ; il y a de la simplicité dans le style, mais nulle énergie dans les caractères, et rien de comique dans les situations. Cette pièce restera dans la bibliothèque des amis auxquels l’auteur femelle en a fait part.

7. — M. de Voltaire, ranimant les restes de son feu, qu’il assure n’être plus que de la cendre, vient d’enfanter une ode pindarique a occasion d’un tournois donné en Russie par la Czarine. On croirait, en lisant cette production, que le poète a eu moins en vue de célébrer l’Impératrice, que de déprimer Pindare[4]. C’est plutôt une satire burlesque qu’un ouvrage héroïque. On y remarque les convulsions effrayantes d’un forcené, au lieu des sublimes élans d’un homme de génie. Ce grand homme dans différens genres, a toujours échoué dans celui-ci, et il voudrait effacer du Temple de Mémoire les noms des grands maîtres de l’ode.

8. — Le sieur Taconet, auteur et acteur du théâtre de Nicolet, vient de s’exercer sur un sujet plus noble ; il a de l’agrément de la police, fait imprimer des stances[5] sur la mort de la reine, en forme d élégie. Il faut avouer que si cet ouvrage fait honneur au cœur de cet histrion, il dégrade singulièrement l’héroïne. On est surpris qu’après l’exemple de l’Oraison funèbre du Père Fidèle, de Pau, si fameuse par son ridicule et par l’éclat scandaleux qu’elle fit à la mort de monseigneur le Dauphin, on n’ait pas examiné de plus près la pièce burlesque du sieur Taconet. Il est des éloges qui doivent être interdits à de certaines bouches.

9. — Extrait du Chapitre de l’Ordre de Saint-Michel, tenu aux Cordeliers le 9 mai 1768, auquel a présidé M. le duc de Duras, commandeur et commissaire des Ordres du Roi et du Saint-Esprit. Tel est le titre d’un discours de M. Morand, chirurgien des Invalides et chevalier dudit ordre, qui paraît imprimé et fait grand bruit par le style ridicule dans lequel il est écrit, et par l’éloquence toute nouvelle de l’orateur.

10. — Le sieur Sédaine, ce maçon devenu poéte et auteur estimé de plusieurs pièces de théâtre jouées aux trois spectacles, mais plus habile encore a tracer le plan d’un édifice que celui d’un drame, vient d’être nommé secrétaire de l’Académie d’Architecture a la place de M. Le Camus, dont on a annoncé la mort.

11. — Il paraît une tragédie bourgeoise en cinq actes et en prose, qui a pour titre : les Amans désespérés, ou la Comtesse d’Olinval. C’est plutôt un roman bizarre, où on ne trouve point la vraisemblance qui doit annoncer, préparer et lier les événemens. Ce sont des monstres et non des caractères qu’on a dessinés. Le style de ce drame est faible et diffus.

12. — Un négociant de Nantes ayant écrit à M. de Voltaire qu’il avait baptisé un de ses vaisseaux du nom de ce grand poète, il y a répondu par une Épître fort longue adressée au vaisseau : elle est pleine de fraîcheur, de poésie et de philosophie ; mais elle est déparée par cet esprit satirique et burlesque, qui se mêle aujourd’hui aux plus beaux ouvrages du philosophe de Ferney.

15. — M. de Voltaire, depuis sa communion, était resté dans un silence édifiant, mais il paraît que le diable n’y a rien perdu. Il tombe aujourd’hui sur le corps d’un nouvel adversaire ; c’est M. Bergier, curé en Franche-Comté, auteur de plusieurs ouvrages en faveur du christianisme, qu’on connaissait peu, et qui devront leur célébrité au grand homme qui les tire de la poussière : et les honore de sa critique. Son pamphlet est intitule Conseils raisonnables a M. Bergier, par une société de bacheliers en théologie. Sans approuver le fond de cet ouvrage impie, on peut dire qu’on y reconnaît facilement son auteur, peu logicien, mais toujours agréable dans les matières les moins susceptibles de gaieté. Ces Conseils contiennent vingt-cinq paragraphes et forment environ trente pages d’impression.

16. — Le célèbre M. Winkelman, cet homme rare par son goût et ses vastes connaissances, était revenu de Vienne à Trieste, pour se rendre à Rome, où depuis quelques années il faisait son séjour ordinaire. Il a été assassiné dans l’auberge par un étranger qui, après plusieurs conversations, s’était insinué dans l’esprit de ce savant. Un jour, sur les dix heures du matin, ce scélérat est entré dans la chambre de M. Winkelman, et lui a demandé à voir trois belles médailles d’or dont l’Impératrice-Reine lui avait fait présent. Dans le moment où il ouvrait son coffre, il lui a donné sept coups de poignard. Son domestique étant accouru au bruit, l’assassin l’a renversé sur le carreau d’un coup de poing, et s’est sauvé sans avoir rien emporté. Ce savant estimable a survécu de quelques heures à ses blessures : il a eu le temps d’instituer son exécuteur testamentaire le cardinal Albani, et d’écrire à ce prélat pour le prier de remercier l’Impératrice-Reine de toutes les grâces dont cette auguste souveraine avait daigné le combler, ainsi que le prince de Kaunitz et plusieurs autres seigneurs de la cour de Vienne.

Le monstre qui occasione aujourd’hui nos regrets, est le nommé Archangely, de Pistoye : il a été arrêté dans la suite, et ramené à Trieste le 15 juin.

17. — M. Bouret, cet homme ingénieux, toujours occupé de plaire à son maître, et qui dispense tant de trésors pour satisfaire cette noble passion, s’occupe à embellir encore le fameux pavillon du roi, où il compte recevoir Sa Majesté cet automne, dans le temps des fameuses chasses dans la forêt de Senart. Il vient de faire exécuter en marbre la figure de Louis XV, avec tous les attributs de la royauté. C’est le sieur Tassard, sculpteur, reçu depuis peu à l’Académie, mais d un mérite distingué, qu’il a chargé de ce travail. Elle doit être placée dans l’appartement du roi, au lieu du lit qui y était, et dont Sa Majesté n’a jamais fait usage. La statue sera en dedans de la balustrade, avec des gradins au bas du piédestal. De cet appartement galant, M. Bouret en fait un appartement magnifique par les dorures et les richesses qu’il doit y répandre, sorte d’ornemens analogues à l’usage qu’il veut en faire aujourd’hui. On sait que ce financier très-opulent, mais très-dérangé dans ses affaires, avait été réduit à la pension par M. de La Borde, qui s’était chargé de l’administration de ses biens, et ne lui avait laissé que quinze mille livres de rentes. Maintenant qu’il se trouve libre, la dépense dont nous venons de parler est le premier emploi qu’il fait de ses immenses revenus. Un coup d’œil favorable de son maître le dédommagera de tout et fera son bonheur.

19. — Les Italiens ont donné hier un opéra comique, intitulé le Jardinier de Sidon ; la musique est de Philidor. Quant au drame, ce sujet avait autrefois été traité par Fontenelle : le nouvel auteur[6] ne se nomme pas, ce qui n’annonce pas un succès très-sûr. Au reste, depuis quelque temps, les premières représentations ne décident de rien, et la réputation d’un ouvrage ne se fixe qu’à la seconde, troisième ou quatrième.

22. — Le bruit court que M. Rousseau est sorti de sa retraite de Trye et est passé à Lyon, sans qu’on donne d’autres raisons de cette émigration que l’inconstance du personnage. On ne sait s’il restera dans cette ville, où il se trouve dans le ressort du Parlement de Paris : on présume qu’il y a conservé son nom étranger.

23. — La Comédie Italienne vient de perdre mademoiselle Camille Véronèse, morte, le 20 de ce mois, des suites d’une vie trop voluptueuse, comme il arrive assez souvent à ces demoiselles, qui aiment à la faire courte et bonne. Au reste, c’était une grande et très-grande actrice ; elle possédait la partie du sentiment dans un degré supérieur, et depuis mademoiselle Sylvia aucune n’avait montré tant de talens pour la scène. Elle emporte avec elle les regrets des partisans de ce théâtre, qu’elle laisse absolument vide relativement à son genre. On n’y voit plus en femmes que des cantatrices, et l’on sera obligé de renoncer absolument aux pièces italiennes qu’elle soutenait par son jeu : elle était l’âme d’Arlequin même, quelle inspirait et dont elle échauffait la verve.

24. — M. de Voltaire ne perd aucune circonstance de faire su cour à la Czarine, qu’il appelle la Sémiramis du Nord. À l’occasion des nouveaux troubles de Pologne, il paraît un Discours aux Confédérés catholiques de Kaminiech en Pologne, par le major Kaiserling, au service du roi de Prusse. Tel est le titre d’une petite brochure de seize pages d’impression, échappée récemment à la plume de cet écrivain célèbre. Elle est digne de l’apôtre de la tolérance ; mais l’humanité lui saurait plus de gré de son zèle, s’il n’était toujours armé de sarcasmes, et s’il ne prodiguait trop immodérément des éloges qu’on pourrait suspecter de flatterie. On est tenté de croire qe le fonds de tous ces ouvrages n’est qu’un cadre pour enchâsser des hors-d’œuvre qui reviennent si souvent qu’ils font tort à la pureté des intentions de l’auteur.

27. — Jacques-Bernard Durcy de Noinville, président honoraire au Grand-Conseil, est mort il y a quelques jours[7] : il était académicien libre de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, et membre de la Société royale de Londres.

M. Piron, qui, dans un âge encore plus avancé que M. de Voltaire, conserve, ainsi que lui, tout le feu de sa jeunesse, et toujours son rival quand il s’agit de faire assaut d’esprit et de sarcasmes, s’est permis une saillie à l’occasion de la longue Épître du dernier au vaisseau baptisé sous son nom : il l’adresse au négociant propriétaire du bâtiment, et s’écrie :

Si j’avais un vaisseau qui se nommât Voltaire,
Sous cet auspice heureux j’en ferais un corsaire.

M. de Moissy, connu au Théâtre Italien par quelques pièces jouées avec succès, vient de s‘essayer au Théâtre Français, où il n’a pas été aussi heureux. On a donné aujourd’hui ses Deux frères ou la Prévention vaincue, comédie en cinq actes et en vers. Comme l’auteur est aimé et qu’il n’y avait point de cabale, on a supporté patiemment tout l’ennui de ce drame mortel, sauf à n’y plus revenir. En effet, il paraît qu’il n’y aura pas de représentations. Cette chute subite dispense de faire aucune analyse de la pièce. En général on a reconnu que M. de Moissy avait une stérilité peu propre a soutenir un ouvrage d’une pareille étendue. Point d’ensemble point de cohérence dans les actes et dans les scènes, un style trivial et souvent bas, des détails peu nobles et[illisible] amenés. Tous ces défauts ont fait proscrire cette comédie, dont l’intrigue, maniée par une meilleure main, aurait pu prêter à une pièce en trois actes seulement.

28. — Nos auteurs secondent nos armes contre le pape[8]. On est inondé d’écrits pour prouver la légitimité de notre invasion ; mais aucun n’est aussi éloquent que l’arrêt du Parlement de Provence, pièce victorieuse, à laquelle le Saint-Père n oppose encore qu’un jubilé.

29. — La pièce des Italiens, dont on a parlé, va tant bien que mal, et l’auteur des paroles n’a pu garder plus long-temps l’incognito. C’est un M. de Pleinchêne dont on ne connaît encore qu’une assez mauvaise chanson sur le Wisk, qu’il réclama l’an passé avec chaleur dans différens journaux[9]. Quant à la musique, quoique de Philidor, les gens difficiles la réduisent à deux ariettes.

M. de Bury a fait, il y a déjà quelques années, une histoire de Henri IV[10], peu digne de ce héros. M. de Voltaire, sous un de ces noms étrangers dont il se masque si souvent, attaque aujourd’hui cet auteur, le taxe de peu d’exactitude, et relève ses erreurs de toute espèce ; mais on est tenté de croire que cette guerre directe n’est qu’un prétexte pour se ménager une excursion sur le president Hénault, dont il dissèque et met en pièces l’Abrégé chronologique. On est d’autant plus indigné de cette sortie, que, dans son discours de réception à l’Académie Française, M. de Voltaire avait parlé de ce livre avec le plus grand éloge. Il est a craindre que cette critique, quoique injuste, ne jette de l’amertume sur la vieillesse du president. Il y sera d’autant plus sensible, qu’une sorte d’amitié avait toujours paru régner entre les deux écrivains. On ne peut encore attribuer son incartade qu’a un de ces accés de jalousie dont est sans cesse rongé l’immortel auteur de la Henriade[11].

— Il s’éléve de toutes parts une tempête littéraire contre M. l’abbé de La Bletterie, et les différens auteurs qu’il a attaqués lui rendent avec usure les traits de satire qu’il leur a lancés. Au reste, son ouvrage prête infiniment à la censure et pour le fond et pour le style. Il aurait dû être plus modeste, et se souvenir que lorsqu’on a une maison de verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle d’autrui.

30. — Mademoiselle Camille est morte dans sa jolie maison de Montmartre, ou M. Cromot, premier commis des finances, lui a donné jusqu’au dernier moment les marques de l’attachement le plus tendre. Elle a expiré entre les bras de cet amant magnifique. En vertu du privilège qu’ont les Comédiens Italiens de n’être point excommuniés, cette actrice a reçu ses sacremens, et elle a été enterrée en l’église du lieu. C’est le sieur Dehesse qui, comme doyen des comédiens ses camarades, a conduit le deuil. Par les soins de M. Cromot, il s’est trouvé un : cortège magnifique au convoi ; on y comptait plus de cinquante carrosses bourgeois. Mademoiselle Camille était fort aimée, et joignait aux plus grands talens toutes les qualités de l’âme les plus précieuses. Elle a fait un testament en faveur de sa famille, qui fait également honneur à son jugement et a son cœur.

31. — On travaille au pont qui doit suppléer a celui de Neuilly, qui déperit depuis long-temps, et dont la débâcle des glaces de l’hiver dernier avait accéléré la ruine. Le nouveau pont doit être au bout du Cours, en face de la place de Louis XV. On doit couper une partie de la montagne connue sous le nom de l’Étoile, comme aussi élever de beaucoup la grille de Chaillot. M. Perronet, ingénieur célèbre des ponts-et-chaussées, est chargé de la construction de ce monument.

  1. Marie Leczinska, née le 23 juin 1703, morte le 24 juin 1768. — R.
  2. Paris, Musier, 1768, in-12. — R.
  3. Amsterdam (Paris, Durand), 1768, in-8°. — R.
  4. Cette ode a laquelle, dans quelques éditions, Voltaire donna le titre de Galimatia Pindarique, commence ainsi :

    Sors du tombeau, divin Pindate,

    Toi qui célébras autrefois
    Les chevaux de quelques bourgeois
    Ou de Corinthe ou de Mégare ;
    Toi qui possédas le talent
    De parler beaucoup sans rien dire,
    Et qui modulas savament
    Des vers que personne n’entend,
    Et qu’il faut toujours qu’on admire.

    ‑ R.
  5. Stances sur la mort de Maris, princesse de Pologne, reine de France, Paris, Hérissant, 1768, in-4°. — R.
  6. V. 29 juillet 1768. — R.
  7. Le 20 juillet. — R.
  8. Le Parlement de Provence ayant rendu, le 9 juin 1768, un arrêt portant réunion de la ville d’Avignon, de son territoire et du Comtat Venaissin au domaine de la couronne et comté de Provence, les troupes du roi s’emparèrent de cette ville le 11 du même mois. — R.
  9. V. 11 septembre 1767. M. de Pleinchêne en publiant sa chanson sur le wisk, y mit cette épigraphe :

    Hos ego versiculos feci ; tutit alter honores.

    . — R.
  10. V. 20 septembre 1765. — R.
  11. Cette critique est intitulée : Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV, de M. de Bury ; par M. le marquis de B***, lu dans une séance de l Académie, auquel on a joint une pièce analogue, Geneve, 1768, in-8°, La Beaumelle, selon Barbier, est auteur de cet Examen ; et pour le faire attribuer à Voltaire, il y joignit la brochure dont il a été parlé a l’article du 1er juin 1766. — R.