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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Avril

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 255-272).
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Avril 1768

Ier Avril. — Il court une lettre de M. de La Harpe, justificative de sa conduite envers M. de Voltaire ; on dit qu’elle doit être insérée dans les journaux. La voici : « Monsieur, je n’ai eu connaissance qu’aujourd’hui d’un article inséré dans la Gazette d’Utrecht, au sujet de mon départ de Ferney, article qui n’est composé que d’injures et de faussetés. Le correspondant du gazetier, auteur de ce morceau, commence par dire que je n’ai jamais su me concilier l’amitié de personne. Il paraît du moins que je n’ai pas la sienne. Il prétend que j’ai été recueilli et congédié par M. de Voltaire. Quand cela serait vrai, je ne vois pas trop pourquoi ou en ferait un article de gazette ; mais l’un et l’autre est faux. Il ajoute que je perds six mille livres de rentes, que M. de Voltaire m’avait assurées après sa mort. Cet homme apparemment a lu le testament de M. de Voltaire. Comme je n’en sais pas autant que lui, je n’ai rien à répondre là-dessus. Il finit par insinuer, sans rien affirmer pourtant, que c’est moi qui ai répandu dans le public le Catéchumène[1], l’Homme aux quarante écus[2], le Sermon prêché à Bâle[3], et la Lettre de M. l’archevêque de Cantorbéry[4]. Je doute que M. de Voltaire trouve bon qu’on lui attribue ainsi publiquement le Catéchumène, qui n’est point de lui, et d’autres ouvrages anonymes, qu’il n’est permis d’attribuer à personne, à moins d’avoir des preuves. Quant à ce qui me regarde, tout ce qui a le moindre commerce avec la littérature sait à quel point l’imputation du gazetier, au sujet des ouvrages ci-dessus, est fausse et calomnieuse. Ce serait lui donner plus d’importance qu’elle n’en mérite, que d’y répondre par des témoignages authentiques qui sûrement ne me manqueraient pas. Je satisfais suffisamment à ce que je me dois a moi-même, en opposant la vérité au mensonge.

« Je dois ajouter aussi, quoi qu’il en doive coûter au bonheur de certaines gens, que je ne suis point brouillé avec M. de Voltaire, et que ce grand homme n’a rien diminué de son amitié pour moi, qui m’est aussi chère qu’honorable.

« Je vous supplie, Monsieur, de rendre cette lettre publique. J’ai l’honneur d’être, etc.

Ce 26 mars 1768,

Ier Avril. — Il paraît deux nouveaux chants de la Guerre civile de Genève, le quatrième et le cinquième, qui terminent ce poëme satirique. Ils sont imprimés, ainsi que les autres. Il paraît que cette publicité est une suite de l’infidélité de M. de La Harpe. On assure que M. de Voltaire, irrité de ces larcins et des tracasseries qui en résultent, a signifié qu’il ne voulait plus recevoir chez lui tous ces petits auteurs. Ce sont ses termes[5].

3. — Le parlement de Bretagne a rendu, le 29 mars, un arrêt qui condamne un nommé Boctoy à être renfermé le reste de ses jours dans une maison de force, comme soupçonné d’avoir voulu faire imprimer une brochure sur les Troubles de la France, et comme soupçonné d’avoir voulu donner le jour à deux libelles, dont l’un, intitulé le Royaume des Femmes, et l’autre les Aventures du comte de ***. Les manuscrits ont été lacérés et brûlés. On ne sait encore quels sont tous ces ouvrages criminels, et quel mérite littéraire ils peuvent avoir.

5. — Les Italiens doivent donner bientôt Memnon, opéra-comique, tiré d’un petit roman de M. de Voltaire, très-ingénieux et très-philosophique. Deux auteurs se sont trouvés avoir traité le même sujet, et étaient en concurrence, M. de Pleinchesne, ancien gouverneur des pages, et M. Guichard. Ce dernier, déjà connu à ce tripot, l’a emporté sur l’autre.

7. — Le sieur Riballier, syndic de la Faculté de Théologie, vient d’obtenir de la cour, à la nomination de Pâques, l’abbaye de Chambon. Son corps regarde cette faveur comme la récompense de sa complaisance pour la cour, et de toutes ses menées dans son sein pour faire échouer le zèle des défenseurs de la foi, concernant l’affaire de Bélisaire. C’est aussi un dédommagement de tout le ridicule dont a été couvert ce docteur par M. Marmontel, M. de Voltaire, et différens plaisans qui se sont égayés sur cette matière.

8. — M. de Voltaire vient de s’égayer encore aux dépens de la religion, dans un libelle intitulé Relation de l’expulsion des Jésuites de l’empire de la Chine, par l’auteur du Compère Mathieu. C’est à peu près la même tournure que celle du Catéchumène, qu’on prétend aujourd’hui n’être pas de lui. Ici, l’empereur de la Chine fait venir un Jésuite pour apprendre de lui la religion qu’il vient prêcher de si loin. L’auteur fait dire à cet imbécile tant d’absurdités, que le prince se met à lui rire au nez, et lui permet de prêcher où il voudra ses folies, persuadé qu’elles ne tourneront pas beaucoup de têtes. Mais sur la déclaration que lui fait l’apôtre, de l’intolérance de cette religion, il chasse le Jésuite et tous ses sectateurs.

9. — M. de Chabanon, de l’Académie des Belles-Lettres, revenu depuis quelque temps d’auprès de M. de Voltaire, a cru devoir saisir le moment de solitude où se trouve ce grand homme, pour lui offrir de retourner à Ferney et de lui tenir compagnie. Il a répondu par une lettre fort polie, où il éconduit M. de Chabanon avec l’honnêteté la plus adroite ; ce qui prouve le dire qu’on lui attribue[6], qu’il ne voulait plus de ces petits auteurs[7].

10. — Quoique les vers suivans ne soient pas merveilleux, on ne peut se refuser de les insérer ici comme historiques et ne se trouvant imprimés nulle part. Ils ont été présentes à M. le président Ogier par des jeunes jardiniers qui sont venus à son passage par Rennes, avec des corbeilles de fleurs et vêtus galamment :


Ô vous que le plus grand et le meilleur des rois
Pour finir nos malheurs honora de son choix,
Des faveurs de Louis sage dépositaire,
Vous, notre illustre appui, notre ange tutélaire,
Ô généreux Ogier ! en quittant ces climats
Quel flatteur souvenir ne nous laissez-vous pas !
Ah ! qu’avec juste titre, à votre bienfaisance
Le plus doux sentiment de la reconnaissance
Conserve pour jamais un temple en tous les cœurs.
De nos mains, en partant, daignez prendre ces fleurs :
Nous vous les présentons au nom de Flore même,
Et mettant en vous seul sa confiance extrême,
Flore, aux cris des Bretons, ose mêler ses cris,
Et vous dit avec eux, en bénissant Louis :
« Achevez, sage Ogier, de calmer nos alarmes ;
Du bonheur sur ces bords assurez le retour :
Portez aux pieds du roi nos soupirs et nos larmes,
Et portez-y surtout nos respects, notre amour. »

11. — Le bruit est général, depuis quelques jours, que M. de Voltaire a fait ses pâques[8]. Il passe pour constant qu’il est arrivé de Ferney ici, en même temps, deux lettres de ce grand homme, qui s’expliquent tout différemment là-dessus. Dans la première, écrite à M. le duc de Choiseul, M. de Voltaire renouvelle et perpétue les désaveux si souvent faits de toutes les productions clandestines qu’on lui attribue ; elle contient une espèce de profession de foi, et il y déclare que, pour preuve de la vérité de ses sentimens, il a profité de sa solitude et des bonnes instructions du père Adam, pour faire un retour vers Dieu et se présenter à la sainte table. Dans l’autre, à madame la marquise Du deffand, il se plaint du public peu reconnaissant ; il se désespère de voir que, malgré le sacrifice qu’il lui a fait de sa santé et de sa liberté, en consacrant sa vie à ses plaisirs et à son amusement, il soit assez injuste pour adopter légèrement tous les bruits que ses ennemis font courir sur son compte, et qu’en dernier lieu, il apprend que, pour comble de ridicule, on débite et l’on croit à Paris qu’il s’est confessé et a fait ses pâques. Il finit par ajouter qu’il n’est ni assez hypocrite pour se prêter à des actions aussi contraires à sa façon de penser, ni assez imbécile pour donner de bonne foi dans de pareilles puérilités. Toutes ces inconséquences sont dans le caractère de M. de Voltaire, et n’étonnent point ceux qui le connaissent.

15. — M. le cardinal de Luynes se trouvant ces jours-ci chez madame la duchesse de Chevreuse, M. de Conflans plaisanta Son Éminence sur ce qu’elle se faisait porter la queue par un chevalier de Saint-Louis. Le prélat répliqua que c’était un usage ; qu’il en avait toujours un pour gentilhomme caudataire ; « et le prédécesseur de celui-ci, qui plus est, ajouta-t-il, portait le nom et les armes de Conflans. — Il y a long-temps en effet, répliqua l’autre avec gaieté, il y a long-temps qu’il se trouve dans ma famille de pauvres hères, dans le cas de tirer le diable par la queue. » Son Éminence déconcertée est devenue la risée générale, et a été si furieuse qu’elle à exigé de madame la gouvernante qu’elle ne reçût plus chez elle cet homme à bons mots.

16. — Il n’est plus de doute sur le fait des pâques de M. de Voltaire : on varie seulement sur les motifs, que les uns attribuent à la peur du diable, d’autres à la politique. L’acte dont il a accompagné cette cérémonie peut servir de commentaire à sa conduite. Le jour même, et sortant de la sainte table, il a prêché ses vassaux, il leur a débité tous les principes de la morale la plus pure et la plus sage ; il a apostrophé un de ses paysans, connu pour un coquin ; il l’a exhorté à se réconcilier avec Dieu, à reconnaître combien il lui était redevable, et à lui son seigneur, de n’avoir pas été pendu ; il a fini par lui dire que s’il n’avait pas encore accusé ses fautes, de le faire à son pasteur, ou à lui. Ce dernier mot ayant gâté tout le reste, a fait dégénérer en farce ce spectacle vraiment édifiant pour les dévots. Les deux lettres dont on a parlé sont également vraies, et celle à madame Du deffand donne encore mieux la clef de cette étrange conduite.

17. — M. le marquis de Ximenès, fort connu dans la république des lettres, comme auteur et comme protecteur, est sur le point de se marier avec la fille d’un nommé Jourdan, dont on a quelques romans et autres ouvrages peu connus. Son peu de fortune et sa très-mince réputation donnent à cet hymen un air de désintéressement, qui fait beaucoup d’honneur à M. de Ximenès. La mère était une madame Duhalley, fort renommée autrefois par sa beauté, son esprit, sa galanterie et ses intrigues ; elle avait fini par épouser le pauvre diable, père de la demoiselle en question.

18. — Quoique M. de La Harpe ait répandu une lettre justificative, où il prétend répondre au gazetier d’Utrecht qui attribue son retour de Genève au mécontentement de M. de Voltaire, on trouve que ce jeune homme se défend très-mal des griefs qu’on lui impute. 1° Quant à l’article où son cœur se trouve si fortement attaqué par le reproche de n’avoir jamais su se concilier l’amitié de personne, il ne montre point la vivacité de toute âme honnête sur une pareille imputation ; il glisse légèrement à la faveur d’une épigramme, et c’est mettre de l’esprit où il faudrait du sentiment ; 2° il pèche contre la gratitude et la vérité, en assurant qu’il n’a point été recueilli chez M. de Voltaire. Il se serait fait plus d’honneur en ne protestant pas avec tant de délicatesse contre un mot peut-être offensant pour l’amour-propre, mais jamais pour la reconnaissance. Il ne peut nier que lui et sa femme n’aient été au moins accueillis, s’ils n’ont pas été recueillis, par ce grand homme, pendant un an ou dix-huit mois. 3° On voit qu’il élude le vrai larcin dont il est coupable, en affectant de donner le catalogue de ceux dont on ne l’accuse pas aussi formellement. C’est le second chant de la Guerre civile de Genève, de la publicité duquel M. de Voltaire se plaint, et c’est cette réclamation dont M. de La Harpe ne parle point. Enfin, il assure qu’il a toujours l’amitié de M. de Voltaire ; mais il ne dit pas si c’est par suite d’un sentiment non interrompu, ou à titre de générosité, de compassion, de pardon… Une lettre du philosophe de Ferney à son ami, M. Damilaville, va nous apprendre jusqu’où il faut apprécier celle de M. de La Harpe, et l’ostentation fastueuse avec laquelle il fait valoir la continuité des bontés d’un ami de cette trempe. Dans cette lettre, que plusieurs personnes ont lue, M. de Voltaire, en convenant du larcin de M. de La Harpe et du chagrin qu’il lui donne, termine par dire « que le public met à la chose plus d’importance qu’elle n’en mérite, et qu’il lui pardonne de tout son cœur. » Cette phrase, jointe à ce que madame Denis débite là-dessus, prouve que M. de La Harpe est réellement coupable, et que malheureusement ce qui ne serait qu’une légère infidélité ou une gentillesse, dans tout autre cas, devient une faute grave, un vice du cœur vis-à-vis d’un bienfaiteur aussi généreux ; et M. de La Harpe, bien loin d’avoir pour lui la même indulgence que M. de Voltaire, devrait pleurer amèrement une pareille offense.

19. — Un nommé Lévêque, garde-magasin des Menus-Plaisirs, a laissé une veuve fort riche. Malgré la jouissance des plaisirs de toute espèce que lui offrait ce tripot, elle s’est éprise de M. Caron de Beaumarchais, auteur d’Eugénie, plus renommé encore par ses intrigues que pour ses talens littéraires, et veuf aussi. Tous deux convolent en secondes noces ; et, quoique la femme soit encore dans le deuil, elle a déposé ses crêpes funèbres pour s’orner des atours de l’hymen le plus galant.

On assure que M. le duc d’Aumont à qui madame Lévêque a présenté son contrat de mariage à signer, comme au gentilhomme de la chambre d’année, son supérieur, lui a répondu : « Rappelez-vous, Madame, le sort de la première ; je crains bien de signer en même temps votre billet d’enterrement. »

20. — On voit dans l’Avant-Coureur du 18 la déclaration suivante de M. de Voltaire :

« J’ai appris dans ma retraite qu’on avait inséré dans la Gazette d’Utrecht, du 11 mars 1768, des calomnies contre M. de La Harpe, jeune homme plein de mérite, déjà célèbre par la tragédie de Warwick et par plusieurs prix remportés à l’Académie Française avec l’approbation du public. C’est sans doute ce mérite-là même qui attire les imputations envoyées de Paris contre lui à l’auteur de la Gazette d’Utrecht.

« On articule dans cette gazette des procédés avec moi dans le séjour qu’il a fait à Ferney. La vérité m’oblige de déclarer que ces bruits sont sans aucun fondement, et que tout cet article est calomnieux d’un bout à l’autre. Il est triste qu’on cherche à transformer les nouvelles publiques et d’autres écrits plus sérieux en libelles diffamatoires. Chaque citoyen est intéressé à prévenir les suites d’un abus si funeste à la société.

« Fait au château de Ferney, pays de Gex en Bourgogne, ce 31 mars 1768. Signé Voltaire. »

20. — Lettre de M. de La Harpe a M. de Voltaire[9].

« Je n’avais pas besoin, mon cher papa, de la lettre que vous avez écrite à M. d’Alembert pour être bien sûr que votre amitié pour moi n’a jamais été altérée un moment, et que je n’ai commis qu’une indiscrétion en donnant à vos parens et à vos amis un manuscrit de deux cents vers que plusieurs personnes avaient déjà. Si j’ai eu tort de rendre public ce que ces personnes avaient donné en secret, du moins vous m’avez rendu la justice de croire que je n’ai jamais eu intention de vous faire de la peine, et que je n’ai fait que céder à l’empressement de quelques curieux.

« Cependant, quelque rassuré que je fusse sur cet article, j’ai été d’autant plus touché de l’effusion de cœur qui règne dans votre lettre, et des soins palernels dont vous vous occupez pour ma petite fortune, que la rage absurde et insolente de mes ennemis a déjà forgé les histoires les plus odieuses sur ce léger mécontentement que vous avez eu, et sur mon retour à Paris : on ne va pas moins qu’à dire que je vous ai pris des manuscrits pour les vendre à des libraires. Il est vrai que l’on n’articule pas encore le nom de ces libraires, ni le titre des imprimés, ni le prix que j’en avais reçu ; mais tout cela viendra bientôt. Le fond du roman est bâti, et je m’en rapporte à ces auteurs pour les embellissemens. Des impostures sont les seuls ouvrages d’imagination où je les trouve heureux ; car vous savez comme moi de quelles boutiques sortent tous ces poisons. Ce sont les mêmes qui débitaient, il y a trois ans, que j’avais composé une cinquantaine de couplets, fort gais et fort ingénieux, sur le produit des deniers royaux, les actions des fermes, et la caisse des amortissemens, le tout contre M. de L’Averdy, apparemment pour en obtenir une ordonnance sur le trésor royal. J’ai lieu de croire que ce ministre sage et bienfaisant ne m’attribue pas cette petite saillie de gaieté, puisqu’il vient de m’accorder une gratification de douze cents livres sur les fonds destinés aux gens de lettres ; mais cela n’empêche pas que, lorsque ce beau bruit se répandit, tout Paris me crut enfermé.

« Voilà les petites douceurs que j’ai essuyées de la part des gens qui n’ont pas l’âme plus douce que leur prose et leurs vers.

« Si les beaux-arts sont l’aliment des belles âmes, il faut avouer que les harpies viennent souvent les souiller de leurs ordures.

« Tout Israël va donc se disperser. Madame Denis vient à Paris, et vous allez à Stuttgard[10]. On y donnait autrefois de belles fêtes ; votre arrivée en sera une plus belle. On dit que le duc vous doit de grosses sommes : beaucoup de gens de lettres sont les protégés de princes, vous êtes leur créancier.

« Adieu, mon cher papa ; aimez toujours votre cher enfant, qui vous aime, vous respecte et vous admire. »

21. — M. Poinsinet, ce poète très-médiocre, plus renommé que les poètes les plus célèbres, reparaît aujourd’hui sur la scène, à l’occasion de l’escroquerie dont on a parlé dans le temps[11], et dont l’accuse mademoiselle Duprat, chanteuse des chœurs de l’Opéra. Le mémoire contre cet auteur, que différens avocats se disputaient le plaisir de faire, paraît enfin ; mademoiselle Duprat le débite elle-même : il est signé d’elle, mais on le croit de Me Cocqueley de Chaussepierre. Il n’est pas aussi plaisant qu’il pouvait l’être, et l’on a manqué l’à-propos. Marchand, le grand faiseur de pareilles facéties, est désolé de n’avoir pas eu à traiter cette matière ; il dit qu’il aurait acheté à prix d’argent la clientelle de cette chanteuse.

29. — M. l’abbé Yvon, qui a fait tant de bruit lors de la thèse de l’abbé de Prades[12], et poursuivi comme infidèle, quoique le plus croyant de France, avait entrepris une Histoire ecclésiastique, qu’il avait déjà conduite à son troisième volume. Comme il avait pour censeur le même que M. Marmontel lors de Bélisaire, le lieutenant de police a cru qu’il n’était pas prudent de laisser à la discrétion d’un pareil examinateur un livre de l’importance de celui en question. Après différens reviremens, l’affaire a été portée devant M. l’archevèque, qui, entouré d’hommes ignorans et à préjugés, s’est absolument opposé à la publicité de la suite de cette Histoire qui devait avoir douze volumes. En vain l’abbé a demandé ce qu’on trouvait de répréhensible dans son ouvrage ; il n’a pu en tirer raison ; il a été obligé de suspendre ou de laisser là son manuscrit.

24. — Mademoiselle Le Blanc de Crouzol, connue à l’Opéra sous le nom de mademoiselle Duprat, a excité contre elle un orage considérable par le mémoire qu’elle a répandu contre M. Poinsinet. Il a eu recours à madame la comtesse de Langeac, ci-devant madame Sabbatin, sa protectrice, et M. de Saint-Florentin a exigé des directeurs de renvoyer cette actrice.

— Les brochures les plus sanglantes se succèdent sans relâche en Bretagne, malgré les arrêts du Parlement et les diverses brûlures dont on les honore. On parle d’une nouvelle, intitulée : De l Affaire générale de la Bretagne. Elle a 141 pages, de même format que la Lettre d’un gentilhomme de Bretagne ; elle est encore extrêmement rare.

26. — Il paraît que le sieur Audinot, dont la troupe joue à Versailles, a beaucoup de succès. On parle surtout de sa fille, âgée de huit ans, appelée mademoiselle Eulalie, qui réunit les talens du chant, de la danse et de la déclamation. Elle avait déjà reçu les applaudissemens les plus distingués, le 3 août dernier, à la fête que M. le chevalier d’Arcq donna à madame la comtesse de Langeac, dans un opéra-comique nouveau, intitulé : Le Bouquet. Il a été donné à Versailles avec un aussi grand succès.

27. — M. de Voltaire remplit Paris de lettres où il parle de sa communion pascale. Dans une entre autres à M. de Falbaire, l’auteur de l’Honnête criminel, il avoue cette bonne action ; mais il ajoute : « Toujours rancune tenante contre maître Aliboron, dit Fréron. » Tout cela vérifie le pronostic du bon père Adam. Ce Jésuite, très-long-temps assez déplacé chez M. de Voltaire, était le plastron de toutes les plaisanteries, des sarcasmes, des bons mots de ceux qui étaient à la table de ce poète magnifique. Quelqu’un lui dit un jour : « Que faites-vous ici, Père ; ne voyez-vous pas que vous n’allez pas à tout ce monde-là ? » Le béat répondit : « Je patiente, je guette le moment de la grâce. » Au reste, M. de Voltaire commence à se rendre un peu au grand monde, et le duc de Villa-Hermosa, Espagnol, qui était à Paris pour apprendre le français, a obtenu l’agrément de ce grand homme, et se rend auprès de lui.

28. — Une dame Vestris, échappée des débris de la troupe des spectacles du duc de Wurtemberg, est venue ici, et a donné dans les yeux du duc de Duras, qui veut en conséquence l’attacher à la Comédie-Française. On l’a fait jouer sur le théâtre des Menus-Plaisirs pour coup d’essai, et toute la cour du gentilhomme de la chambre la trouve divine. Elle prétend débuter dans les rôles de mademoiselle Clairon. On verra si le public ratifiera ce jugement très-suspect.

Une autre actrice doit débuter incessamment dans le role de Médée ; c’est une demoiselle Fleury, appelée la belle, ou la bête, car elle est susceptible des deux surnoms. On la distingue ainsi de deux autres Fleury, illustres dans les fastes de Cythère : Fleury la douairière, ou la marquise de Fleury, celle sur laquelle Chevrier s’est si fort étendu dans son Colporteur ; et Fleury la Jolie, ou Fleury-Hocquart, du nom de son entreteneur, Quoi qu’il en soit, la première veut que son nom passe d’une manière plus durable à la postérité : elle a été initiée à l’art de la déclamation par le chevalier de La Morlière, auteur très-connu par ses aventures, ses escroqueries et son admirable talent de bien jouer la comédie sur le théâtre et hors du théâtre.

28. — Madame Denis n’ayant pas trouvé sa conduite envers son oncle fort approuvée dans ce pays-ci, s’est enfin rendue à ses instances, à ce qu’on assure, et a donné son consentement pour la vente de Ferney. On prétend que M. de Voltaire, par arrangement, lui a fait ici un sort pécuniaire qui doit la mettre à même de tenir une maison[13] ; en conséquence, elle en a loué une.

29. — Le président Langlois de La Fortelle vient de mourir : c’était un homme d’esprit, quoique de la chambre des Comptes. Il avait fait, en sortant du collège, c’est-à-dire il y a plus de vingt ans, un vaudeville fort couru dans le temps et fort caustique, dont le refrain était :

Ah ! le voilà, ah ! le voici,
Celui qui n’en a nul souci.

29. — Épigramme sur M. Poinsinet le mystifié, par M. Guichard.

De lui toujours satisfait
Il se croit le héros du Pinde,

Il vante tout ce qu’il a fait,
Tout, jusqu’à sa froide Ernelinde[14].
« Messieurs, et mon Cercle[15] aux Français ? »
De son cercle il ne sort jamais,
Catins sont ses douces liesses ;
Il est sans goût, sans mœurs, sans lois ;
Enfin il ressemble à ses pièces,
On ne peut le voir qu’une fois.

M. Poinsinet ayant écrit, à cette occasion, au père de M. Guichard pour lui dénoncer son fils comme un mauvais sujet, il a reçu la réponse suivante[16] :

« J’ai bien l’honneur de vous connaître, Monsieur ; votre réputation en tout genre est établie, et je suis étonné que mon fils ose l’attaquer ; je lui en dirai deux mots très-vertement. Je n’ai point vu son épigramme, ou ses épigrammes contre vous. Mais si, de votre aveu, il n’a que de petits talens, quel tort peut-il faire à ces grands talens que Paris et la cour admirent dans M. Poinsinet ? Ernelinde sera-t-elle moins Ernelinde ? ainsi du reste… Vous êtes trop sensible : M. de Voltaire est, dit-on, de même ; le moindre trait qu’on lui décoche le rend malade : c’est apparemment le faible des âmes sublimes.

« Votre délicatesse sur le chapitre des mœurs est, par exemple, on ne peut mieux placée. J’ai en main une lettre anonyme de votre fabrique à Hérissant contre mon fils, laquelle, jointe à d’autres faits de cette nature, prouve merveilleusement que vos mœurs sont irréprochables, et combien ce malheureux fils aurait dû les respecter. Les siennes ne sont pas si pures, si j’en crois ces chansons obscènes que vous marquez lui avoir entendu chanter à votre table. Je puis vous assurer cependant, Monsieur, de sa réserve à cet égard devant moi et parmi mes sociétés ; ce qui me ferait conclure, avec votre permission, qu’il faut absolument que votre cercle ne soit pas bien composé. Comme l’accusation est grave, et qu’en matière de mœurs je suis au moins aussi rigide que vous, je vous prie de m’envoyer quelques-unes de ces chansons, pour voir un peu si cela est de la force de Gilles, garcon peintre[17], et de Cassandre, aubergiste[18].

« Je suis, avec tous les sentimens que vous méritez, Monsieur, etc.

« P. S. Pardon si, dans la suscription de cette lettre, je ne fais point usage de votre qualité d’Académicien des Arcades de Rome ; je craindrais de paraître faire une plaisanterie. »

30. — La secte des Économistes, fort alarmée du départ de l’abbé Baudeau qui se dispose à passer en Pologne, où il est nommé, comme on a dit, à un bénéfice, après différens conciliabules, a déféré la plume à M. Dupont, un de ses membres. Il avait déjà travaillé au journal de la Société, connu sous le nom des Éphémérides, et il va reprendre cette tâche. Quant à l’abbé Baudeau, avant de partir il n’a pas voulu laisser la France sans ses dernières instructions sur ce que ces enthousiastes appellent la science : il a consigné ses principes dans l’Avis au peuple sur son premier besoin, et dans la Lettre d’un gentilhomme de Languedoc à un conseiller au Parlement de Rouen. On a déjà parlé de cette dernière. Il se récrie dans l’un et l’autre sur les craintes qu’a occasionées l’exportation. Il attaque entre autres les Remontrances du Parlement de Rouen, et provoque cette cour, avec une hardiesse et une véhémence qui caractérisent un homme très-abondant dans son sens. Cet ouvrage fait grand bruit.

— Il est question de créer à l’Académie des Belles-Lettres deux places d’honoraires de plus, et deux places de pensionnaires. Les deux premières paraissent destinées au cardinal de Bernis et à M. de Boulogne, intendant des finances. Les deux plus anciens des associés monteront à celles de pensionnaires, qui seront désormais fixées à douze, ainsi que celles d’honoraires, et il se trouvera deux places d’associés à donner.

  1. V. 15 février 1768. — R.
  2. V. 21 février 1768. — R.
  3. V. 28 février 1768. — R.
  4. V. 4 mars 1768. — R.
  5. Le fond de cet article est vrai. — W.
  6. V. ier avril 1968. — R.
  7. Je n’ai point eu connaissance de cette anecdote ; elle me paraît fort douteuse. — W.
  8. Wagnière a donné de curieux détails sur cette communion de Voltaire. Voyez les Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages. Paris, Aimé André, 1826, tome Ier, p. 70-72, — R.
  9. Quoique cette lettre ne fasse point partie des Mémoires secrets, nous n’avons point hésité à l’y insérer, persuadés qu’on l’y verrait avec plaisir, On ne l’a recueillie, jusqu’à ce jour, dans aucune édition des Œuvres de La Harpe. — R.
  10. V. 8 mars 1768. — R.
  11. V. 27 décembre 1767 et 22 février 1768. — R.
  12. V. 4 février 1762. — R.
  13. Son oncle lui faisait vingt mille francs de pension. — W.
  14. V. 24 novembre 1767. — R.
  15. V. 7 septembre 1764. — R.
  16. On n’a pu avoir la lettre envoyée par M. Poinsinet à M. Guichard, mais les mots soulignés sont de cette lettre.
  17. Opéra-comique du sieur Poinsinet.
  18. Parade jouée en société.