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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Mai

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 272-288).
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Mai 1768

Ier Mai. — Toutes les circonstances de la communion pascale de M. de Voltaire sont remarquables : voici l’ordre et la marche de cette cérémonie[1]. Il faut savoir d’abord qu’il a fait bâtir l’église paroissiale de Ferney, avec cette inscription, très-propre à fournir matière aux dissertations des commentateurs futurs : Dicavit Deo de Voltaire[2]. M. de Voltaire est parti de chez lui, précédé de deux de ses gens portant des hallebardes, en forme de suisses. Venait après l’architecte avec le plan de l’église, espèce d’offrande que le catéchumène faisait précéder comme acte de sa réconciliation. Il marchait ensuite, avec la figure d’un pénitent, avec la componction sur le visage et sans doute dans le cœur. Deux gardes-chasses fermaient la marche, la baïonnette au bout du fusil. À l’entrée de l’église s’est trouvé le père Adam, qui a fait le rôle de médiateur entre le ciel et le pécheur. On est instruit du reste, et du sermon surtout. Il ne faut pas oublier les tambours et les fanfares qui célébraient ce grand jour.

— Les Comédiens Français se disposent à jouer dans la semaine prochaine Béverley, tragédie bourgeoise, que le sieur Saurin a tirée d’une pièce de Moore, intitulée The Gamester. Le traducteur a voulu enchérir sur le génie sombre et noir de son modèle ; il a ajouté la scène de l’enfant, prise dans une situation de Cléveland. Ce genre, à coup sûr, n’aurait pas réussi jadis ; mais le Français commence à regarder avec intrépidité les scènes atroces, et si son âme n’a pas plus d’énergie qu’autrefois, son œil en supporte au moins davantage dans l’action théâtrale.

2. — Il est dans ce pays-ci des gens à bons mots qui rient de tout et ne manquent jamais l’épigramme sur quelque sujet que ce soit. On a dit, à l’occasion des nouveaux habillemens des officiers aux gardes, si beaux par devant et si laids par derrière, que c’était pour les empêcher de tourner le dos. Réflexion amère et qui rappelle des faits peu honorables pour le régiment.

— Mademoiselle Asselin, qui avait dansé à l’Opéra, où elle avait eu peu de succès, il y a neuf ou dix ans, vient d’y reparaître. Elle arrive chargée des dépouilles de l’Angleterre, où elle a brillé long-temps. Elle est fort courue aujourd’hui ; elle n’a pas la majesté de mademoiselle Heinel, mais elle est taillée en grand, comme elle, et s’attire beaucoup de partisans. D’ailleurs elle a le genre plus étendu, et, outre le terre à terre, elle donne dans la gargouillade et les entrechats. Elle a la jambe un peu grosse. En un mot, c’est une recrue très-agréable pour les spectateurs luxurieux qui abondent à ce théâtre.

3. — M. le prince de Conti donne ordinairement tous les lundis un concert en son hôtel. Hier, au lieu de ce divertissement, il a fait exécuter à huis clos une petite fête pour Mademoiselle. Il n’y avait que six personnes, à cause des conjonctures douloureuses où se trouve la famille royale[3]. On a représenté l’impromptu de campagne, comédie en un acte, de Poisson. M. le duc de Chartres y a fait le rôle de père : ce qui a beaucoup amusé sa sœur, par les bouffonneries que le jeune prince a mêlées dans son rôle.

5. — M. Le Camus, de l’Académie des Sciences, l’un de ceux qui ont été dans le Nord pour déterminer la mesure de la terre, en 1736, vient de mourir de la poitrine.

6. — La Vénitienne, jouée aujourd’hui sur le théâtre de l’Académie royale de Musique, a été aussi mal accueillie qu’il est possible. Les paroles pleines d’esprit, puisqu’elles sont de La Motte, ne présentent aucun morceau de sentiment, chose essentielle à ce spectacle. Elles sont d’ailleurs on ne peut moins lyriques, et l’on ne conçoit pas comment le sieur Dauvergne s’est avisé d’aller déterrer un pareil drame, qui n’avait pas reparu depuis 1705. La musique a quelques détails agréables, mais annonce pas un homme de génie, dans son ensemble. Les ballets dont on a surchargé ce spectacle ne dédommagent en rien du reste : en un mot, de mémoire d’homme, aucun opéra n’a été plus universellement hué : un sifflement général a terminé cette malheureuse représentation.

M. Poinsinet n’est pas resté sans réplique au Mémoire de mademoiselle Le Blanc de Crouzol : le sien paraît. Au grand étonnement de tout le monde, il est plein de bon sens, de sagesse et de modération, ce qui fait présumer qu’il n’est pas de cet auteur. Il présente sa cause dans le jour le plus favorable, et ramène de son côté le public équitable. Il est signé du sieur Blanc de Verneuil, avocat.

7. — Il court une histoire aussi plaisante que vraie sur M. Barthe, poète provençal, auteur des Fausses infidélités, et plus propre, à ce qu’il paraît, à manier la plume que l’épée. Ayant eu une querelle littéraire dans une maison avec M. le marquis de Villette, la dissertation a dégénéré en injures, au point que le dernier a défié l’autre au combat, et lui a dit qu’il irait le chercher le lendemain matin à sept heures. Celui-ci, rentré chez lui et livré aux réflexions noires de la nuit et de la solitude, n’a pu tenir à ses craintes et à toutes les horreurs qu’il envisageait pour le lendemain. Il est descendu chez un nommé, Solier, médecin, homme d’esprit et facétieux, demeurant dans la même maison, rue de Richelieu, et lui a exposé ses perplexités et demandé ses conseils… « N’est-ce que cela ? je vous tirerai de ce mauvais pas. Faites seulement tout ce que je vous dirai. Denain matin, quand M. de Villette montera chez vous, donnez ordre à votre laquais de dire que vous êtes chez moi, et de me l’amener. Pendant ce temps, cachez-vous sous votre lit. » Barthe veut répliquer : « Ne craignez rien, encore un coup, et laissez-vous conduire. » Le lendemain on introduit M. de Villette chez M. Solier, sous prétexte d’y venir chercher M. Barthe. « Il n’y est point ; mais que lui veut monsieur le marquis ?… » Après les difficultés ordinaires de s’expliquer, il conte les raisons de sa visite. « Vous ne savez donc pas, monsieur le marquis, que M. Barthe est fou ? C’est moi qui le traite, et vous allez en voir la preuve… » Le médecin avait fait tenir prêts des crocheteurs. On monte, on ne trouve personne dans le lit ; on cherche dans l’appartement. Enfin M. Solier, comme par hasard, regarde sous le lit ; il y découvre son malade. « Quel acte de démence plus décidé ! » On l’en tire plus mort que vif. Les crocheteurs se mettent à ses trousses et le fustigent d’importance, par ordre de l’Esculape. M. Barthe étonné de cette mystification, ne sait s’il doit crier ou se taire. La douleur l’emporte, il fait des hurlemens affreux. On apporte ensuite des seaux d’eau, dont on arrose les plaies du pauvre diable. Puis on l’essuie, on le recouche : et son adversaire émerveillé se frotte les yeux, à peine à croire tout ce qu’il voit, mais ne peut disconvenir que ce poète ne soit vraiment fou : il s’en va, en plaignant le sort de ce malheureux. Du reste, M. Barthe a trouvé le remède violent, surtout de la part d’un ami, et ne prendra vraisemblablement plus M. Solier pour le guérir de ses accès de folie.

8. — Le Joueur anglais a paru hier sous le nom de Béverley, tragédie bourgeoise imitée de l’anglais. On n’avait point fait mention sur l’affiche de M. le duc d’Orléans, quoiqu’on l’ait annoncé la veille : ce qui signifiait que ce prince, dans sa douleur, s’abstenait du spectacle, ou du moins qu’il n’y était qu’incognito, à cause de la mort du prince de Lamballe.

Ce drame a eu un très-grand succès, et le mérite. Il en est peu qui réunissent des actes aussi pleins, avec un sujet aussi simple, une marche aussi rapide et tant d’action.

Le rôle du Joueur à été fort bien exécuté par le sieur Molé. Il y a mis toute la fureur, toutes les convulsions, tous les déchiremens d’un forcené. Celui du traître est rendu par Préville. On ne sait pourquoi cet acteur, excellent dans son genre de bouffon et de pantomime, veut ainsi se prodiguer à toute sauce et faire des personnages auxquels il n’est nullement propre. Dans celui-ci, qui est rempli d’adresse et de forfanterie, sous les dehors imposans de la candeur, de la probité, de l’amitié la plus chaude et la plus désintéressée, il a transporté les grimaces, les singeries d’un valet fripon, et a encore exténué ce rôle, qui n’est pas aussi fortement frappé que l’exige la hardiesse de l’intrigue. Mademoiselle Doligny représente la femme du Joueur ; elle donne beaucoup d’intérêt à ce rôle. Malheureusement son organe ne répond pas toujours à l’énergie de l’action et à la violence de la douleur où elle doit être plongée. Les autres rôles sont peu de chose et ne méritent aucune discussion.

9. — La demoiselle Le Blanc de Crouzol fait paraître une Réponse au Mémoire du sieur Poinsinet. Celle-ci est signée d’un avocat nommé Ader, et en conséquence est plus grave que la première sortie contre cet Académicien des Arcades de Rome. Elle ramène le lecteur du côté de la demanderesse.

Il est très-vrai que la demoiselle de Crouzol à été renvoyée de l’Opéra pour cette affaire.

11. — La pièce de Béverley a eu encore plus de succès aujourd’hui que samedi. L’auteur a adouci la férocité du dernier acte, en ne faisant lever au Joueur qu’une fois le poignard sur son fils ; il s’attendrit tout à coup et l’embrasse. On a remarqué que presque toutes les mêmes femmes qui avaient assisté à la première représentation, étaient revenues à la seconde, malgré les frémissemens convulsifs qu’elles avaient éprouvés. On ne donnera ce spectacle que deux fois par semaine, à cause de Molé, dont le rôle est très-fort, et dont la poitrine pourrait ne pas suffire à un service plus répété. Tout est loué jusqu’à la sixième représentation.

12. — On a parlé[4] d’une déclaration de M. de Voltaire en date du château de Ferney, pays de Gex en Bourgogne, le 31 mars 1768. Elle disculpe vaguement M. de La Harpe et porte sur les mêmes procédés articulés dans la Gazette d’Utrecht, qui sont en effet étrangers au vrai grief de ce jeune homme. On voit facilement que l’humanité a dicté cet écrit à celui qui l’a tant célébré. Quoi qu’il en soit, il paraît que M. Boutin, intendant des finances, n’a pas eu grande foi à ce certificat. M. de La Harpe était entré chez lui comme secrétaire intime ; il l’a congédié sous prétexte qu’ayant une femme, cela entraînerait une suite de procédés trop gênans. Il est plus vraisemblable que ce protecteur, ne sachant à quoi s’en tenir, d’après les bruits injurieux à l’âme de M. de La Harpe, a craint d’élever un serpent dans son sein. D’ailleurs, M. de La Harpe, en se consacrant au service de M. Boutin, annonçait bien la perte de tout espoir de rentrer en grâce auprès de M. de Voltaire.


13. — Sur la tragédie de Béverley,
Imitée de l’anglais par M. Saurin.

Grace à l’anglomanie, enfin sur notre scène
Saurin vient de tenter la plus affreuse horreur :
En bacchante on veut donc travestir Melpomène.
Racine m’intéresse et pénètre mon cœur
RaSans le broyer, sans glacer sa chaleur.

Laissons à nos voisins leurs excès sanguinaires,
Malheur aux nations que le sang divertit !
Ces exemples outrés, ces farces mortuaires
CeNe satisfont ni l’âme mi l’esprit.
Les Français ne sont point des tigres, des féroces
Qu’on ne peut émouvoir que par des traits atroces.
CeDérobez-nous l’aspect d’un furieux.
Ah ! du sage Boileau suivons toujours l’oracle :
Il est beaucoup d’objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux[5].
CeLoin en ce jour de crier au miracle,
CeAnalysons ce chef-d’œuvre vanté :
Un drame tantôt bas, et tantôt exalté :
Des bourgeois ampoulés, une intrigue fadasse,
Un joueur larmoyant, une épouse bonasse ;
Action paresseuse, intérêt effacé ;
Des beautés sans succès, le but outrepassé ;
Un fripon révoltant, machine assez fragile ;
Un homme vertueux, personnage inutile,
Qui toujours doit tout faire et qui n’agit jamais ;
Un vieillard, un enfant, une sœur indécise ;
Pour catastrophe, hélas ! une horrible sottise ;
PourForce discours, très-peu d’effets ;
Suspension manquée ; on sait partout d’avance
Ce qui va se passer ; aucune vraisemblance
Dans cet acte inhumain, ni dans cette prison,
CeOù Béverley, d’une âme irrésolue,
Deux heures se promène en prenant son poison,
Sans remarquer son fils qui lui crève la vue,
CeEt qu’il ne voit qu’afin de l’égorger.
D’un monstre forcené le spectacle barbare
Ne saurait attendrir, ne saurait corriger :
Nul père ayant un cœur ne peut l’envisager.
Oui, tissu mal construit et de tout point bizarre,
Oui,Tu n’es fait que pour affliger.
Puisse notre théâtre, ami de la nature,
Ne plus rien emprunter de cette source impure.

À M. Saurin,
Sur le rôle de madame Béverley.

CeSaurin, cette femme si belle,
CeCe cœur si pur, si vertueux,
CeÀ tous ses devoirs si fidèle,
De ton esprit n’est point l’enfant heureux.
CeTu l’as bien peint : mais le modèle
CeVit dans ton âme et sous tes yeux[6] !

14. — Un nommé Mouton, élève de l’Académie d’Architecture, entretenu à Rome, suivant un brevet de nomination du 23 septembre 1765, a été exclu de l’Académie, le 19 août 1767, par M. Natoire, directeur de la maison royale de l’Académie à Rome, pour n’avoir pas satisfait à son devoir pascal, ou du moins pour n’avoir pas rapporté un billet de communion, quoiqu’il en rapportât un de confession. Ce Mouton vient de faire imprimer un Mémoire à consulter[7], dans lequel il demande si les Français envoyés par le roi à l’Académie de Rome sont obligés de souffrir les exactions introduites par le sieur Natoire, et s’il ne doit pas les faire connaître, afin qu’il y soit pourvu ; s’il peut demander son rétablissement à l’Académie ; s’il est fondé à demander contre M. Natoire une réparation d’honneur et des dédommagemens, etc.

Si cette cause est portée en justice, jamais fait plus singulier n’aura occupé la magistrature. On ne croit pas qu’il y en ait d’exemple. Il était réservé à nos jours de produire des phénomènes dans tous les genres. Il paraît que cette expulsion est la suite d’une cabale jésuitique, tenue chez le sieur Natoire, qui admettait dans son cercle tous les boute-feu de la Société, et notamment l’abbé de Caveirac et l’abbé d’Alais, renommés par leurs libelles. Ce jeune homme avait en horreur des propos séditieux qu’il leur avait entendu tenir chez son directeur, et s’était retiré de la compagnie. Peut-être en avait-il donné avis à M. l’ambassadeur. Son Excellence contraignit depuis M. Natoire à ne plus recevoir dans la maison royale ces ennemis de la France. Inde mali labes.

16. — M. Bossu, capitaine dans les troupes de la marine, a fait paraître, il y a quelque temps, de Noureaux Voyages aux Indes occidentales, etc., en deux volumes. Ils sont en forme de lettres, et n’ont du côté du style qu’un mérite fort médiocre : l’historique même n’en est ni bien curieux ni bien important : il traite peu, et fort indirectement encore, de tout ce qui a trait à la dernière guerre, quoique l’auteur paraisse avoir écrit dans ce temps-là. Cependant M. Poncet de La Grave, le censeur, a donné à ce livre une approbation très-ample et très-affectée ; les journaux l’ont prôné avec éloge ; il a fait un certain bruit, et, sans doute, trop pour M. Bossu, qui vient d’être mis à la Bastille. M. de Kerlerec, capitaine des vaisseaux du roi, ancien gouverneur de la Louisiane, à la suite de la cour depuis plusieurs années pour une affaire contre un grand nombre d’officiers de la colonie, a été alarmé de la publicité et de la profusion de ce livre ; il y est nommé en plusieurs endroits, et presque toujours défavorablement : il y a même des phrases très-fortes contre lui. Ce commandant a eu recours à M. le duc de Praslin ; il a représenté que ce livre n’avait été composé que pour y enchâsser des faits et des propos injurieux à sa réputation ; que c’était la suite de l’animosité des mécontens et le résultat de leurs complots. Quoi qu’il en soit, le ministre de la marine à mis en cause le lieutenant de police. Le livre est arrêté : le censeur à été vertement réprimandé, et M. Bossu conduit en prison, comme on a dit, pour son obstination à n’avoir pas voulu se rétracter et mettre des cartons à son livre, sous prétexte qu’il n’avait rien avancé que de vrai. Heureusement M. le duc d’Orléans, qui protège cet officier, a voulu remonter à la source de cette vexation, et s’est plaint au ministre. M. Bossu doit sortir incessamment, s’il n’est pas encore sorti de la Bastille.

17. — On assure que le Mémoire de mademoiselle Le Blanc de Crouzol a été présenté au roi pour l’amuser dans ses petits appartemens, qu’il s’en est beaucoup réjoui, et que M. Poinsinet, très-glorieux déjà d’avoir occupé un moment Sa Majesté, se flatte qu’elle n’aura pris par cette lecture aucune impression défavorable de ses mœurs ni de ses talens, et qu’elle lui fera l’honneur encore plus grand de lire celui qui justifie si complètement son innocence.

19. — On s’imagine tenir la clef de la conduite de M. de Voltaire, en supposant, ce qui est facile à croire, qu’il ait toujours un désir ardent de rentrer dans sa patrie, ou du moins de venir à Paris. On veut que sur ses sollicitations auprès d’un grand ministre, celui-ci lui ait fait entendre que la reine s’y opposait, prévenue contre lui, en le regardant comme auteur de tous les libelles contre la religion qui se répandent depuis quelque temps en France ; que la seule façon de démentir ces calomnies, et de mériter l’indulgence de cette Majesté, était de faire un acte de catholicité qui détruisit les imputations de ses ennemis ; que, d’après ces conseils, ce vieux pécheur se soit déterminé à rentrer dans le giron de l’Église. Malheureusement, à force de vouloir donner de l’éclat à sa conversion, il a joué une scène de dérision, dont on n’a pas manqué de se prévaloir auprès de la reine pour l’indisposer encore plus contre lui ; et conséquemment toute cette hypocrisie est en pure perte, et ne lui servira ni pour le ciel ni pour la terre[8].

— Un ami de M. le marquis de Chauvelin, lieutenant-général nommé pour commander les troupes en Corse, lui a adressé le madrigal suivant, à l’occasion de la douleur où se trouve madame de Chauvelin, qui n’accompagne pas son mari et prend peu de part à la gloire qu’il va acquérir :

Ta glSous mes doigts ma lyre est muette :
Ta glJe la pince en vain nuit et jour,
Ta gloire me plaît moins, qu’elle ne m’inquiète.
Peut-être j’entends peu les finesses de cour,
Mais mon âme flétrie à la douleur s’apprête,
Quand mes yeux éblouis contemplent sur ta tête
Des lauriers arrosés des larmes de l’Amour.

22. — Le sieur Palissot se dispose à nous régaler d’une nouvelle édition de sa Dunciade, avec un chant tout neuf. On connaît ce poëme, espèce de libelle diffamatoire contre tous les gens de lettres.

— Nous avons parlé[9] d’un livre du père Thomas-Marie Mamachi, intitulé : De animabus justorum in sinu Abrahæ ante Christi mortem expertibus beatæ visionis Dei, etc. Un chanoine, nommé Jean Cadonici, s’avise de critiquer cette folle production. Ces ouvrages, qui ont paru en Italie, indiquent combien il y a encore de barbarie et d’ineptie dans cette contrée.

23. — Extrait d’une lettre de Berlin, du 15 avril.

Aujourd’hui l’Académie royale des Sciences de cette ville a tenu son assemblée publique, dans laquelle on a fait lecture d’une lettre de l’impératrice de Russie, adressée à l’Académie. Cette lettre, datée de Pétersbourg le 4 du mois dernier, est conçue en ces termes :


« Messieurs de l’Académie de Prusse,

« J’ai tâché de remplir les devoirs de mon état et n’ai pas cru avoir rien fait qui me rendit digne du titre que vous me donnez dans votre lettre du 21 janvier. Sous les auspices d’un roi doué d’un esprit si sublime, si éclairé, et environné de tant de gloire, vous êtes accoutumés à juger des hommes et des choses sans préjugés et sans illusion. Vous ne voyez en moi que la personne même, et néanmoins vous me qualifiez de votre associée. Flattée de ce témoignage de votre estime, je veux bien l’accepter. Cependant, Messieurs, ma science se borne à savoir que tous les hommes sont mes frères. J’emploierai toute ma vie à régler mes actions sur ce principe. Si jusqu’à présent j’ai réussi dans quelques entreprises, il faut n’en attribuer le succès qu’au sentiment de cette vérité. Au reste, je souhaite, Messieurs, que vos travaux puissent être utiles aux sciences, aux arts et surtout à l’Académie ; je serai charmée de trouver souvent les occasions de donner à ses membres des marques de mon estime.
Catherine.

« P. S. Je joins à cette lettre deux cartes géographiques très-exactes, l’une du cours du Wolga, depuis la ville de Twer jusqu’à la mer Caspienne ; et l’autre de cette mer. J’espère, Messieurs, qu’elles vous feront plaisir. »

La première de ces cartes est un in-folio, format d’atlas, contenant une suite de quarante-sept cartes ; à la vingt-sixième desquelles est écrit de la main de Sa Majesté Impériale, « depuis la ville de Twer jusqu’à cet endroit (Gozod Cahelurckb) cette carte a été vérifiée sous mes yeux et en partie par moi-même. »

L’Académie a témoigné sa reconnaissance et sa vénération à l’Impératrice par une lettre fort respectueuse, où elle lui demande la permission de lui envoyer la collection de ses Mémoires.

24. — Le poëme de la Guerre civile de Genève paraît enfin complet dans toutes ses parties et orné des honneurs typographiques. Malgré la fécondité de son auteur, il semble avoir coûté à M. de Voltaire plus de temps qu’il n’en consacre ordinairement à ces sortes de productions. Il est en cinq chants. Les deux derniers n’ont rien de ces couleurs atroces répandues à grands flots dans les premiers ; ils sont gais, et font honneur à l’imagination riante de ce poète aimable. Il y a beaucoup de notes, qui servent à faire connaître tous les obscurs bourgeois de Genève, qu’il a plu à M. de Voltaire d’illustrer, et qui sans lui n’auraient jamais été connus.

— Un jeune auteur ayant composé une héroïde sur les reproches d’une mère à son époux qui, ayant voulu faire inoculer son fils, est supposé l’avoir perdu, la police n’a point voulu passer cette fable, dans la crainte qu’elle ne fit impression sur quelques âmes faibles. On voit par ce trait combien le Gouvernement protège une méthode qu’il regarde sans doute comme salutaire à la nation. 25. — Le trait historique de l’homme au masque de fer, détenu et mort à la Bastille au commencement de ce siècle, est un problème qui jusqu’à ce jour n’a pas encore été résolu. Diverses opinions ont partagé les auteurs qui en ont parlé ; et M. de Voltaire lui-même, en rapportant les faits, ne détermine point celui que cela pourrait regarder, M. de Saint-Foix vient de publier une Lettre[10] au sujet de cet inconnu : il porte le flambeau de la critique dans cette matière ténébreuse ; Il discute les sentimens des écrivains, et conclut que l’homme au masque de fer n’était autre chose que le duc de Monmouth[11], fils naturel de Charles II, roi d’Angleterre, qui voulut monter sur le trône, auquel il disait avoir droit par sa naissance légitime. Il ajoute que cet acte de clémence s’était fait de concert avec le roi Jacques ; que ce monarque en avait donné sa parole à Charles II mourant, et qu’il n’avait pas voulu l’enfreindre ; que, par politique, il avait été forcé à le faire passer pour décapité, et avait obtenu de Louis XIV qu’il fût enfermé. Il faut avouer que les raisonnemens de M. de Saint-Foix ne sont pas sans réplique à beaucoup près. Il serait à souhaiter que la discussion de cette matière, qui ne peut plus être qu’un objet de curiosité, engageât ceux qui ont ce secret à le divulguer.

26. — M. Linguet, auteur estimé de divers livres historiques, se trouvant maltraité dans les notes du Tacite de M. l’abbé de La Bletterie, n’a pu contenir son ressentiment ; du moins on lui impute l’épigramme suivante[12], qui a en effet assez l’air d’une personnalité :

Apostat[13] comme ton héros[14],
Janséniste signant la bulle,
Tu tiens de fort mauvais propos,
Que de bon cœur je dissimule ;
Je t’excuse et ne me plains pas ;
Mais que t’a fait Tacite, hélas !
Pour le traduire en rididule ?

28. — Les spectateurs curieux de l’Opéra souffrent impatiemment l’absence de mademoiselle Heinel, cette danseuse si propre à exciter leur lubricité. On a raconté[15] comment M. le comte de Lauraguais, enflammé pour elle, avait versé l’or avec profusion au sein de cette beauté ; mais, par une fatalité malheureuse qui empoisonne presque toujours nos plaisirs, mademoiselle Heinel s’est trouvée chatouillée d’une maladie de peau qui se communique avec rapidité, et qui a fait dire plaisamment qu’elle avait fait de son amant un prince de Galles.

30. — Copie de la réponse de l’Académie de Berlin à la Lettre de Sa Majesté l’impératrice de Russie :

« Madame,

« Parvenus au comble de nos vœux, nous serons à jamais pénétrés de reconnaissance de la faveur signalée que Votre Majesté Impériale vient de nous accorder et des témoignages précieux de son auguste bienveillance, dont elle a daigné l’accompagner. Nous transmettons à nos derniers neveux cette brillante époque, avec toutes les circonstances qui peuvent en conserver l’éclat et le souvenir. Que ne pouvons-nous, Madame, présenter nous-mêmes à Votre Majesté Impériale nos profonds hommages et aller au pied de son trône la proclamer tout d’une voix notre associée ! Qu’il nous soit au moins permis d’y placer la collection des Mémoires de notre Académie, que nous allons former incessamment et faire parvenir à sa glorieuse destination !

« Nous rendons de très-humbles grâces à Votre Majesté des cartes qu’elle a bien voulu joindre à sa gracieuse réponse. En parcourant de l’œil les contrées qu’elles représentent, nous partageons en idée le bonheur dont leurs habitans ont joui, en voyant leur auguste souveraine y marquer elle-même tous ses pas par les traits ineffaçables de sa sagesse et de sa bonté, vertus seules propres à faire des puissances de la terre les vivantes images de la puissance suprême.

« Nous sommes dans les sentimens de la plus haute vénération et d’une immortelle gratitude. »

  1. La cérémonie burlesque que l’on se plaît à décrire ici est une pure dérision : tout cela est de la plus grande fausseté. — W.
  2. Le rédacteur estropie l’inscription de l’église, qui est : Deo erexit Voltaire. — W.
  3. La maladie du prince de Lamballe, — R.
  4. V. 20 avril 1768, — R.
  5. Art poétique, III, 53. — R.
  6. M. Saurin a une femme fort aimable.
  7. V. 24 février 1769. — R.
  8. Il n’y à pas un mot de vrai dans tout cet article. — W.
  9. V. 21 septembre 1767, — R.
  10. Lettre de M. de Saint-Foix au sujet de l’homme au masque de fer. Amsterdam et Paris, Vente, 1768, in-12 de 44 pages. — R.
  11. Il prétend qu’un serviteur fidèle s’était substitué à la place de ce seigneur, lorsqu’il fut condamné à mort après sa vaine tentative pour s’emparer du trône d’Angleterre.
  12. Elle est aussi attribuée à Voltaire et se trouve dans plusieurs éditions deses Œuvres. — R.
  13. M. l’abbé de La Bletterie a été Père de l’Oratoire.
  14. Il a fait la Vie de Julien l’Apostat.
  15. V. 28 mars 1768. — R.