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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Décembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 367-385).
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Décembre 1768

1er Décembre. — M. le chancelier a voulu jouir aujourd’hui de son droit de présider le Parlement. En conséquence il s’y est rendu ce matin sur les dix heures, et a siégé à la grand’chambre avec tout l’appareil usité en pareil cas. Il était accompagné de quatre conseillers d’État et de quatre maîtres des requêtes. Il s’est mis à la place du premier président, c’est-à-dire dans l’angle. Le premier président s’est reculé à sa gauche, à la tête du grand banc, où étaient, comme d’ordinaire, les présidens à mortier. Sur le même rang, mais un peu plus bas, étaient les clercs. À la droite étaient les quatre conseillers d’État ; ensuite les conseillers d’honneur, les maîtres des requêtes, puis le doyen des conseillers laïcs et tous lesdits conseillers. Le chancelier a fait un discours très-applaudi, où il a témoigné son attachement pour la compagnie, avec toutes les grâces enchanteresses dont il accompagne ce qu’il dit. Le premier président lui a répondu, et M. le premier avocat-général Séguier a pris occasion de la présentation d’un avocat pour encenser à son tour le chef de la magistrature.

Le sieur Legouvé, cet avocat qui avait essuyé la mortification dont on a parlé[1], le jour que le roi de Danemark vint au Parlement, et qui, en conséquence, avait eu le dessein de ne plus paraître au barreau, n’a pu se refuser aux instances de M. le chancelier, qui avait exigé de lui qu’il plaidât. Il a repris sa cause ; il y a mis plus d’honnêteté, et a plaidé avec autant d’éloquence que de discrétion. Il n’a point été en reste avec les autres orateurs qui avaient parlé avant lui, et a également adressé un compliment convenable dans les circonstances. Il a été dédommagé, par les suffrages qu’il a obtenus aujourd’hui, des huées de l’autre jour.

3. — Extrait d’une lettre de Ferney, du 25 novembre 1768.

« M. de Voltaire se porte toujours à merveille pour son âge. Il ne voit plus personne, et semble redoubler d’assiduité au travail. Son Siècle de Louis XV imprimé. Il est en deux volumes, de la même étendue à peu près que celui de Louis XIV et dans le même goût. Il le conduit jusqu’en 1766. Je ne vois rien de bien hardi dans cet ouvrage, et qui doive l’empêcher de pénétrer chez vous. Ce qui m’y a paru le plus singulier, c’est la chaleur avec laquelle l’auteur justifie M. de Lally.

« Vous êtes curieux de savoir s’il donnera en 1769 le spectacle édifiant qu’il a donné en 1768 ; on ne peut rien promettre d’un homme aussi inconséquent et aussi variable. Sa dévotion paraît fort ralentie, et il prétexte souvent quelque incommodité pour ne point aller à la messe. Au reste, cette farce a si mal pris la première fois, qu’il pourrait se dispenser de récidiver. »

5. — Il paraît qu’entre les divers spectacles donnés à Chantilly, la comédie du Bourgeois gentilhomme, avec tous ses agrémens et divertissemens, est ce qui a fait le plus de plaisir au roi de Danemark, dont on ne saurait mieux apprécier le goût et la philosophie qu’en vantant le cas extrême qu’il fait de Molière. Tout le reste, d’ailleurs, a répondu aux vues du prince de Condé, et la partie dramatique est ce qui a été le mieux exécuté. Aussi ce prince a-t-il récompensé tous les acteurs principaux de l’Opéra et des deux Comédies qui ont concouru aux divertissemens qu’il a voulu donner à cette Majesté. Ils ont reçu des présens magnifiques, et ont été traités avec la plus grande générosité.

6. — Le roi de Danemark est allé samedi visiter les trois Académies. C’était le jour des séances ordinaires de celle des Sciences et de l’Académie Française. Celle des Belles-Lettres, avertie dès la veille, avait délibéré et arrêté d’en tenir une extraordinaire le même jour pour recevoir cette Majesté.

Ce prince a été d’abord introduit à l’Académie Française, qui l’a reçu absolument à huis-clos, et sous le manteau de la cheminée. On a trouvé singulier qu’elle ne se soit pas mise in fiocchi, et dans sa salle d’apparat et de grand cérémonial. M. l’abbé Batteux, directeur, a ouvert la séance par une harangue à ce monarque, dont le lecteur conçoit d’avance toute la teneur. Il serait difficile de donner du nouveau après les éloges innombrables dont tous les lieux publics ont retenti en sa faveur. Le fonds ni la forme n’avaient rien de saillant. Ce prince, après avoir essuyé le compliment de prose, a été obligé d’en entendre un en vers de M. l’abbé de Voisenon, poète quelquefois agréable, mais souvent précieux et inintelligible. Il s’est surpassé cette fois-ci en galimatias, et ses plus chers partisans ne peuvent se dispenser de le reconnaître. C’est ce qu’on appelle du jargon académique dans toute la force du terme. M. le duc de Nivernois, en courtisan délicat, s’est servi de son talent pour l’apologue. À la faveur de ce travestissement, il a fait goûter au monarque ses louanges ingénieuses. Il a lu trois fables, dont une, le Roi voyageur, était proprement celle du jour, et a fait le plus grand plaisir. Ces pièces lues, on a fait voir au roi de Danemark les portraits de ces messieurs, dont est décoré leur cabinet d’assemblée. On y trouve ceux des rois et des princes protecteurs de l’Academie, et l’on a pris de là occasion pour solliciter ce monarque de vouloir bien que le sien y fût mis. Ensuite MM. de l’Académie Française ont reconduit le roi, et ceux de celle des Belles-Lettres étant venus au-devant de lui, il a passé par cette double haie, et est venu siéger dans cette dernière. Son fauteuil était au milieu de la classe des honoraires, où on lui a indiqué sa place.

M. le comte de Saint-Florentin, président, aurait dû lui faire le compliment ; il s’en était remis à M. de Malesberbes, le vice-président, qui a renvoyé cet honneur à M. l’abbé Barthélemy, le directeur, et celui-ci enfin s’en étant reposé sur M. Le Beau, secrétaire, l’orateur a fait un petit discours succinct sur l’origine, l’institution et les travaux de la compagnie. Il a parlé de l’époque de la visite du Czar[2], comme d’une des plus mémorables de ses fastes, et il est parti de là pour se féliciter d’en avoir une aussi précieuse à insérer, celle du monarque présent.

M. Dupuy a lu ensuite des extraits de différens mémoires du semestre dernier, ainsi qu’il est d’usage quand les Académies des Sciences et des Belles-Lettres fraternisent ensemble et se visitent deux fois l’an. On avait abrégé cette matière pour qu’elle ne fût point ennuyeuse. À la fin M. le directeur dit au prince que M. de Bréquigny, membre de la compagnie, avait fait une dissertation sur un roi de Danemark, venu en France sous Louis-le-Débonnaire, où il assignait des rapports singuliers et frappans entre cet ancien monarque et le monarque actuel, et où il établissait une alliance et une parenté même entre la maison de France et celle d’Oldenbourg. Ce détail a excité la curiosité du roi de Danemark. Il a demandé à voir M. de Bréquigny, et l’a prié de lui donner sa dissertation. De là ce prince est passé à l’Académie des Sciences, où les autres Académies se sont rendues, et beaucoup d’étrangers ont pénétré à la faveur de l’affluence. Il a pris place au dessus du directeur.

M. d’Alembert, peu louangeur de son naturel, a fait un discours sur l’influence et l’utilité réciproques de la philosophie envers les princes, et des princes envers la philosophie. Il a enchâssé naturellement dans sa dissertation l’éloge du roi présent, et par cette tournure oratoire a évité ce que pouvait avoir de fade un éloge direct dans la bouche d’un encyclopédiste.

M. Du Séjour, conseiller au Parlement, et associé libre de l’Académie pour la partie de l’astronomie, a assigné à ce prince les lieux de son royaume où l’on pourrait le mieux observer le passage de Vénus sur le soleil, ce phénomène dont on espère tirer tant d’utilité pour mesurer la distance du soleil à la terre. Il n’a pas omis le jour, l’heure et la minute de toutes ces observations, et il en a pris occasion d’offrir aussi son tribut d’encens. MM. l’abbé Nollet et Brisson ont fait quelques expériences de chimie, qui ont plus amusé cette Majesté que tous les éloges dont on l’a ennuyée. Il y en a eu deux, roulant sur la pénétrabilité des liqueurs. Ils ont fait voir que deux quantités connues d’esprit-de-vin et d’eau, réunies ensemble, n’occupaient plus le même volume et n’avaient plus le même poids ; ce qui prouvait leur système, encore mieux confirmé par leur fermentation, et par la voûte alternativement convexe et concave que faisait une pellicule servant de séparation aux deux liqueurs, suivant qu’elles étaient placées l’une sur l’autre, et qu’elles y pesaient plus ou moins.

Le roi, émerveillé de tout ce qu’il avait entendu et vu, est convenu que le triple spectacle de ces compagnies savantes était ce qui l’avait le plus frappé en France.

M. d’Alembert, en lui faisant voir les détails et les ustensiles de l’Académie, lui a fait remarquer le buste de M. Winslow, fameux, académicien danois, qui semble partager les hommages de cette compagnie savante avec celui de M. de Réaumur. Il en a inféré combien la France était juste envers le mérite des étrangers. Ce sont là les deux seuls bustes qu’il y ait à cette Académie.

Toutes les Académies ont ensuite reconduit le roi de Danemark à son carrosse, et il a redoublé de remerciemens, de révérences et de signes d’admiration.

Entre autres phénomènes, l’Académie des Sciences se félicite d’y avoir vu siéger ce jour-là M. le maréchal duc de Richelieu, honoraire, qui n’y avait point pris place depuis vingt-huit ans.

9. — Les demoiselles Luzzi et Doligny, et les sieurs Le Kain, Brizard, Préville et Molé, de la Comédie Française, ont été mandés hier à l’hôtel du roi de Danemark, qui a fait donner une boîte à chacune des deux actrices, dont la plus belle à mademoiselle Luzzi, et cinquante louis à chacun des hommes. Cette exception cause une grande rumeur dans le tripot. Il y a beaucoup de jalousie, et les jalousés même ne sont pas trop contens. Ils se trouvent traités avec peu de magnificence par un prince dont la générosité s’est manifestée partout. Ils attribuent cette mesquinerie à M. le comte de Duras, qui a dirigé le monarque à cet égard depuis le départ de son père. Du reste, il a trouvé plus digne du roi de France que celui de Danemark ne payât rien pour ses loges, et ceci est une gratification spéciale pour servir de marque de sa satisfaction. On ne sait encore comment ont été traités les autres spectacles.

12. — L’A. B. C., dialogues curieux, traduits de l’anglais de M. Hut. À ce titre baroque et factice, on reconnaît aisément l’auteur de la brochure, ce Protée littéraire qui depuis quelques années prend toutes sortes de formes, non pour tromper ses semblables, comme celui de la fable, mais pour les éclairer et les instruire. Que de métamorphoses n’a-t-il pas fait subir à la vérité dans l’espoir de la faire recevoir enfin de quelque façon. L’ouvrage en question n’est pas un tout complet, mais un assemblage de plusieurs chapitres roulant sur la politique, la morale, la métaphysique. Quant à la première partie, le dissertateur prouve l’excellence de la constitution anglaise et des lois de ce gouvernement. Ce qu’il dit sur la seconde est, comme tout ce qui sort de sa plume, plein d’onction et d’humanité. La troisième est plus vague. Notre philosophe, ainsi que les autres, se perd dans un labyrinthe de doutes et de conjectures. Il est également inconséquent et contradictoire. M. de Voltaire a saupoudré ce traité de cette critique ingénieuse dont il assaisonne tout ce qu’il fait. Il passe surtout en revue Hobbes, Grotius et Montesquieu, et saisit ingénieusement leurs côtés faibles. On sent que la religion doit entrer pour beaucoup dans cette brochure philosophique. On commence par y prouver un Dieu, qu’on finit par détruire, et le spinosisme paraît le vrai système de l’auteur.

12. — On parle beaucoup des spectacles magnifiques que donne, à sa superbe maison de Pantin, mademoiselle Guimard, la première danseuse de l’Opéra, très-renommée par l’élégance de son goût, par son luxe nouveau, et par les philosophes, les beaux esprits, les artistes, les gens à talons de toute espèce, qui composent sa cour et la rendent l’admiration du siècle. M. Marmontel n’a point craint de dégrader ses talons académiques et la hauteur de son âme, en adressant à cette courtisane une Épître si répandue il y a un an[3]. M. Collé semble avoir consacré son Théâtre de Société à être joué chez elle. M. de Carmontelle a fait un recueil de Proverbes dramatiques destinés au même effet. Ils ont été mis en musique par M. de La Borde, cet amateur, qui ne croit pouvoir mieux employer ses connaissances que pour l’amusement de la moderne Terpsichore. Les acteurs des différens spectacles se dérobent, quand ils le peuvent, à leurs occupations, et viennent jouer à sa maison de plaisance. Jeudi 7, fête de la Vierge, on a représenté la Partie de chasse de Henri IV, avec un proverbe des auteurs dont on vient de parler pour petite pièce. Le public brigue l’honneur d’être admis à ces spectacles, et c’est toujours un concours prodigieux. M. le maréchal prince de Soubise les honore souvent de sa présence, et ne contribue pas peu à soutenir cette dépense fastueuse. Mademoiselle Guimard y joue quelquefois, mais son organe sépulcral ne répond pas à ses autres talens. C’est une courtisane qui fera vraiment époque par son art dans le raffinement des voluptés et dans les orgies qui se célèbrent souvent chez elle, et dont on rapporte des choses merveilleuses.

17. — Les beaux esprits de ce pays-ci ont etc scandalisés de n’avoir pas été fêtés, autant qu’ils l’espéraient, du roi de Danemark, ainsi qu’on l’a dit. À l’exception de quelques encyclopédistes qui lui ont été présentés, il paraît qu’aucun n’a été admis familièrement auprès de ce monarque ; et s’il n’avait été aux Académies peu de jours avant son départ, il partait sans connaître cette précieuse partie d’hommes choisis de la capitale. Ils attribuent une telle négligence à M. le duc de Duras, qui ne s’est pas prêté au goût du prince et a laissé couler le temps sans le satisfaire à cet égard autant qu’il le désirait. Un des mécontens a exhalé sa bile dans l’épigramme suivante, répandue depuis peu seulement. C’est le roi de Danemark qu’on fait parler :

Frivole Paris, tu m’assommes
De soupers, de bals, d’opéras !
Je suis venu pour voir des hommes :
Rangez-vous, monsieur de Duras !

On attribue cette plaisanterie à M. le chevalier de Boufflers[4], jeune courtisan très-aimable, plein de saillies et déjà connu par de très-jolies pièces de vers et de prose. Sa Majesté Danoise, enchantée de l’esprit de ce seigneur, lui a proposé de venir voir sa cour, et il est parti avec elle.

18. — Il se répand un réquisitoire de M. Pierre Perrot, avocat général du roi à la chambre des Comptes, contre un livre qu’il appelle libelle, imprimé à Amsterdam en deux volumes in-12, sans nom d’auteur, se vendant publiquement chez de Hansy le jeune, libraire rue Saint-Jacques, sans permission ni privilège, ayant pour titre : Mélanges historiques et critiques, contenant diverses pièces relatives à l’histoire de France. Il prétend que l’auteur[5] attribue les droits du despotisme le plus rigoureux au roi de France ; que regardant l’établissement de l’impôt comme une marque distinctive de la majesté suprême, il ne met point de bornes à cette ressource malheureuse ; qu’il veut qu’on puisse lever les subsides sur les peuples, sans admettre la nécessité absolue de l’enregistrement dans les tribunaux ; qu’il propose d’exclure de toute charge et de tout emploi public les célibataires ; qu’il veut que les rois puissent à leur gré s’emparer des biens de l’Église ; que l’on diminue le nombre des charges qui donnent la noblesse ; qu’on en augmente considérablement le prix, et que l’on supprime presque tous les tribunaux, le Parlement, selon lui, étant plus que suffisant pour administrer la justice à tous les sujets du roi et remplacer les tribunaux chargés de veiller à l’établissement des impôts, à la perception et à la fidélité de leur manutention et à leur exacte comptabilité. En conséquence la Chambre a ordonné, le 21 novembre, le rapport de M. Athanase-Alexandre Clément de Boissi, conseiller-maître aux semestres assemblés le 23 du même mois, et ledit jour a supprimé ledit livre, comme contraire à l’honneur et au respect dus à la magistrature, et notamment à la juridiction de la Chambre ; fait défenses à tous imprimeurs, libraires, colporteurs et autres, d’imprimer, vendre, ou autrement distribuer ledit livre, à peine de trois mille livres d’amende, etc.

Le réquisitoire, assez bien fait dans son genre, est un monument précieux d’un homme public qui, par les circonstances, n’est pas dans le cas de porter beaucoup la parole dans un tribunal sans auditoire. Au reste, il est aisé de juger par-là combien la Chambre s’est trouvée lésée de l’assertion de son inutilité et de sa surcharge sur l’État,

19. — Le Procès instruit extraordinairement contre MM. de La Chalotais, etc., paraît imprimé en trois volumes in-4°, mais il est d’une rareté excessive. La sévérité de la police et la difficulté de faire passer un ouvrage aussi volumineux, empêchent qu’il ne se répande promptement, il y en a cependant ici plusieurs exemplaires. On en a saisi dernièrement trois cents.

20. — Le Siècle de Louis XV, par M. de Voltaire, est aussi arrêté. Le Parlement a trouvé mauvais que cet historien censurât son jugement de M. de Lally, et ne veut point d’appel de ses arrêts, même à la postérité. Il s’est soulevé contre l’ouvrage, qui ne paraît plus que clandestinement.

— On a parodié l’épigramme contre M. de Duras, et l’on a fait un madrigal dans la même tournure en l’honneur de madame de Coaslin, la femme de la cour pour qui le roi de Danemark a paru prendre le plus de goût. C’est encore ce monarque qui parle :

Je cherche des grâces légères,
Un cœur honnête, un esprit fin :
Retirez-vous, beautés grossières,
Laissez approcher Coaslin !

21. — Mademoiselle Vestris, annoncée depuis longtemps, a débuté lundi aux Français dans les rôles de mademoiselle Clairon. Elle a joué pour la première fois dans Tancrède. Cette nouvelle Amenaïde a enchanté tous les spectateurs par sa figure, par la noblesse de sa position, de ses gestes, par la pureté de sa déclamation par son intelligence ; en un mot, par toutes les qualités qui constituent la grande actrice, et qui peuvent faire oublier celle qu’elle remplace. Elle surpasse déjà de bien loin mademoiselle Dubois, et sera sans contredit bientôt la première de ce spectacle, si elle continue avec le même succès. Ce début attire un monde étonnant aux Français et tient lieu d’autre nouveauté. Le drame d’Hylas et Sylvie passe à la faveur de ce concours et continue à se jouer. Il est vrai que les spectateurs s’échappent à cet le pièce.

22. — On parle beaucoup de la taille supérieure et de la vaste corpulence de l’envoyé de Maroc, passant ici pour aller en Hollande. Les talens cachés du fortuné Musulman répondent à ce bel extérieur, si l’on en croit le bruit des coulisses et des ruelles. On cite des filles qui ont reçu vingt-deux fois dans une nuit les embrassemens de ce favori de Mahomet. Une telle renommée le rend encore plus recommandable dans cette capitale, et les femmes, en le voyant, ne demandent point comment, peut-on être de Maroc[6], mais elles s’écrient : « Ah ! qu’on est heureux d’être de Maroc ! »

23. — Les Comédiens Italiens ont donné hier la première représentation d’un drame nouveau qui a pour titre : le Fleuve Scamandre, C’est une comédie en trois actes et en vers, mêlée d’ariettes. Les paroles sont du sieur Renout, et la musique de la composition du sieur Barthelemon. Rien de plus plat, de plus mal tourné, de plus insipide que le poème, qui déshonore absolument le conte de La Fontaine dont il est tiré. La musique n’a pas paru de beaucoup supérieure ; il y a cependant quelques airs de symphonie qui ont plu aux amateurs.

24. — M. l’abbé Morellet, désigné pour remplacer, dans la place de secrétaire-général du bureau du commerce, le sieur Le Grand, obligé de quitter cette place à raison de la réputation infâme qu’il s’est faite, n’ayant pas été pourvu de la commission par M. de L’Averdy, le contrôleur-général actuel a pris occasion de ce défaut de formalité pour ne point tenir la parole de son prédécesseur et l’ignorer absolument. En conséquence, il a jugé à propos de faire un autre choix. Il est tombé sur le sieur Abeille, secrétaire de M. de Montigny, beau-frère de M. Maynon, et l’un des inspecteurs-généraux du commerce. C’est un écrivain connu par plusieurs ouvrages relatifs à son état. MM. les économistes se sont servis de sa plume pour étendre et développer leur doctrine.

— Les brochures sur l’affaire de Bretagne se réveillent et font encore l’objet des entretiens du public. Les nouvelles ont pour titre : Mémoires concernant MM. de La Chalotais, et outre l’édition in-4°, il sont réimprimés en trois petits volumes. On y a ajouté une partie de la procédure instruite tant à Rennes qu’à Saint-Malo. Le tout est accompagné de notes très-injurieuses aux personnes qui ont été employées dans ce malheureux procès. On ne doute pas qu’il n’y ait bientôt un arrêt du Conseil, supprimant et condamnant cet ouvrage comme calomnieux, rempli de faits faux et hasardés, séditieux, en un mot avec toutes les qualifications que le ministère public prodigue depuis si long-temps à toutes ces productions ténébreuses, et qui les font rechercher avec tant d’avidité.

26. — Il se répand une nouvelle brochure intitulée : David, ou l’Homme selon le cœur de Dieu. Dans un petit avertissement, on prétend que cet ouvrage parut autrefois en anglais à Londres, en 1761, sous le titre de the History of the own God’s man the heart ; que le but de l’auteur avait été de venger le feu roi d’une comparaison qu’on en avait faite avec le roi-prophète ; que cette ressemblance, bien loin d’être un éloge, ne pouvait que lui être injurieuse, comme on allait le faire voir par la vie même de David. On conçoit que tout ce début n’est qu’un persiflage pour amener l’histoire très-scandaleuse de ce monarque. Il est vrai que les faits articulés sont tirés des livres saints, et ne présentent même que des mémoires très-incomplets, auxquels l’écrivain n’a osé ajouter ni liaisons ni transitions : ce qui rend l’ouvrage décharné et absolument sec. Mais le fond est infiniment plus abominable, et ce qui n’offre que des traits d’un ordre extraordinaire à ceux qui les lisent dans la simplicité de cœur qu’exige l’Écriture sainte, forme, ainsi isolé, un tissu d’horreurs et de cruautés, dont se prévalent les impies pour peindre le saint roi comme un assemblage de tous les crimes.

On a réimprimé, à la suite de cet ouvrage, la tragédie de Saül et David, connue depuis long-temps[7] et d’une main bien supérieure ; car la première production est très-médiocre, écrite avec force quelquefois, mais sans élégance, et dénuée absolument de ce ridicule qui donne la vogue à ces sortes d’ouvrages, et que M. de Voltaire sait répandre avec tant d’art sur les matières qui en sont les moins susceptibles en apparence.

28. — Le réquisitoire de M. Perrot, avocat-général de la chambre des Comptes, dont a parlé, quoique rendu le 21 novembre, était resté dans une sorte d’obscurité qui l’avait mis à l’abri de la censure. Aujourd’hui qu’il est répandu et qu’il acquiert une certaine célébrité, plusieurs membres du Parlement y observent beaucoup de choses à redire. Ils trouvent mauvais que l’orateur, pour réfuter l’assertion de l’auteur du livre supprimé, « que le Parlement pouvait faire toutes les fonctions de la Chambre, » récrimine et prétende à son tour que la Chambre pourrait remplir toutes les fonctions de cette cour ; qu’il s’immisce dans la haute police, en détaillant les différens endroits répréhensibles du livre non relatifs à son ministère et à sa juridiction ; qu’il attaque les maximes prétendues contraires à notre législation, à la politique, à la morale, à la religion ; qu’il veuille même en discuter les points théologiques, comme si toutes ces matières étaient de sa compétence. D’après cette fermentation, il ne serait pas étonnant que ce réquisitoire fût dénoncé au Parlement, et il en est fortement question.

29. — Mademoiselle Guimard se disposait à continuer, la veille et le jour de Noël, les spectacles délicieux qu’elle donne chez elle et dont on a parlé[8]. Une défense de M. de Richelieu aux Comédiens du roi des deux troupes, de jouer ailleurs que sur leur théâtre sans la permission de Sa Majesté, a arrêté le cours de ces divertissemens. On applaudit fort à cette prohibition. Les absences fréquentes des meilleurs acteurs, et la liberté qu’ils prenaient de se consacrer à l’amusement de quelques particuliers, leur ont mérité à juste titre l’animadversion des gentilshommes de la chambre. Mademoiselle Guimard sera obligée d’avoir une troupe de comédiens à elle, et c’est un nouveau genre de luxe très-digne de sa magnificence.

31. — Assemblée publique de l’Académie Française, tenue le 22 décembre 1768, pour la réception de M. l’abbé de Condillac, à la place de M. l’abbé d’Olivet.

Cette séance a été brillante et nombreuse, mais ce qui l’a rendue plus remarquable, c’est le concours du beau sexe s’y rendant en foule. Indépendamment des tribunes qui étaient garnies de femmes, elles s’étaient répandues dans le reste de l’assemblée et même parmi les hommes. Presque toutes étaient du meilleur ton et d’une figure charmante. MM. les Académiciens ont vu avec complaisance les Grâces assister aux travaux des Muses, et le front des plus sévères s’est merveilleusement déridé à cet aspect.

Le récipiendaire s’est mis, suivant l’usage, au bout de la table, en face du directeur. Il était dans l’étiquette, c’est-à-dire ganté de blanc, un castor neuf à la main. Il l’a mis sur sa tête, l’a ôté, puis remis, et a commencé. Après les premiers lieux communs de modestie, après que son organe affaibli par ce sentiment a eu repris sa force, il s’est jeté brusquement dans une digression sur le développement et les progrès de l’esprit humain dans notre Europe. Ce plan vaste et digne de l’assemblée, s’il eût été exécuté d’une manière neuve et oratoire, a dégénéré en dissertation froide, sèche et alambiquée. Le goût de l’auteur pour la métaphysique l’a fait s’appesantir sur une infinité de points sophistiques, sur l’anatomie de l’esprit humain, dont il a fait une dissection aussi savante qu’ennuyeuse. Cette érudition a paru déplacée dans ce lieu, et ressembler beaucoup à du galimatias. Son style sec, sans rapidité, sans chaleur et sans vie, a répondu parfaitement au genre qu’il avait pris. Après s’être promené long-temps, depuis le déluge jusqu’à nous, ce philosophe est enfin parvenu à la fondation de l’Académie Française, et son génie, comme exténué par les efforts et la gêne de tout ce long verbiage, n’a paru reprendre aucune activité pour les éloges qui ont terminé son discours. Il a fini comme il avait commencé : nul art, nulle transition, nulle éloquence. Les grammairiens ont remarqué beaucoup de fautes dans l’élocution du récipiendaire, et prétendent qu’il aurait dû lire le Traité de la prosodie de son prédécesseur avant de le remplacer.

M. l’abbé Batteux, directeur, a répondu. C’était un ami de M. l’abbé d’Olivet. Il s’est étendu avec complaisance sur cet Académicien, dont il a donné une espèce de Vie, que bien des gens ont trouvé longue, mais dont les détails ont paru précieux aux gens de lettres, et qu’en général on doit pardonner à l’amitié. D’ailleurs, M. Batteux a ouvert, en quelque sorte, par-là une route nouvelle. Et ne serait-ce pas la meilleure façon de faire l’histoire de l’Académie, que de prononcer à chaque réception l’éloge historique du mort ? Malheureusement le style flasque de l’orateur ne répondait point à la matière. Il est entré dans des anecdotes, peut-être trop familières pour un discours d’apparat, mais qu’il pouvait relever par la noblesse des expressions et par une tournure énergique. Il faut convenir que le directeur et le récipiendaire n’ont pas paru plus dignes l’un que l’autre de la place qu’ils occupaient, et que ces deux discours ne sont assurément pas les meilleurs prononcés dans l’Académie Française depuis son origine.

Pour occuper le reste de la séance, M. Watelet a lu sa traduction en vers du troisième chant de la Jérusalem délivrée, roulant sur les enchantemens de la forêt. On sait que cet auteur a entrepris de traduire tout le poëme. Il en a déjà présenté plusieurs essais aux assemblées publiques. Ce poète ne l’est point assez, à beaucoup près, pour nous rendre toutes les beautés de l’italien. Son génie froid et aride glace l’imagination brillante et féconde de l’original. C’est ce qui a paru par ce qu’il a fait voir dans les séances précédentes, et ce qu’il a confirmé dans celle-ci. Quoique ce chant ne soit pas le plus beau du poëme, il y a, comme dans tous, des morceaux de poésie et de sentiment admirables, mais infiniment affaiblis chez le traducteur, malgré tout ce qu’il veut y substituer du sien. Ses vers travaillés laissent voir toute la gêne du cabinet, et ne respirent en rien la mollesse et l’aisance que le Tasse sait si bien allier à la force et à la vigueur de ses pinceaux.

Le public serait sorti très-mécontent de cette séance si M. le duc de Nivernois, aujourd’hui duc de Nevers, ne l’avait régalé de quelques fables. Cet ingénieux moraliste en a lu six, toutes exquises dans leur genre : le Soleil et les Oiseaux de nuit ; Jupiter et le Rossignol ; le Sourd et l’Aveugle ; les Carrières ; les deux Somnambules ; les Poissons et les Grenouilles. On ne pourrait que répéter, à cet égard, les éloges déjà donnés à celles de cet auteur lues à l’assemblée de la Saint-Louis.


  1. V. 24 novembre 1768. — R.
  2. En 1717. — R.
  3. V. 6 février 1768. — R.
  4. On la mit aussi sur le compte de Barthe et de Champfort. — R.
  5. Damiens de Gomicourt. — R.
  6. Voyez la XXXe des Lettres Persanes. — R.
  7. V. 1er mai 1763. — R.
  8. V. 12 décembre 1768. — R.