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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Novembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 354-367).
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Novembre 1768

4 Novembre. — Les trois Empereurs en Sorbonne, espèce de conte en vers que M. de Voltaire met aujourd’hui sous le nom de l’abbé Caille. Il n’approche pas de la fable du Marseillais et le Lion. C’est un cadre où il a voulu enchâsser de nouvelles injures contre la Sorbonne relativement à la Censure de Bélisaire, ou plutôt une nouvelle évacuation de bile, car Fréron, qui n’était pour rien dans cette querelle, s’y est trouvé placé, ainsi que d’autres cuistres littéraires dont notre auteur prétend avoir à se plaindre ; et, non content d’injurier en vers tous ces gens-la, il y a encore des notes où il les injurie en prose. Plus on réfléchit sur ce grand homme, et plus on se console de n’avoir point ses talens compensés par tant de faiblesses.

6. — Les filles qu’on appelle du bon ton fondaient de grandes espérances sur la prochaine arrivée du roi de Danemark : elles se préparaient de longue main à captiver ce jeune monarque, et l’on ne finirait point de détailler toutes les ruses qu’elles avaient mises en usage pour paraître à ses yeux les premières. Les unes ont été au-devant de cette Majesté, dans de superbes équipages à quatre et à six chevaux ; d’autres sont venues s’installer dans les environs de son palais, Quelques-unes, à force d’argent, avaient obtenu du tapissier de placer leurs portraits dans les cabinets et boudoirs de son hôtel. Enfin, mademoiselle Grandi, de l’Opéra, accoutumée à s’enrichir des dépouilles des étrangers, et dont la cupidité dévorerait un royaume, à eu l’audace d’envoyer sa figure en miniature à ce prince. Il paraît que tous les charmes de ces nymphes ont échoué contre la sagesse de ce moderne Télémaque. Il se conduit avec une décence qui fait un honneur infini à la pureté de ses mœurs et à sa tendresse conjugale.

8. — On parle beaucoup d’une fête donnée hier par madame la duchesse de Mazarin à Chilly, en l’honneur de Sa Majesté Danoise. Rien de plus élégant et de plus agréable. On y a exécuté Hylas et Sylvie, nouvelle pastorale de M. Rochon de Chabannes, qui doit se donner incessamment aux Français.

10. — M. le duc de Duras continue, avec un zèle infatigable, à promener Sa Majesté Danoise dans tous les lieux propres à satisfaire sa curiosité et ses connaissances. Ce monarque trouve partout des marques de l’attachement de la nation et de sa politesse. À la Monnaie, on a frappé sous ses yeux, sans qu’il s’en apercût, une médaille représentant son effigie. À la Savonnerie, il s’est trouvé un superbe tapis à ses armes. À la manufacture de Sèvres, ou lui a présenté un service de porcelaine, dont toutes les pièces étaient chargées de son écusson. On estime ce présent du roi cent mille écus. M. de Marigny a eu l’honneur de recevoir cette Majesté a l’Académie de Peinture. Au Cabinet du Roi, elle a développé devant M. de Buffon et les autres spectateurs, des connaissances d’histoire naturelle étonnantes pour son rang et pour son âge. Elle a trouvé qu’il manquait plusieurs choses à différentes collections, et s’est chargée de les envoyer au roi.

Mademoiselle Clairon a joué hier chez madame la duchesse de Villeroi le rôle de Didon devant le roi de Danemark. Il a été enchanté de cette actrice qui, avec Le Kain, paraissent les deux personnages qui l’aient le plus affecté au théâtre. Du reste, on trouve qu’on le fatigue de trop de spectacles, et l’on admire sa complaisance à se prêter a toutes les galanteries qu’on veut lui faire en ce genre. On juge de cette complaisance par des baillemens qui échappent quelquefois à ce monarque, et qui annoncent qu’il ne prend pas toujours tout le plaisir qu’on voudrait lui procurer. On a remarqué entre autres excès de cette espèce, qu’on lui a fait voir en un seul jour dix-sept actes, tant en prose qu’en vers, en déclamation, en chant, en musique, etc., en italien et en français.

11. — L’Académie royale de Musique a repris mardi Sylvie, qu’elle continue aujourd’hui. Sa Majesté Danoise y a assisté. C’est mademoiselle Duranci qui a fait le rôle principal. Sa figure, son organe et le genre de son jeu la rendent également impropre au personnage d’une jeune nymphe naïve, aimable et pleine de grâces naturelles. Il est fâcheux que mademoiselle Rosalie, qui fait supérieurement l’Amour, n’ait pu exécuter le rôle de Sylvie. Cette pastorale, très-médiocre, n’était nullement digne d’être mise sous les yeux d’un monarque étranger. On doit donner incessamment Énée et Lavinie, ancien opéra de Fontenelle, dont la musique, de Colasse, a été refaite par M. Dauvergne. Tous ces ouvrages ne sont pas faits pour réconcilier un amateur de la musique italienne avec la nôtre. Si quelque opéra pouvait faire ce miracle, c’était Castor et Pollux, le spectacle le plus propre a donner à Sa Majesté Danoise une idée de nos merveilles lyriques et de la perfection de notre exécution.

— On a vu au salon, il y a quelques années, le portrait du roi en pied, en tapisserie des Gobelins. Tout le monde admira la vérité de cet ouvrage et son exécution. Le roi de Danemark n’en a pas moins été flatté, et a paru désirer être rendu de la même manière. En conséquence Michel Vanloo a peint ce monarque, pour servir de modèle aux artistes.

12. — Les Comédiens Français avaient affiché pour cette semaine Hylas et Sylvie, pastorale, jouée a Chilly chez madame la duchesse de Mazarin, et qui y avait eu du succès. Ce drame a été arrêté a la police, a cause de quantité de gravelures très-agréables dans un petit comité, mais que la décence ne permet pas de laisser glisser sur un théâtre. Comme il y en a beaucoup qui tiennent aux circonstances, aux gestes, aux attitudes, à l’ensemble de la scène, M. de Sartine a exigé qu’il y eut une répétition sous ses yeux, et il jugera lui-même ce qu’il peut y avoir de répréhensible.

13. — Dans la fête que madame la duchesse de Mazarin a donnée au roi de Danemark, une femme de la compagnie lui chanta, pendant le souper, le couplet suivant :

Un roi qu’on aime et qu’on révère
N’est étranger dans nuls climats :
Il a beau parcourir la terre,
Il est toujours dans ses états[1].

— On voit ici une lettre de Paoli, digne des anciens Romains. Il s’y explique en termes les plus nobles, les plus patriotiques et les plus forts sur l’invasion de la France, qu’il regarde comme une entreprise contraire au droit des gens et à tous les principes de l’humanité. Il invoque la foudre vengeresse et déploie cette éloquence dont est toujours armé un grand homme quand il parle d’après son cœur.

14. — Il est parvenu enfin ici quelques exemplaires du Royaume mis en interdit[2], tragédie qui n’était encore connue en France que par la brûlure dont elle avait été illustrée à Rome. L’auteur, qu’on dit être un jeune Genevois de la plus grande espérance, a pris pour sujet un trait de notre histoire. En 863, Lothaire, roi de Lorraine, descendant de Charlemagne, répudie sa femme pour épouser Walrade, sa concubine. Le pape Nicolas Ier, pour faire sa cour aux deux oncles du prince, qui ne cherchaient qu’à envahir ses États, excommunie Lothaire, en cas qu’il ne renonce pas à Walrade. Après la mort de Nicolas, Adrien II se laisse fléchir aux prières de Lothaire, qui vient à Rome lui demander son absolution. On sent qu’il a fallu changer absolument le caractère de ce roi, et lui donner la fermeté qu’ont déployée depuis des princes plus instruits de leurs droits et moins accablés sous le joug de la superstition. Dans cet ouvrage, très-propre à détromper le vulgaire stupide, les excès de la cour de Rome sont représentés avec un pinceau mâle et énergique, et la poésie sert ici d’organe à la raison, Les argumens les plus victorieux y sont ornés de toutes les richesses d’une imagination brillante, et n’en doivent que faire un effet plus sûr et plus général. Quant à la partie dramatique, quoiqu’il y ait beaucoup de défauts dans cette tragédie, on ne, peut refuser à l’auteur un grand talent. Le caractère de Walrade annonce combien il a l’âme tendre et sensible. C’est sans contredit le plus beau de la pièce : il produit le plus grand intérêt. Arsène, légat du pape, réunit en lui la fougue de Boniface VIII avec l’austérité d’Innocent XI. Il étale toutes les maximes qui sont encore le code de la politique ultra-montaine. Elles sont réfutées par toutes celles qu’on leur oppose victorieusement, et que l’auteur met dans la bouche du roi, dans celle d’un Raymond, duc d’Aquitaine, personnage épisodique, mais utile à l’intrigue et tenidant au développement, dans celles de tous les autres personnages, dont l’humanité réclame plus ou moins contre ces abominables principes, et qu’ils détestent en les observant, frappés de cette terreur irrésistible que la superstition imprime partout autour d’elle. C’est surtout dans le quatrième acte, lorsque le légat fulmine l’interdît, que le spectateur éprouve quelle impression dangereuse peut faire sur les esprits le fanatisme, revêtu de tout l’appareil de la religion. Cet acte, tout-à-fait neuf au théâtre, produirait à coup sûr le plus grand effet à la représentation. Il est dommage que le cinquième acte n’y réponde pas, et surtout que le dénouement soit absolument nul et vicieux. Au reste, ce drame, qui ne sera vraisemblablement jamais joué dans les États catholiques, aura toujours le droit d’intéresser les cœurs sensibles, et de plaire aux philosophes, réunion de suffrages bien difficile à obtenir. Le style n’est pas aussi châtié qu’il pourrait l’être. Il y a des vers durs, incorrects, mais presque tous pleins de pensées ou de sentimens. D’ailleurs, point de tirades hors d’œuvre : elles partent toutes des affections ou de la façon de penser et d’être des personnages. Les prêtres regardent cette nouvelle production comme une des plus scandaleuses qui aient paru depuis longtemps, c’est-à-dire comme faisant le plus d’honneur à la raison humaine.

15. — Les Comédiens Italiens ordinaires du roi avaient annoncé hier sur leur affiche la présence du roi de Danemark, par le mot de convention : par ordre ; ce qui leur avait attiré une foule étonnante. Cette Majesté n’a pu satisfaire à ses engagemens. On a appris avec douleur qu’elle était incommodée d’une indigestion. Le peuple, dont elle est l’adoration, s’est porté en foule vers son hôtel pour en savoir des nouvelles. On ne saurait rendre combien ce prince est aimé. Tous les indigens de ce canton retrouvent en lui un second père. Il distribue un argent étonnant, et son cœur tendre est vivement affecté de la misère. dont on ne peut lui cacher beaucoup de détails. Ce roi paraîtrait souhaiter qu’on tournât en secours abondans pour les malheureux tant de fêtes qu’on prépare de toutes parts à si grands frais. Ce serait, sans doute, la plus belle qu’on pût lui donner, et la plus digne des princes augustes, auxquels ceux qui les approchent devaient suggérer cette manière d’être vraiment grande.

— Un nommé Fierville, comédien, directeur de troupe, venu de Berlin en ce pays-ci depuis quelque temps, a été arrêté à Châlons-sur-Marne et envoyé en prison. On ne sent pas trop les raisons de cette punition. Il est des gens qui prétendent que c’est pour s’être refusé aux sollicitations des gentilshommes de la chambre, qui voulaient le faire débuter aux Français. Le sieur Fierville est un homme d’un très-grand talent et de beaucoup supérieur au sieur Le Kain, pour la figure, l’organe et les autres parties de l’extérieur du comédien. Il a montré beaucoup d’esprit et de grandes connaissances sur l’art dramatique.

17. — Le roi parlant du roi de Danemark à madame la comtesse de Chabannes, cette dame demanda à Sa Majesté si ce monarque était bien riche ? Le roi lui répondit que les finances de ce royaume avaient été dérangées, mais que ce prince avait un ministre qui avait bien réglé ses affaires et les avait mises sur un bon pied. « Ah ! Sire, repartit cette dame, vous devriez bien débaucher ce ministre-là. »

18. — On continue à recueillir les différens mots du roi de Danemark, qui soutiennent la bonne opinion qu’on avait conçue de la délicatesse de son goût et de la finesse de son esprit. On ne finirait pas de les rapporter tous. On choisira le suivant, comme le plus adroit et le plus honnête. Ce monarque revenait de Fontainebleau : en passant à Essonne, une foule de peuple l’entoure, et se met à crier : Vive le roi ! Ce prince se met à la portière, et d’un air affable il s’écria : « Mes enfans, il se porte bien ; je viens de le voir. »

22. — On a oublié de parler de M. l’abbé Mangenot, mort le mois dernier. Ce poète aimable mérite bien qu’on jette quelques fleurs sur son tombeau. Dès l’âge de dix-huit ans il avait concouru, sans le savoir, pour le prix de l’Académie des Jeux Floraux, et le remporta. Son oncle Palaprat avait envoyé sa pièce, et ne lui lit part de sa démarche qu’en lui annonçant le succès. Il fut peu sensible à ce triomphe : il préférait le plaisir de jouir, à la gloire de vivre chez la postérité. Il faisait des vers, plus par besoin que par désir de la célébrité. Aussi ne connaît-on guère d’imprimé de lui que la fameuse églogue couronnée dont on vient de parler. Ses ouvrages sont dans les porte-feuilles de ses amis. Ce sont de petits riens, des épigrammes, des madrigaux, des chansons, dont certains auteurs à prétention se seraient élevé un grand trophée, mais que celui-ci oubliait dès qu’il les avait faits. Il était attaqué depuis dix-huit ans d’une paralysie, qui semblait ne lui avoir laissé de libre que l’esprit. Il avait conservé dans cet état son aménité, sa gaieté et sa philosophie. Il était prêtre et chanoine du Temple. Il est mort doucement, comme il avait vécu, âgé de soixante-neuf ans. Il est à souhaiter qu’un homme de goût ramasse ses productions légères, et les réunisse en recueil. Tout ce qu’il a fait est marqué au coin de la naïveté et des grâces. Il était idolâtre des femmes, et semblait ne travailler que pour plaire à cette partie du genre humain.

24. — Depuis plusieurs jours il était décidé que le roi de Danemark irait au Palais aujourd’hui. En conséquence on a feuilleté les registres, et l’on est convenu de suivre le cérémonial usité à l’égard du czar Pierre Ier, lorsqu’il y vint. Le roi est descendu à neuf heures du matin à l’hôtel du premier président : MM. le marquis d’Aligre et l’abbé d’Aligre sont venus le recevoir au bas de son carrosse. Il a été conduit de la même manière à la lanterne qui lui était destinée ; sa suite a été mise dans une autre. Celle du roi étranger était découverte. Il était dans un fauteuil : un tapis, sur le devant de la lanterne, annonçait cette Majesté. Le sieur Gerbier, avocat, a présenté, suivant l’usage, les lettres du nouveau chancelier[3]. Il a fait à cette occasion un discours, ou il a accumulé les éloges du roi, du chancelier Lamoignon, du vice-chancelier, du chancelier actuel, de M. d’Aligre, premier président, de M. de Vaudueil, conseiller du Parlement de Paris, nommé premier président de celui de Toulouse, et enfin du roi de Danemark. Le fond de ce discours ne pouvait être qu’une répétition de lieux communs, de fadeurs et de contre-vérités. On a admiré l’art avec lequel l’orateur a rajeuni ce vieux protocole de mensonges insipides, et surtout les transitions heureuses par lesquelles il a passé six fois d’un compliment à l’autre, prodiguant à chacun de ses héros l’encens convenable. Ensuite M. Séguier, l’avocat-général, a requis l’enregistrement desdites lettres, et a pris occasion de là pour rendre aussi hommage de son éloquence au monarque présent. Ce discours n’a pas eu le même succès que celui du sieur Gerbier, et l’avocat a paru l’emporter de beaucoup sur l’académicien.

Les lettres lues et enregistrées, on a appelé une cause. Le sieur Legouvé, avocat, a pris la parole. Cette cause majeure roule sur la cassation demandée par l’ambassadeur de Naples d’un testament de son frère en faveur d’un enfant d’une demoiselle Delair, sa concubine. Cet orateur ne pouvant se défaire de la mauvaise habitude qu’ont les avocats d injurier leurs parties adverses, avait déjà ébauché d’une façon peu flatteuse le portrait de l’ambassadeur, lorsque le premier président, sentant l’indécence de ce spectacle, a fermé la bouche au sieur Legouvé en faisant lever l’audience. En sorte que ce dernier a remis dans son porte-feuille le compliment dont il se disposait aussi à régaler Sa Majesté Danoise.

Ensuite on a conduit le roi étranger à la buvette, où le premier président lui a présenté tous Messieurs. Ce prince a demandé le sieur Gerbier ; il l’a remercié de son discours en ce qui le concernait, et lui a déclaré qu’il n’avait point encore entendu d’aussi grand orateur : après quoi il est retourné chez le premier président comme pour lui faire une visite. Il y est resté environ un quart d’heure, et le premier président l’ayant reconduit jusqu’à son carrosse, il est parti.

— Ce même matin, le roi de Danemark est allé en Sorbonne, où il a été reçu par M. l’archevêque de Paris comme proviseur de la maison, et par M. le duc de Richelieu comme héritier du fondateur. On a régalé ce prince d’une thèse, soutenue quelques minutes en sa présence, ornée de ses armes, et qui lui était dédiée. Il est allé voir dans l’église le tombeau du cardinal de Richelieu, un des beaux monumens de sculpture connus. Il est monté dans la bibliothèque, où on lui a présenté le premier livre imprimé en Francé[4], en 1470, intitulé : Spéculum humanæ salvationis. On lui a fait passer en revue les autres curiosités de la bibliothèque, entre autres une bible russe envoyée par le Czar. Ce monarque a demandé à cette occasion s’il y en avait une en danois ? et d’après la réponse négative, il a promis d’en envoyer une. Il a été obligé de recevoir, avant de partir, différentes pièces de vers latins d’écoliers du collège du Plessis, que le principal a introduits à sa rencontre. Ce prince, fatigué d’éloges, de complimens et d’encens, ne les a pas lus, mais a demandé pour eux des congés ; puis on l’a reconduit, et il est retourné à son hôtel se reposer et se disposer à la fête du soir.

25. — M. de Voltaire s’amuse de tout : il ne dédaigne aucun genre ; il embouche avec une égale facilité la trompette et le flageolet. Il court aujourd’hui une énigme sous son nom. Les sociétés de la cour et de la ville s’en occupent. On la propose à deviner successivement à tous les nouveau-venus. La voici :

Énigme.


Je suÀ la ville ainsi qu’en province
Je suis sur un bon pied, mais sur un corps fort mince,
Robuste cependant, et même faite au tour.
Je suMobile sans changer de place,

Je suJe sers, en faisant volte-face,
Et la robe et l’épée, et l’église et la cour.
Je Mon nom devient plus commun chaque jour ;
Je suChaque jour il se multiplie
Je suEn Sorbonne, à l’Académie,
Dans le conseil des rois et dans le Parlement :
Par tout ce qui s’y fait on le voit clairement.
Je suEmbarrassé de tant de rôles,
Je Ami lecteur, tu me cherches bien loin,
Quand tu pourrais peut-être, avec un peu de soin,
Je suMe rencontrer sur tes épaules.

Le mot de cette énigme est Tête à perruque.

26. — Sa Majesté Danoise, non contente de voir les merveilles muettes de ce pays-ci, a voulu s’entretenir aussi avec les gens de lettres les plus renommés ; ce qui a occasioné beaucoup de rumeur et d’intrigues dans tout ce monde-là. Enfin son ministre en a invité à dîner environ vingt, qu’il a présentés ensuite à son maître. De ce nombre étaient MM. de Mairan, d’Alembert, Saurin, Marmontel, La Condamine, Diderot, l’abbé de Condillac, Helvétius, etc. Ce prince les a tous accueillis avec bonté ; il leur a dit à chacun des choses flatteuses, et leur a adressé des éloges directs relatifs à leurs ouvrages : preuve qu’il les a lus et qu’il sait les apprécier. On ne saurait croire combien de mécontens a fait le choix du ministre. Il n’est point de grimaud du Parnasse qui ne se soit cru digne de cette faveur, et qui ne regarde comme une injustice atroce d’avoir être excepté.

29. — M. l’abbé de Lattaignant, chanoine de Reims, ne s’était jusqu’ici exercé que dans les poésies légères et dans les chansons agréables, il est peu de soupers où il ne soit pour quelque chose, et où les convives ne fournissent leur contingent aux dépens de son esprit. Ce poète aimable vient de s’élever à un genre plus distingué, et, quoique dans un âge déjà avancé, il a enrichi le théâtre de Nicolet d’une pièce nouvelle, intitulée la Bourbonnaise. Ce titre, si connu par le vaudeville satirique[5] qui a couru toute la France, a fait la fortune de l’ouvrage, et le public se porte en foule à cette parade burlesque, dont la petite intrigue, assez bien menée, est soutenue de beaucoup de saillies polissonnes, très à la mode aujourd’hui. Les courtisanes, qui donnent le ton à ce théâtre, trouvent le chanoine de Reims délicieux.

30. — La Bourbonnaise est une chanson répandue dans toute la France. Sous les paroles plates et triviales de ce vaudeville, les gens à anecdotes découvrent une allégorie relative à une créature[6] qui, du rang le plus bas et du sein de la débauche la plus crapuleuse, est parvenue à être célèbre et à jouer un rôle. Ou ne saurait mieux rendre l’avilissement dans lequel est tombé M. de L’Averdy depuis sa chute[7], que par l’association que le public semble en faire avec cette femme perdue, en le chansonnant avec elle. Voici le couplet :

DiLe roi, dimanche,
Dit à L’Averdy,
Dit à L’Averdy,
DiLe roi, dimanche,
Dit à L’Averdy,
Di« Va-t’en lundi ! »

  1. Ce quatrain est de Chamfort et termine une pièce de vers qu’une actrice, déguisée en bohémienne, chanta au roi de Danemark. — R.
  2. V. 12 septembre 1768. — R.
  3. Le chancelier de Lamoignon, qui avait été exilé en 1763 (V. tome Ier, page 228, note i), ayant donné sa démission en septembre 1768, et René Charles de Maupeou, qui l’avait remplacé avec le titre de vice-chancelier et de garde-des-sceaux, s’étant pareillement démis de ces charges, le président de Maupeou, son fils, fut nommé chancelier de France et garde-des-sceaux. — R.
  4. Le premier ouvrage imprimé en France a pour titre : Gasparini Barzizit Pergamensis epistolarum opus per Joannem Lapidarium Sorbonensis scholœ Priorem multis vigiliis ex corrupto integrum effectum, ingeniosa arte impressoria in lucem redactum ; (1470) in-4°. Le volume intitulé : Spéculum humanæ salvationis, que l’on croit antérieur à 1460, n’a pas été imprimé en France. — R.
  5. V. 15 octobre 1768. — R.
  6. Madame Du Barry. — R.
  7. Il fut remplacé, en septembre 1768, dans ses fonctions de contrôleur général des finances par Maynon d’Invau, ci-devant intendant d’Amiens. — R.