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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Février

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 235-244).
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Février 1768

Ier Février. — Épigramme de M. Marmontel contre M. Piron[1].


Le vieil auteur du cantique à Priape,
Humilié, s’en allait à la Trappe,
Pleurant le mal qu’il avait fait jadis.
Mais son curé lui dit ; « Bon Métromane,
C’est bien assez d’un plat De profundis.
Rassurez-vous : le Seigneur ne condamne
Que les vers doux, faciles, arrondis ;
Ce qui séduit, voilà ce qui nous damne :
Les rimeurs durs vont tous en paradis. »

— Avant hier on a brûlé au pied du grand escalier un livre intitulé : Histoire impartiale des Jésuites, depuis leur établissement jusqu’à leur première expulsion. L’arrêt du Parlement, rendu le 29 janvier et publié aujourd’hui, le condamne comme contenant des maximes dangereuses, des principes erronés et une déclamation indécente contre tous les ordres monastiques. Ce livre est de M. Linguet, auteur de la Théorie des lois civiles.

— On a publié hier au prône le Mandement de M. l’archevêque de Paris, portant condamnation d’un livre qui a pour titre : Bélisaire, par M. Marmontel, de l’Académie Française. M. l’archevêque fait lui-même l’analyse de son Mandement dans sa conclusion. Il y donne la récapitulation de tous les points traités dans le corps de l’ouvrage. Il y dit que la raison doit être subordonnée à la révélation ; qu’il sera toujours glorieux aux souverains de protéger la foi catholique ; que c’est leur droit et leur devoir, en usant du glaive (comme il est dit au corps du Mandement, page 34) ; que la religion catholique est le plus ferme appui du trône. La conclusion du Mandement condamne l’ouvrage de Bélisaire, comme contenant des propositions fausses, captieuses, téméraires, scandaleuses, impies, erronées, respirant l’hérésie et hérétiques. Ce Mandement contient cinquante-six pages in-4°.

2. — On a dû jouer aujourd’hui, sur le théâtre de madame la duchesse de Villeroi, l’Honnête criminel. Ce drame a été resserré et retouché, quant au style, par M. Marmontel et autres auteurs de cette cour-là. Ce sont les Comédiens Français qui représentent. Il y a eu dimanche une répétition très-larmoyante.

5. — Le bal de cette nuit a été fort gai. Le sieur Poinsinet en a fait en grande partie les honneurs et le plaisir. Différentes demoiselles des quadrilles, à la tête desquelles était mademoiselle Guimard, ont entouré le poète qui n’était point masqué, et, sans dire gare, sont tombées sur lui à coups de poing, à qui mieux mieux. En vain le pauvre diable, qui n’osait se revancher, demandait pourquoi ou le tourmentait ainsi ? « Pourquoi as-tu fait un méchant opéra ? » lui répondait-on en chorus. Et les coups de pleuvoir de nouveau sur lui comme grêle. Cette farce, assez bête, a attiré tous les spectateurs, et n’en fut pas moins désagréable pour le sieur Poinsinet, qui a eu beaucoup de peine a s’échapper, roué, moulu de coups, maudissant sa gloire, et sentant combien une grande réputation est à charge.

5. — Il s’est répandu depuis quelque temps un livre sur l’origine et la propriété des biens ecclésiastiques[2]. On l’attribue à M. le marquis de Puységur, lieutenant-général des armées du roi. Il a fait grand bruit par la nouveauté des systèmes de l’auteur. Il y prétend spécialement que les biens ecclésiastiques ne sont autre chose que des usurpations sur la noblesse ; que c’est mal à propos que le clergé s’intitule le premier ordre de l’État, puisqu’il n’est point un ordre distinct et ne peut l’être, Ces assertions hardies dans ce siècle des paradoxes, ont effrayé le clergé, qui est en mouvement pour faire arrêter et supprimer le livre.

6. — Il se répand une Épître de M. Marmontel à mademoiselle Guimard, trop longue pour être transcrite ici. C’est à l’occasion de l’aumône dont on a parlé[3]. Le poète, qui l’appelle jeune et belle damnée, étale dans cette plaisanterie une gaieté pédantesque. On voit qu’il cherche à faire contre fortune bon cœur. Elle ne cadre nullement avec la componction qu’il devrait avoir, et ne sent point le pénitent gémissant sous les censures ecclésiastiques.

À propos de mademoiselle Guimard, on a oublié de dire que M. de La Borde, le valet de chambre ordinaire du roi, ne contribue pas peu à soutenir le luxe de cette actrice. M. le maréchal prince de Soubise est l’amant honoraire ; le second est l’amant utile, mais modeste, se tenant toujours dans la plus grande réserve, sortant comme les autres, et même avant les autres, des soupers brillans qu’elle donne toutes les semaines, ainsi qu’on a dit.

7. — Un écrit imprimé, portant pour titre : Entretien sur l’assemblée des États de Bretagne, en 1766, a été dénoncé, vendredi 5, au Parlement, et il a été ordonné qu’il serait communiqué au procureur-général du roi pour donner ses conclusions[4].

9. — Dans l’assemblée de la Faculté de Théologie du 3 de ce mois, il a été fait lecture d’une lettre de M. le comte de Saint-Florentin au syndic, pour lui dire que l’intention du roi était toujours qu’il ne fût plus parlé de délibéré en rien sur la conclusion de la Censure de Bélisaire. Malgré cette lettre et les défenses de la part du roi, la Faculté continue à s’occuper de cet objet dans des assemblées particulières. Elle n’est pas contente du mandement de M. l’archevêque. Elle reproche à son tour à ce prélat, ou à ceux qui ont fait son Mandement, de ne s’être pas expliqué nettement sur la matière traitée, dans la conclusion de la Censure de Bélisaire, par cette même Faculté.

M. l’archevêque, échauffé par les dévots, s’est plaint au Gouvernement de l’audace avec laquelle le sieur Favart a osé traduire sur le théâtre de la Comédie Italienne un sujet de l’Écriture sainte[5]. Il a demandé suppression de ce drame, tant à la représentation qu’à la lecture. On en a suspendu la vente. Quant au premier point, la pièce va encore et la chose est restée indécise.

11. — M. l’abbé Barthélemy est fort scandalisé d’une farce jouée au bal, qui est une espèce d’épigramme en action contre lui. Un grand homme maigre, sec, dégingandé comme cet abbé, s’est présenté devant l’assemblée, masqué en Suisse, avec une calotte et un manteau noir : « Qu’est-ce que cela, beau masque ? De quel état êtes-vous ? abbé ou Suisse ? — L’un et l’autre, tout ce qu’on voudra, pourvu que cela me rende trente mille livres de rentes[6]. » On prétend que M. le duc de Choiseul est irrité de cette critique, et voudrait découvrir le plaisant.

12. — Une pièce en un acte et en prose de M. Rochon, intitulée les Valets maîtres de la maison, ou le Tour de Carnaval, a été jouée aujourd’hui. Ce n’est qu’une farce établie sur un fond trivial. Rien de piquant dans l’intrigue, ni dans le style. Le seul caractère assez plaisant est celui de Préville, qui a quelquefois des saillies heureuses, une critique fine, très-disparate avec le gros sel dont est saupoudré le reste du drame. On raconte, à propos de cette comédie, un tour d’escroc arrivé récemment, et qui serait beaucoup plus amusant s’il était ajusté au théâtre. Quatre grivois, voulant faire franche lippée, vont chez Aubry et se font donner une chère en gras qu‘ils n’avaient point envie de payer. Après le repas on demande la carte. Le garçon vient ; on commence par lui donner un écu pour boire ; ensuite grande contestation à qui sera l’Amphitryon de la fête. Chacun veut défrayer ses camarades. Enfin, l’un d’eux s’écrie : « Messieurs, nous ne finirions pas, donnons le choix au hasard ; habillons ce garçon en Colin-maillard ; tenons-nous chacun à un coin de la chambre, et celui qu’il touchera de son plein gré sera le payant. » Le garçon admire leur générosité et leur gaieté. On lui bande les yeux, puis s’éclipse l’un après l’autre et emporte ce qu’il trouve d’argenterie. Cependant le garçon se démenait un andabate ; il se lasse enfin ; il crie, il appelle ; le maître monte ; le premier le saisit par le bras comme celui qui devait payer ; le maître ne sait ce que cela veut dire ; il croit son garçon fou ; bref, le tour s’éclaircit, et le traiteur en est pour son repas, ses couverts, etc.

13. — Outre l’Almanach des Spectacles, intitulé les Spectacles de Paris, les intendans des Menus-Plaisirs font imprimer, par ordre des gentilshommes de la chambre, un autre almanach, qui a pour titre : État actuel de la musique du roi et des trois spectacles de Paris. C’est le sieur Vente, libraire, qui a ce privilège, et le livre n’est soumis à aucune inspection de police. Il s’est adressé au sieur Poinsinet pour faire l’article historique de la Comédie Italienne, c’est-à-dire une notice ou espèce d’avertissement concernant ce spectacle. Cet auteur l’a traîné en longueur jusqu’à la veille du jour de l’an, et dans un moment où il le savait à Versailles, il a envoyé le morceau. Le prote et autres garçons, très-pressés et instruits de l’attente du libraire, se sont mis tout de suite en besogne, et l’on a porté l’almanach en présent, suivant l’usage, aux acteurs de chaque Comédie. Ceux de la Comédie Italienne ont été surpris de s’y voir très-maltraités, et d’y trouver un éloge complet du petit auteur ; ils s’en sont plaints à M. le duc de Duras. On a arrêté la vente de l’almanach, et l’on a été obligé de mettre un carton pour corriger l’impertinence du sieur Poinsinet. Le premier exemplaire est devenu très-rare et fort cher.

15. — De tous les scandaleux écrits qui ont paru jusqu’à ce jour, aucun ne méritait plus l’anathème des sages maîtres que celui qu’on vient d’imprimer sous ce titre : le Catéchumène. L’auteur, qui se cache, y rassemble en trente-quatre pages in-12 d’impression, sous une fiction ingénieuse, tout le sel de la plus coupable plaisanterie. On ne peut pas pousser plus loin l’ironie et le sarcasme sur les matières les moins faites pour en être l’objet. On ne doute pas que cet ouvrage soit de M. de Voltaire[7].

16. — Un cordonnier de femme, nommé Charpentier, fait aujourd’hui le second tome de M. André, perruquier si fameux, il y a quelques années, par sa pièce du Tremblement de terre de Lisbonne. Celui-là ne compose point encore, mais joue des comédies chez lui, entre autres Zaïre, où il exécute le rôle d’Orosmane. Cette parade fait l’histoire du jour dans ce pays de modes et d’oisiveté, surtout depuis que le duc de Chartres y a assisté avec d’autres seigneurs de la cour. Ce prince y est allé à six chevaux, et c’est à qui aura des billets pour ce spectacle burlesque.

17. — M. Poinsinet ne joue pas toujours un rôle passif ; il attaque à son tour, et vient de s’escrimer contre M. Marmontel, qu’il plaisante sur son Épître à mademoiselle Guimard[8]. C’est une espèce de lettre en vers, où il reproche à ce philosophe de louer l’action de cette demoiselle, comme si elle était extraordinaire parmi les filles de son état, qu’il trouve aussi susceptibles d’humanité que les autres. Il le blâme ensuite de prétendre qu’un théologien ait nécessairement un cœur de bronze. Cette facétie est trouvée par bien des gens plus légère que celle de M. Marmontel.

19. — Le sieur Sédaine va bientôt paraître en justice pour une anecdote qui ne lui fait point honneur, quelque bon que son procès paraisse au fond et dans la forme. On a parlé[9] de son mariage, exécuté l’année dernière et de la réclamation des héritiers de madame Le Comte morte de chagrin. L’ingratitude de ce poète maçon a contribué autant que la jalousie à faire périr cette femme de douleur. Elle avait fait donation au sieur Sédaine d’une maison ayant trois corps-de-logis, bon et excellent bien. On prétend qu’il voulut, dès qu’il fut marié, la mettre à exécution et faire sortir cette bonne femme de chez elle. Cette scène, renouvelée du Tartuffe, est un des moyens que font valoir les héritiers pour rentrer en possession du bien, et faire casser une donation qu’ils regardent comme le fruit de la séduction et de l’obsession.

20. — Le sieur Auger a débuté hier par le rôle de Huascar de la tragédie des Illinois. Il y avait une affluence de monde prodigieuse. Cet acteur n’a pas vu tout le succès qu’il se promettait. On ne lui a trouve ni la chaleur ni la noblesse nécessaires pour un pareil rôle. Il a cependant été applaudi, surtout dans un endroit où ayant mal débité deux vers qui l’ont fait huer, il n’a point perdu la tête, les a recommencés avec une autre inflexion de voix, et a entraîné les suffrages.

21. — L’Homme aux quarante écus est une nouvelle brochure de M. de Voltaire, où il prétend démontrer d’abord l’absurdité des faiseurs de projets qui voudraient n’établir qu’un impôt unique. Cette critique tombe sur la Richesse de l’État[10] et sur le livre de M. de La Rivière[11]. Il enveloppe ensuite dans ses sarcasmes les deux sectes des économistes et des commercans. Il traite après différentes matières, qu’il passe en revue avec assez peu d’adresse. Il n’est pas jusqu’à la v… qui n’y trouve sa place et son chapitre. Cette facétie n’est point amusante comme les autres ; elle n’a ni grâce ni légèreté. Fréron, Nonotte et tous les autres plastrons ordinaires des railleries et des injures de M. de Voltaire reparaissent encore sur la scène. Cela devient fastidieux jusqu’à la nausée.

22. — On ne parle plus de l’affaire du sieur Poinsinet[12]. On assure pourtant qu’elle se poursuit toujours par les voies ordinaires de la justice. Des gens prétendent même qu’il y aura un mémoire, non par l’avocat Vermeille, mais par Palissot, auquel cas il sera plus méchant que plaisant. D’ailleurs il est à craindre qu’il ne vienne trop tard.

25. — M. l’abbé Bandeau, secrétaire de la société des Économistes et rédacteur de leur journal, appelé les Éphémérides du citoyen, va en Pologne, où on lui fait avoir une prévôté royale, bon et excellent bénéfice. On prétend que le monarque, d’ailleurs, est bien aise d’avoir ses conseils pour la législation, dont il doit devenir maître incessamment ; auquel cas il veut mettre en pratique les principes essentiels de la société politique. En un mot, cet abbé va être le pendant de M. de La Rivière en Russie. Les gens de Paris, qui ont vu de près ces modernes Solons, rient bien de voir associés au gouvernement des États ces philosophes cyniques, qui ne savent pas gouverner leur ménage. On reproche entre autres choses à M. de la Rivière d’avoir un femme qu’il tient éloignée de lui, et pour laquelle il a les plus mauvaises manières.

26. — Le Triomphe de la probité, comédie en deux actes et en prose, imitée de l’Avocat, comédie de Goldoni. Madame Benoît est auteur de ce drame. La pièce est conduite sagement et écrite avec facilité. On désirerait plus d’art dans le tissu de l’intrigue et plus de force dans les caractères.

28. — L’inépuisable auteur du Siècle de Louis XIV vient de donner, sous le nom de Josias Rossette, ministre du saint Évangile, un Sermon prêché à Bâle le premier jour de l’an 1768. Cet écrit très-agréable à lire, roule sur l’esprit de tolérance qui commence à se répandre de proche en proche. L’impératrice des Russies y est célébrée avec un faste, un enthousiasme fort à la mode chez la secte encyclopédique. Le roi de Pologne y est aussi prôné. Il est fâcheux que l’auteur, après avoir débuté d’une façon grave et imposante, ne puisse soutenir le même ton, et revienne aux mauvaises plaisanteries qu’il a remâchées cent fois contre la religion, qui peuvent faire rire dans un ouvrage ad hoc, mais sont toujours déplacées dans un discours sérieux.

  1. En réponse à celle qu’on a vue au 4 octobre 1767, Piron répliqua par celle-ci :

    Vieil apprentif, soyez mieux avisé
    Une autre fois, et nous crîrons merveille :
    Tirez plus droit où vous aurez visé,
    Sinon aurez du sifflet par l’oreille.
    Ô le plus grand de tous les étourdis !
    Vit-on jamais balourdise pareille !
    En séparant les élus des maudits,
    Vous envoyez, par des raisons palpables,
    Votre ennemi Piron en paradis,
    Et votre ami Voltaire à tous les diables.

    — R.
  2. Discussion intéressante sur la prétention du clergé d’être le premier ordre d’un État. La Haye (Paris), 1767, in-12. — R.
  3. V. 24 janvier 1768. — R.
  4. Cet écrit fut supprimé par arrêt du Parlement du 9 février. — R.
  5. V. 27 janvier 1768. — R.
  6. V. 19 janvier 1768. — R.
  7. Il est de Borde de Lyon. — R.
  8. V. 6 février 1768, — R.
  9. V. 18 mai 1767. — R.
  10. V. 31 mai 1763. — R.
  11. Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Paris, 1767, in-4°, et 2 vol. in-12. — R.
  12. V. 27 décembre 1767. — R.