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Mémoires secrets de Bachaumont/1768/Octobre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 336-354).
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Octobre 1768

Ier Octobre. — Antoine-Jacques Roustan, pasteur suisse à Londres, s’est avisé de publier un ouvrage qui a pour titre : Lettres sur l’état présent du Christianisme. il n’a pu résister à la rage de mordre M. de Voltaire. Tout théologien croit lui devoir au moins un coup de dent en passant. Celui-ci, d’ailleurs, était personnellement en reste avec lui[1]. Le philosophe de Ferney n’a pas tardé a prendre sa revanche. Il vient de publier une petite brochure de prés de trente pages, sous le nom de Remontrances du Corps des Pasteurs du Gévaudan à Antoine-Jacques Roustan. Il ne paraît point en champ clos comme le premier, armé de toute l’armure scolastique, et cherchant à écraser son adversaire sous le poids de son érudition ; mais il voltige autour de lui, il le harcéle légèrement, il le couvre de ses sarcasmes, et le laisse en cet état exposé à la risée publique.

2. — On a exécuté ces jours-ci un arrêt du Parlement, qui condamne Jean-Baptiste Josserand, garçon épicier, Jean Lecuyer, brocanteur, et Marie Suisse, femme dudit Lecuyer, au carcan pendant trois jours consécutifs ; condamne, en outre, ledit Josserand à la marque et aux galères pendant neuf ans, ledit Lecuyer aussi à la marque et aux galères pendant cinq ans, et ladite Marie Suisse à être renfermée pendant cinq ans dans la maison de force de l’Hôpital général, pour avoir vendu des livres contraires aux bonnes mœurs et a la religion. Ces livres sont : le Christianisme dévoilé, l’Homme aux quarante écus, Éricie ou la Vestale, lesquels ont été lacérés et brûlés par l’exécuteur de la haute justice, lors de l’exécution des coupables. On s’est récrié contre la sévérité d’un pareil arrêt, qu’on attribue à M. de Saint-Fargeau, président de la chambre des vacations, homme dur et inflexible, et dont le jansénisme rigoureux n’admet aucune tolérance[2].

3. — Le 30 du mois dernier, les prévôts et échevins de la ville de Paris ont fait célébrer, dans l’église de Saint-Jean en Gréve, un service pour le repos de l’âme de la reine. Cette cérémonie a été exécutée avec une pompe presque égale à celle du service fait à Notre-Dame. Le curé de cette paroisse a prononcé l’oraison, supérieure a celles de M. l’évêque du Puy et de M. l’ancien évêque de Troyes.

4. — Sa Majesté, qui n’avait point honoré M. Bouret de sa visite pendant tout le temps que le dérangement des affaires de ce financier l’avait mis dans le cas de suspendre les travaux du fameux Pavillon du Roi, n’a pu se refuser cette année aux désirs de ce serviteur si jaloux des regards de son auguste protecteur. Le roi est allé un instant, le mercredi 28 septembre, visiter ce fameux bâtiment. Il l’a trouvé augmenté de plusieurs choses curieuses, mais surtout de sa statue, dont on a parlé il y a quelque temps, et qui est exécutée, en marbre, par le sieur Tassard. Ce qui a le plus flatté Sa Majesté, ce sont deux vers inscrits au bas, composés par le sieur Bouret même[3] dans l’enthousiasme heureux de son amour et de sa reconnaissance. Ils caractérisent à merveille les vertus du maître, et le zèle tendre du sujet. Ils sont dignes de passer à la postérité la plus reculée, et valent sans doute toutes les légendes qu’aurait pu enfanter l’Académie des Belles-Lettres. Les voici :

Juste, simple, modeste, au-dessus des grandeurs,
Au-dessus de l’éloge, il ne veut que nos cœurs.

5. — Un plaisant s’est égayé au sujet de l’inscription que les directeurs ont demandée pour la nouvelle salle d’Opéra. Il en a fait une qui ne sera sûrement pas adoptée ; mais elle est piquante et mérite d’être transmise au public :

Ici, les dieux du temps jadis
Renouvellent leurs liturgies :
Vénus y forme des Laïs,
Mercure y dresse des Sosies.

6. — On a pu voir dans plusieurs papiers publics la découverte faite sur des colimaçons auxquels on a coupé la tête qui leur est revenue quelques jours après. M. de Voltaire vient de répandre à cette occasion un petit pamphlet ayant pour titre : les Colimaçons du Révérend Père L’Escarbotier, par la grâce de Dieu capucin indigne, prédicateur ordinaire et cuisinier du grand couvent de la ville de Clermont en Auvergne, au Révérend Père Elie, Carme chaussé, docteur en théologie. Ce bavardage est une rapsodie sur quantité de faits et de systèmes de physique que l’auteur entasse et discute. Cette première pièce est suivie de plusieurs autres du même genre, dans lesquelles on remarque une érudition superficielle, mais dont il a l’adresse de se parer, et qui peut en imposer aux lecteurs frivoles. Le tout est assaisonné de plaisanteries bonnes et mauvaises, mais qui acquièrent un grand mérite par le nom du critique. Cette facétie, qu’on a accouplée a la brochure intitulée les Droits des hommes et les Usurpations des papes, n’est pas, à beaucoup près, de la même force, ni pour l’intérêt, ni pour le sarcasme, ni pour le style.

7. — On a déjà parlé d’une critique amère de l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France, du président Hainault[4], insérée dans des réflexions sur l’Histoire de Henri IV, par M. de Bury, et l’on n’a point dissimulé à qui l’on attribuait cette cruauté littéraire. Les amis du vieux président n’ont eu garde de lui parler d’une telle perfidie ; ils ont même évité avec soin de laisser tomber cette nouveauté sous ses mains. L’auteur, M. de Voltaire, qui se repent souvent le soir de ce qu’il a fait le matin, et qui depuis long-temps est accoutumé à désavouer de sa main gauche ce qu’il a écrit de la main droite, s’est cru obligé d’écrire au président Hainault une lettre d’excuse, où, avec son persiflage ordinaire, il fait la filiation de cette œuvre de ténébres qu’il renie. Toute la sagesse des amis du magistrat a été confondue par cette étourderie ; il a fallu montrer l’ouvrage, et adoucir, comme on a pu, cette censure, d’autant plus sensible, qu’elle est d’une vérité a laquelle les partisans même de l’historien ne peuvent résister.

8. — Bien des gens ont été étonnés de la dureté avec laquelle on a sévi contre les colporteurs flétris dernièrement par arrêt du Parlement, surtout vu l’énoncé des livres prohibés qu’on les accusait d’avoir vendus. Les gens au fait prétendent que leur grand grief est d’avoir distribué un libelle qu’on a craint de nommer dans un arrêt, quoiqu’il ait été annoncé, il y a plus d’un an, dans des gazettes étrangères. C’est le pamphlet intitulé : les Sabbatines et les Florentines[5]. Le titre seul prouve combien ils étaient coupables, et justifie l’austérité des magistrats aux yeux des gens au fait de l’énormité des crimes politiques.

9. — Les Droits des hommes et les Usurpations des papes, traduction prétendue de l’italien, datée de Padoue le 24 juin 1768. L’auteur rapproche dans un court espace le tableau des usurpations de la cour de Rome. Il fait voir que ce qu’on appelle le patrimoine du Saint-Père, que les droits du pape sur Naples et sur la Sicile, que le duché de Ferrare, que Castro et Ronciglione, qu’en un mot tout ce que possède le Saint-Siège, ne sont que les fruits de la fraude et de la violence. On accumule dans ce mémoire formidable les moyens de toute espèce qu’ont mis en usage tant de pontifes, f’humble mémoire, pour étendre leur domination, et l’on y trouve des forfaits nouveaux dont l’atrocité semblait leur être réservée. Le lecteur indigné serait tenté de rejeter et de fouler aux pieds un pareil libelle, s’il n’était malheureusement qu’un extrait succinct de tout ce qu’on trouve épars dans l’histoire. On sent qu’un pareil ouvrage était digne de la plume de M. de Voltaire. Aussi l’y reconnaît-on facilement. On ne peut qu’admirer l’art avec lequel ce grand historien sait égayer cette terrible matière, et rapprocher quantité d’anecdotes également rares et curieuses.

10. — M. l’abbé d’Olivet, de l’Académie Française, tombé en apoplexie-paralysie, il y a deux mois, et qui, malgré son age de quatre-vingt-sept ans, a lutté depuis ce temps contre la mort, vient enfin de succomber après cette belle défense. Ce personnage, vraiment académique, est une perte d’autant plus grande, qu’il travaillait dans un genre peu à la mode aujourd’hui et qu’on semble mépriser. Ses traductions de Cicéron, regardées comme un chef-d’œuvre dans leur espèce, lui procureront une gloire, sinon brillante, du moins solide et durable, chez la postérité qui en recueillera les avantages. Quant à la partie grammaticale de ce savant, quoiqu’il n’approchât pas de la métaphysique lumineuse des Girard et des Dumarsais, il avait sur cette matière un génie de discussion pur, exact et correct. En général, il avait plus de bon sens et de précision que de finesse et de légèreté. Il ne manquait pourtant pas d’un certain esprit ; mais surtout il avait une mémoire prodigieuse, qui le servait à propos et le faisait briller avec celui des autres au défaut du sien.

11. — M. Bernard, secrétaire du gouverneur de Choisi, et appelé, par excellence, le Gentil-Bernard, nom que lui a donné M. de Voltaire et qui lui est resté, a obtenu du Gouvernement un terrain qu’il a approprié avec beaucoup de goût et d’élégance. Il a fait des devises en vers pour toutes les pièces de cette agréable maison. En voici deux qui paraissent les meilleures et les plus propres a caractériser les mœurs et le goût du maître. Au-dessus d’une glacière il a fait arranger une espèce de Parnasse, et a écrit au bas le quatrain suivant :

Sous cette voûte souterraine
Les cœurs froids, les auteurs glacés
Sont avec la neige entassés ;
Et ma glacière est toujours pleine.

Au-dessus d’un boudoir délicieux il a mis :

Habitons ce petit espace,
Assez grand pour tous nos souhaits :
Le bonheur tient si peu de place,
Et ce dieu n’en change jamais.

Tout le reste répond à cette aimable philosophie, et fait de ce séjour un lieu riant et voluptueux.

12. — M. l’abbé d’Olivet a été enterré dimanche 8, et le mercredi 11 son testament avait été ouvert, lu et exécuté. Il laisse à son neveu, président à mortier au Parlement de Franche-Comté et son légataire universel, quatre-vingts actions des fermes, pour cinquante mille écus de terres, plus de trente mille francs d’arrérages, deux cent cinquante louis en argent comptant, trois cent cinquante marcs de vaisselle d’argent, une très-belle bibliothèque et des meubles de peu de valeur, etc. Cette succession paraît fort honnête pour celle d’un homme de lettres.

13. — Extrait d’une lettre de Ferney, du 30 décembre.

« Rassurez-vous, Monsieur, sur les inquiétudes que vous avez à l’égard de M. de Voltaire. Ce grand homme, accoutumé a dire qu’il se meurt depuis plus de cinquante ans, se porte à merveille. Il se plaint d’être sourd et aveugle. Le fait est qu’il lit encore sans lunettes et qu’il a l’ouïe très-fine. Il est sec et ingambe : il est peu courbé. Le jour que j’ai eu l’honneur de le voir, il avait de gros souliers, des bas blancs roulés, une perruque naissante, des manchettes d’entoilage qui lui enveloppaient toute la main, une robe de chambre de Perse. Il nous fit beaucoup d’excuses de n’être point habillé : mais il n’est jamais autrement. Il parut a l’entremets. On avait réservé un grand fauteuil a bras, ou cet illustre vieillard se mit, et mangea rondement des légumes, des piéces de four, des fruits, etc. Il pétilla d’esprit. On pourrait lui reprocher d’être trop emphatique, et de n’avoir point dans la conversation ce ton cavalier qui caractérise si bien le style de ses écrits. Après le dîner, il nous mena dans sa bibliothèque, très-vaste, très-nombreuse et très-belle. Il nous lut des passages de livres rares sur la religion, c’est-à-dire contre la religion, car c’est aujourd’hui sa manie : il revient sans cesse sur cette matière. Il joua aux échecs avec le Père Adam, qui, sans être le premier homme du monde, est assez Jésuite pour se laisser perdre : M. de Voltaire ne lui pardonnerait pas de le gagner. On fit ensuite de petits jeux d’esprit ; puis on se mit a dire des histoires de voleurs. Chaque dame ayant conté la sienne, on engagea M. de Voltaire à avoir son tour. Il commença ainsi : « Mesdames, il était un jour un fermier-général… Ma foi, j’ai oublié le reste. » Nous le laissâmes après cette épigramme, la meilleure sûrement qu’il ait faite de la journée. » 14. — Extrait d’une lettre de Fontainebleau, du 10 octobre.

« Le bruit avait couru ici que M. de Voltaire était décédé. Il avait pris tellement faveur que la cour paraissait croire cette nouvelle. On l’a inféré du propos de M. le comte d’Artois. Ce prince a son dîner, parlant de cet événement, a dit : « Il est mort un grand homme et un grand coquin[6]. » Les ennemis de M. de Voltaire ont saisi avidement cette phrase, et l’ont répandue avec profusion. Effectivement, il est aisé d’en conclure quelle est sa réputation auprès de ceux qui ont l’honneur d’être chargés de l’éducation des Enfans de France. Quoi qu’il en soit, la nouvelle est absolument fausse et destituée de fondement. La Providence laisse encore a ce philosophe incrédule le temps de se repentir et de mériter un éloge funéraire plus flatteur. »

15. — Depuis quelque temps il court ici une chanson intitulée : la Bourbonnaise, qui a été répandue avec une rapidité peu commune. Quoique les paroles en soient fort plates, que l’air soit on ne peut plus niais, elle est parvenue jusqu’aux extrémités de la France. Elle se chante jusque dans les villages, et l’on ne peut se transporter nulle part sans l’entendre. Les gens qui raffinent sur tout, ont prétendu que c’était un vaudeville satirique, sur une certaine fille rien[7], parvenue, de l’état le plus crapuleux, à jouer un rôle et à faire une sorte de figure à la cour. Il est certain qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans l’affectation à la divulguer si généralement, une intention décidée de jeter un ridicule odieux sur celle qu’elle regarde. Les gens a anecdotes n’ont pas manqué de la recueillir et d’en grossir leur porte-feuille, avec tous les commentaires nécessaires pour son intelligence, et capables de la rendre précieuse pour la postérité.

16. — Il paraît une réponse à la plaisanterie des colimaçons de M. de Voltaire. Elle a pour titre : Réponse d’un compagnon de Pierre Fort, au philosophe de Saint-Flour, Capucin et cuisinier, sur les coquilles et bien d’autres choses. L’auteur, qui ne se nomme pas, traite didactiquement et sérieusement la matière. Ce lourd champion, armé de toutes pièces, voudrait écraser de son poids son adversaire, dont la légèreté et la gaieté trouvent infiniment plus de prosélytes que toute cette pesante érudition.

18. — M. l’abbé Morellet est connu dans la république des lettres par plusieurs ouvrages, et très-particulièrement par la rédaction du Dictionnaire de Commerce de Savary, qu’il veut présenter sous un jour nouveau. Il y travaille depuis long-temps, et sera, à ce qu’on espère, bientôt en état de le produire. On voit avec plaisir la fortune accueillir ce savant, et le mettre au rang de ses favoris qui prouvent qu’elle n’est pas toujours aveugle. Il vient d’être désigné pour remplacer un nommé Le Grand dans les fonctions de secrétaire-général du commerce.

19. — Le jeudi, 13 octobre, les Comédiens Italiens ordinaires du roi ont joué la première représentation de la Meunière de Gentilly, comédie nouvelle en un acte, mêlée d’ariettes. Cette production, de deux gens de cour, avait sans doute été donnée pour essai. On a voulu juger si elle mériterait d’être présentée au roi de Danemark. On ne sait si elle conviendra à cette Majesté, mais le public a semblé ne la pas trouver digne de lui. L’auteur de la musique se nomme, et est connu de tout le monde. C’est M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, amateur aussi distingué qu’auteur médiocre. Quant aux paroles, on les attribue au sieur Le Monnier, secrétaire de M. le comte de Maillebois, sous le nom duquel ont déjà paru au théâtre, le Cadi dupé et le Maître en droit, que les gens au fait des anecdotes savent être de son maître. On serait tenté de laisser ce drame-ci au prête-nom, comme indigne des deux autres. L’esprit et le goût des lettres est héréditaire dans la famille de Maillebois. On a déjà parlé[8] de M. le baron de Châteauneuf, oncle de celui-ci, qui, dans un âge très-avancé, cueille encore des fleurs sur le Parnasse. Son neveu marche sur ses traces, et ne pouvant, dans la paix, ceindre les lauriers de Mars, se couronne de ceux d’Apollon.

20. — M. l’abbé de Langeac, cet Alexandre littéraire, dont la vaste ambition voudrait, dès l’age le plus tendre, envahir toutes les couronnes académiques, vient de faire imprimer un Éloge de Corneille, qui a concouru pour le prix de l’Académie de Rouen. Ce discours en prose n’annonce pas encore dans ce jeune candidat un orateur plus grand que le poéte. Il est décousu, sans cohérence dans le plan, sans suite et sans-progression dans les idées. Le style en est dur, boursouflé, plein d’images gigantesques et puériles. Il paraît que l’Académie de Rouen a eu plus de pudeur que Académie Française, et n’a pas osé couronner cette médiocre production. Il est fâcheux que les journalistes adulent à l’envi M. de Langeac, et étouffent le peu de talens qu’il pourrait avoir.

M. l’abbé Baudeau, prévôt mitré de Widziuneski, économiste infatigable, dévore d’un feu patriotique qu’il ne cesse d’exhaler, de communiquer, et dont il voudrait embraser tous ses concitoyens avant de quitter la France, vient de consigner ses derniers sentimens dans une nouvelle brochure qui a pour titre : Avis aux honnêtes gens qui veulent bien faire. Son objet est « de procurer au pauvre peuple des villes et des campagnes de meilleur pain, a meilleur marché, sans être obligé d’y rien perdre, et même sans se donner beaucoup de peine. »

21. — Homélie du pasteur Bourn, prêchée a Londres le jour de la Pentecôte ; mdcclxviii. Tel est le titre d’un nouveau sermon de M. de Voltaire, qui, comme tous les sermonneurs du monde, répète ce qui a été dit mille fois, non par les Bourdaloue, les Massillon, etc., mais par les Bayle, les Fréret, les Boulanger et autres docteurs de l’incrédulité. Celui-ci est spécialement dirigé contre la morale de Jésus-Christ, dont l’auteur infirme les principes. Ce sermon, qui, dans sa brièveté, résume de très-gros in-folio, n’en sera que plus couru et conséquemment plus dangereux. On ne peut que déplorer le malheureux talent de M. de Voltaire, d’extraire si agréablement les plus ennuyeuses productions, et de rendre délicieux les poisons les plus abominables.

La suite est un Fragment prétendu d’une lettre du lord Bolingbrocke, dans laquelle il fait sentir l’insuffisance de la superstition pour gouverner les États. Ceci n’est qu’une digression rapide sur cette matière, déjà traitée au long dans les Lettres a Eugénie[9], et dans l’Histoire naturelle de la superstition[10] encore mieux, c’est-à-dire plus diaboliquement.

22. — Le roi de Danemark n’a point voulu se montrer en public qu’il n’ait vu le roi de France, son frère. En conséquence il a été aujourd’hui à la Comédie Française en petite loge, dans celle de madame de Villeroi. Malgré cet incognito, comme on était prévenu, le public s’est porté en foule à ce spectacle, et tout y était plein de très-bonne heure. Le sieur Le Kain, revenu depuis quelque temps, a joué dans Warwick, tragédie de M. de La Harpe, et a déployé devant le jeune monarque toute la noblesse théâtrale dont il est susceptible.

23. — Tandis que les magistrats et les ministres s’occupent à ramener l’abondance, et à trouver les moyens de procurer au peuple une subsistance à meilleur marché, les économistes continuent a spéculer sur cette importante matière, et à faire des suppositions vagues, qui malheureusement ne nous guérissent de rien. Il paraît une brochure, intitulée : Réponse d’un magistrat du Parlement de Rouen, a la Lettre d’un gentilhomme des États de Languedoc, sur le commerce des blés, des farines et du pain[11]. L’auteur, avant de permettre l’exportation avec toute la liberté possible, voudrait que toutes les provinces adoptassent la méthode de la mouture économique : suivant lui, on gagnerait par là le septième du grain conservé en farine, ce qui donnerait une surabondance de grains bien supérieure à celle qu’on exporterait. On attribue cette nouvelle Lettre à M. l’abbé Baudeau, qui, comme on l’a observé, sans doute pour mieux éclaircir la matière, s’écrit et répond tour a tour. La secte regrette infiniment un citoyen estimable, qui, las d’attendre les grâces de la cour de France, prend enfin le parti d’aller en Pologne jouir du gros bénéfice dont on a parlé. Il espère revenir dans un an pour l’hiver, et recommencer ses instructions sur la science. C’est un terme par lequel messieurs les économistes expriment l’excellence de leurs recherches dogmatiques.

24. — Quelques confrères de M. l’abbé d’Olivet, touchés de sa perte, n’ont pu s’empêcher, dans l’excès de leur douleur, de répandre une anecdote jusqu’ici conservée dans le sein de l’Académie, et qui nous apprend quelle est la cause de sa mort. Dans la séance où il fut décidé que la pièce de M. l’abbé de Langeac aurait le prix, cet académicien, qui n’avait rien à ménager à son âge, s’opposa à une préférence qui, selon lui, déshonorait l’Académie. Il fit sentir combien le public se récrierait contre un tel choix, et s’armant de l’éloquence de l’orateur romain dont il était pénétré[12], il pérora longuement pour ramener ses confrères a un jugement plus impartial. Ce fut inutilement : c’était un parti pris ; il n’eut que peu de partisans. MM. d’Alembert et Duclos le traitèrent durement, l’appelèrent radoteur, et renouvelèrent enfin une scène de halle telle qu’il en avait déjà eu une avec ce dernier confrère, il y a quelques mois ; mais n’ayant pas le sang aussi bouillant, il fut saisi vivement de ces apostrophes injurieuses ; il fut frappé à mort dès l’instant, et tomba en apoplexie dès le soir même.

26. — Le Marseillais et le Lion, fable en vers, avec un petit avertissement, où l’on prétend que cet opuscule est de M. de Saint-Didier, auteur d’un poème ignoré, intitulé : Clovis. À cette petite ruse et à ce persiflage on reconnait M. de Voltaire ; mais encore mieux à l’ouvrage même où ce grand poète se retrouve tout entier. Rien de plus philosophique et de plus mâle. Dans ce dialogue l’homme prétend établir sa supériorité sur les bêtes, et il est obligé de reconnaître à chaque réponse son infériorité. L’auteur prouve que le droit du plus fort est le seul droit de la nature, et il embellit son raisonnement de toutes les richesses de la plus brillante poésie. Il est dommage que M. de Voltaire, trop indulgent à son génie caustique, y ait joint quantité de notes peu convenables à un ouvrage aussi grave, ou il s’efforce de faire rire le lecteur par le ridicule qu’il jette à son ordinaire sur des passages de l’Écriture sainte.

27. — Les curieux ont tenu un journal exact de la marche et des propos du roi de Danemark, qui marque beaucoup d’esprit dans ses réponses. Les circonstances les plus essentielles de cet itinéraire sont celles de son entrevue avec le roi. Après être descendu au chateau à l’appartement de feu madame la Dauphine, et le roi étant prêt à recevoir ce monarque, Sa Majesté Danoise se rendit dans le cabinet du roi. Elle était accompagnée des ministres, des seigneurs de sa suite, du duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre du roi, et du duc de Choiseul, ministre et secrétaire d’État, ayant le département des affaires étrangères. Il y avait deux fauteuils dans le cabinet du roi. Les premiers complimens faits, le roi pressa son frère de s’asseoir : il s’en défendit, et demanda à rester debout. Il renouvela de vive voix sa satisfaction de voir le plus grand potentat de l’Europe. Le roi, de son côté, témoigna qu’il regardait cette époque comme remarquable dans son règne ; qu’il se ressouvenait très-bien avoir vu le Czar à sa cour, quoiqu’il n’eut alors que sept ans, et que cette réception ne lui serait pas moins flatteuse. Ensuite Sa Majesté Danoise ayant demandé à aller chez monseigneur le Dauphin, s’y rendit vers les huit heures, et alla souper avec le roi. Les deux monarques avaient avec eux vingt-quatre dames de la cour, les plus brillantes et les plus choisies. Sa Majesté Danoise déclara qu’elle n’avait jamais vu réunis tant de grâces et tant de charmes. Le lendemain M. le duc de Choiseul lui donna à souper, et le surlendemain elle mangea encore avec le roi. Le jeudi, étant repartie pour Paris, M. le duc de Duras fit jouer chez lui, devant elle, la pièce de la Partie de Chasse de Henri IV. Tous les jours on executera aux différens spectacles les drames que demandera cette Majesté, et sur l’affiche on mettra : Par ordre.

Entre les bons mots de ce monarque, on en cite un qui indique la vivacité de ses réponses et sa facilité pour les saillies. Dans son passage par la Hollande, un seigneur de ce pays-là lui présenta une généalogie par laquelle il prétendait lui appartenir. « Mon cousin, lui dit le roi, je suis ici incognito, faites de même. », Dans son entrevue avec le roi, Sa Majesté, en parlant de la disproportion d’âge qui était entre eux, lui dit : « Je serais votre grand-père. — C’est ce qui manque à mon bonheur, » répondit avec effusion Sa Majesté Danoise. On ne peut omettre encore un mot de Louis XV, qui indique toute la sensibilité de son âme et combien il aime ses peuples. Le roi de Danemark, après avoir visité toute la famille royale, dit au roi, qui parlait des pertes qu’il avait faites, que la famille nombreuse qui lui restait était un dédommagement bien précieux : « J’en ai une bien plus nombreuse encore, qui ferait vraiment ma félicité, si elle était heureuse. » Paroles remarquables et bien consolantes pour la nation !

Voici à peu près ce qu’on a trouvé de plus essentiel dans ce journal, chargé d’un tas de formules répétées et d’une étiquette fastidieuse.

28. — Madame Du Boccage, connue par les grâces de son esprit et de sa figure, auteur de différens ouvrages, ayant adressé, le 4 de ce mois, des vers à M. de Voltaire, au sujet de la Saint-François, sa fête, ce grand homme, qui n’est jamais en reste, y a répondu par ceux-ci :

Qui parle ainsi de saint François ?
Je crois reconnaître la sainte
Qui de ma retraite, autrefois,
Visita la petite enceinte.
Je crus avoir sainte Vénus,
Sainte Pallas, dans mon village.
Aisément je la reconnus,
Car c’était sainte Du Boccage.
L’Amour même aujourd’hui se plaint
Que dans mon cœur étant fétée,
Elle ne fut que respectée.
Ah ! que je suis un pauvre saint !


29. — M. Gauthier de Mont-d’Orge, trésorier de la chambre aux deniers, vient de mourir des suites d’une apoplexie dont il avait été frappé il y a quelques années, et dont il ne s’était jamais bien relevé. C’était un financier, qui, dans son temps, avait eu des prétentions au bel esprit. On connaît de lui, entre autres choses, le ballet des Talens lyriques et l’Acte de société, deux ouvrages dont le premier surtout a eu beaucoup de succès a l’Opéra, moins sans doute par les paroles de cet auteur, que par la musique de l’immortel Rameau. Dans le répit que lui a laissé sa maladie, il avait épousé une certaine chanoinesse, bâtarde adultérine de M. d’Étioles et de madame de Belvaux, mais qui, par un raffinement de la corruption de nos mœurs, avait trouvé un père et une mère adoptifs. Un gentilhomme pauvre avait eu la bassesse de la reconnaître pour sa fille, et une demoiselle, en s’accouplant à cet homme vil, avait eu l‘infamie de la reconnaître aussi comme procréée avant le mariage. Au reste la jeune personne ne paraît point avoir hérité de tout ce déshonneur, et s’est montrée digne d’une naissance plus illustre. Quoiqu’elle n’ait goûté aucun agrément dans hymen de M. de Mont-d’Orge, absolument paralysé sur tous ses sens, elle s’est conduite envers lui avec toute la noblesse, toute la reconnaissance qu’il avait plus de droit que de raison d’en attendre. Elle ne l’a point quitté dans toutes ses infirmités ; elle ne s’est montrée nulle part, n’a participé à aucun plaisir, et, dans la plus grande jeunesse, s’est comportée avec toute la prudence de la femme la plus raisonnable. Elle est à même de recueillir aujourd’hui les fruits de sa sagesse par plus de cent mille livres de rentes, dont elle se trouve avoir l’usufruit.

30. — Le roi de Danemark ne perd aucun moment dans ce pays-ci, et visite avec le plus grand soin tous les lieux qui peuvent lui présenter des objets dignes de sa curiosité ou de son instruction. Il est allé hier aux Gobelins, il a admiré cette manufacture ; mais, dans les différens ouvrages qu’il a vus, une tenture representant l’histoire d’Esther et d’Assuérus d’après les dessins du fameux Vanloo, a surtout attiré son attention. Ce monarque a été saisi d’étonnement, et dans son admiration il a demandé pour qui était destiné cet ameublement ? « Pour Votre Majesté, » lui a répondu le duc de Duras.

30. — Les Comédiens Italiens ont donné hier la seconde représentation des Sabots, opéra comique en un acte, mêlé d’ariettes, du sieur Sédaine. Ce petit drame naïf, et dans le vrai genre de son auteur, a été joué jeudi devant le roi de Danemark, qui n’a pas goûté extrèmement la musique. Elle est du sieur Duni, et simple comme le sujet. Mais ce monarque, accoutumé a la musique italienne, ne peut se faire à la nôtre. Notre Opéra, par la même raison, a le talent de l’ennuyer, comme tous les étrangers. Les ballets cependant paraissent le frapper davantage, et il sent toute la supériorité de notre chorégraphie.

31. — On continue à s’entretenir du roi de Danemark, dont on admire les réponses ingénieuses. Chacun s’efforce de mériter quelque chose de flatteur de sa part. On s’évertue aussi, et l’on se répand en saillies pour plaire à ce prince aimable. On cite de nouveaux bons mots de ce monarque et de ceux qui ont l’honneur de l’approcher. Nous en choisirons quelques-uns seulement. Dans un souper qu’il fit chez le roi, Sa Majesté lui demanda quel age il donnait à madame de Flavacourt, qui paraissait l’enchanter ? Il répondit trente ans. « Elle en a plus de cinquante, » dit le roi. — « Sire, c’est une preuve qu’on ne vieillit point à votre cour. »

  1. V. 9 février 1765. — R.
  2. V. 8 octobre 1765. — R.
  3. Ces vers sont de Voltaire. Voyez sa lettre du 3 auguste 1768 à M. Bouret. — R.
  4. V. 29 juillet 1768, — R.
  5. V. 26 juillet 1767. — R.
  6. On aime à croire, avec Wagnière, que le comte d’Artois n’a jamais tenu un semblable propos, qu’il serait difficile de concilier avec les marques d’intérêt que ce prince donna plus tard à Voltaire. V. 19 février 1778. — R.
  7. Madame Du Barry. — R.
  8. V. 26 aout 1768, — R.
  9. V. 11 septembre 1768. — R.
  10. V. 22 septembre 1768. — R.
  11. Amsterdam (Paris, Durand), 1768, in-12. — R.
  12. D’Olivet a traduit un grand nombre d’ouvrages de Cicéron. — R.