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Mémoires secrets de Bachaumont/1769/Août

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 22-40).
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Août 1769

1er Aout. — Les Comédiens Français, qui sur l’affiche avaient annoncé l’Iphigénie en Aulide, sans aucune addition qui prévînt le public de l’innovation dont on a parlé, ont cru devoir ouvrir le spectacle par un petit bout de compliment, aussi mal fait que mal débité, où ils ont déclaré que, toujours attentifs à procurer aux spectateurs de plus grands amusemens, ils avaient, dans cette vue, tenté l’essai en question. Cet essai n’a point eu le succès qu’ils s’en promettaient : on a trouvé le spectacle du cinquième acte mesquin, mal amené, invraisemblable, et trop brusqué. On a regretté les beaux vers du récit ordinaire, et les vers de suture du sieur de Saint-Foix ont paru tout-à-fait disparates ; il en a été de même du jeu des acteurs. Les uns ont joué divinement, d’autres à faire mal au cœur. Mademoiselle Dumesnil a fait une sensation si prodigieuse qu’elle a réuni tous les suffrages. Madame Vestris a fait le rôle d’Ériphile avec beaucoup de force et de vérité. Mademoiselle Dubois, parée comme une châsse, a paru plus chercher à se faire belle qu’à être tendre et ingénieuse comme la vraie Iphigénie. L’Achille et l’Agamemnon ont été très-froids, ce qui n’a pas peu contribué à indisposer le public et à lui faire trouver mauvaise la témérité des Comédiens.

— On a levé l’embargo qui était sur le Mémoire de M. de Lauraguais[1], et l’on en continue l’impression. En attendant que le public puisse en jouir, on en a répandu des précis, auxquels l’auteur a joint quelques réflexions sommaires contre l’ouvrage de l’abbé Morellet, qu’il accable de ses sarcasmes. On a de ce seigneur une Lettre à M. le duc de Choiseul sur ces matières, qui mérite d’être lue.

2. — M. de Voltaire, qui trouve sans doute que son Histoire du Parlement ne perce pas assez à son gré et fait encore peu de bruit, la désavoue une seconde fois dans une nouvelle lettre insérée au Mercure de ce mois, et annonce qu’elle est indécente et hardie. Il sent bien que ces qualifications exciteront encore mieux la curiosité des lecteurs, et c’est ce qu’il souhaite ardemment. Le peu de gens qui ont lu ce livre, extrêmement rare encore, disent que ce sont des annales tronquées, décousues, mal digérées ; des lambeaux arrachés de différentes histoires, et de celles même de M. de Voltaire ; qu’en rapportant les faits, presque toujours falsifiés, l’auteur y mêle des réflexions souvent burlesques ou satiriques, mais qu’il ne traite jamais la question de droit ; qu’en un mot, c’est un livre superficiel et qui ne remplit que très-imparfaitement son titre.

3. — La seconde lettre de M. de Voltaire a produit l’effet qu’il en attendait. C’est une fureur pour courir après son Histoire du Parlement de Paris, par M. l’abbé Big…, que des fous achètent jusqu’à six louis. On a tellement châtié les colporteurs, qu’il ne s’en trouve plus qui osent se charger de pareille marchandise, surtout de celle-ci, contre laquelle le Parlement a demandé les prohibitions les plus sévères.

4. — Avant-hier le public s’est encore rendu en foule à la Comédie Française pour voir si le spectacle de l’Iphigénie au cinquième acte serait amélioré et ferait plus d’effet. Mais les Comédiens avaient arrêté entre eux de remettre cette tragédie dans son état ordinaire, et les curieux ont été attrapés, ce qui a mécontenté beaucoup de monde. M. de Saint-Foix, le rédacteur de la tragédie en question, n’est pas moins furieux qu’on lui ait donné le désagrément de la comparaison : il prétend que les Comédiens auraient dû supprimer tout-à-fait pour quelque temps cette Iphigénie, afin qu’on perdît le souvenir de sa tentative, et qu’on se remît tout uniment au courant.

16. — L’Histoire du Parlement de Paris est absolument de M. de Voltaire : c’est sa manière et son style, à ne pouvoir s’y méprendre. La première partie est la meilleure ; elle traite au moins la question, et l’auteur cherche à y démêler l’origine, les progrès et l’essence de cette compagnie. Quoique ces différens points ne soient pas discutés à beaucoup près avec toute la critique et l’érudition qu’ils exigent, le lecteur y entrevoit des lueurs qui peuvent lui donner des indications. Dans la seconde, M. de Voltaire sort presque toujours de son sujet ; il fait des excursions sur différens morceaux de l’histoire qui paraissent prêter davantage à l’intérêt ou à la curiosité, mais qui ne sont que très-indirects à son but. L’ouvrage, comme tous ceux de l’écrivain, est fort agréable par le choix plus que par la vérité des anecdotes, par le ton satirique qui y règne, et par la rapidité superficielle dont tout est manié. Il est à la portée du grand nombre des lecteurs, et sera plus connu que s’il était profond, savant, exact et austère.

7. — Quelque asservie que l’Italie paraisse sous le joug de la superstition et du fanatisme, croyons qu’il est encore dans cette contrée de ces âmes superbes, dignes de leur ancienne origine. On en peut juger par une traduction, qu’on vient de donner en français, d’un livre composé d’abord en italien, ayant pour titre : Projet d’une réforme à faire en Italie, ou Moyens de corriger les abus les plus dangereux et de réformer les lois les plus pernicieuses établies en Italie. La brûlure dont ce livre a été illustré dernièrement dans ces contrées, et tout récemment à Dillingen, en Allemagne, sous la forme d’une traduction allemande, sont de grands préjugés en sa faveur. L’auteur traite du Souverain Pontife et des lois canoniques, de la tolérance en matière de religion, du clergé, des monastères, du culte excessif qu’on rend aux saints, des vies des saints et des livres ascétiques ou de dévotion, de l’usage des Saints Pères, de la théologie, de l’histoire ecclésiastique et du droit canon, de la religion, des biens ecclésiastiques, de quelques moyens généraux pour entreprendre avec succès une réforme en Italie, d’une supplique du peuple romain au Pape pour lui demander le rétablissement de l’agriculture, des arts et du commerce, des lois civiles. On voit par là que la plupart des objets de réforme envisagés par cet écrivain sont communs à toutes les nations et à tous les gouvernemens, et c’est sans doute ce qui a engagé à le publier en différentes langues. Il faut convenir que l’ouvrage pourrait être plus resserré, plus rapide et plus lumineux ; mais s’il est dénué de la profondeur et des grandes vues qui constituent le génie en pareille matière, c’est, d’un autre côté, un catéchisme de politique usuelle et d’autant meilleure qu’elle est à la portée de tous les lecteurs et des souverains les plus bornés qui voudraient le lire. La préface du traducteur français, en dix pages, donne plus à penser que le volume entier du spéculateur italien. Il y a de ces vérités hardies, fondées sur les principes du droit naturel, et que le despotisme et la flatterie ont cherché à étouffer, mais dont heureusement quelques philosophes courageux réclament de temps à autre et consacrent à la postérité les notions imprescriptibles. Le même traducteur a semé l’ouvrage de quelques notes qui ajoutent de l’énergie au texte et lui donnent infiniment plus de vigueur.

9. — On parle beaucoup du Mémoire[2] de M. Necker en réponse à celui de l’abbé Morellet, lu hier à l’assemblée de la Compagnie des Indes. Il a enlevé tous les suffrages, il a paru réunir l’éloquence la plus pathétique et la plus mâle de l’orateur, aux vues les plus profondes et les plus vastes de l’homme d’État.

13. — On rit beaucoup à la cour d’une plaisanterie que s’est permise M. le duc de Choiseul envers M. l’évêque d’Orléans, à un spectacle particulier que donnait chez elle madame la comtesse d’Amblimont. Outre ce ministre et autres seigneurs de la plus grande distinction, il y avait plusieurs prélats. Avant la comédie, M. le duc de Choiseul avait prévenu quelques actrices. Deux s’étaient pourvues d’habits d’abbé ; elles se présentèrent dans cet accoutrement à M. de Jarente. Ce prélat n’aime pas en général à rencontrer de ces espèces sur son chemin, parce qu’il se doute bien que ce sont autant d’importunités à essuyer. Ceux-ci pourtant, par leur figure intéressante, attirèrent son attention ; ils lui adressèrent leur petit compliment, se donnèrent pour de jeunes candidats qui voulaient se consacrer au service des autels, se renommèrent de la protection et même de la parenté de M. le duc de Choiseul, qui n’était pas loin et vint appuyer leurs hommages et leurs demandes. Le cœur de l’évêque d’Orléans s’attendrit, par sympathie, sans doute ; il promit des merveilles, et par une faveur insigne, ne put se refuser à donner l’accolade à ces deux aimables ecclésiastiques. Quelle surprise pour le prélat, lorsque, pendant le spectacle, il entrevit sur le théâtre des figures qui ressemblaient beaucoup à celles qu’il avait embrassées. Son embarras s’accrut par une petite Parade[3], où il fut obligé de se reconnaître. On y peignait adroitement son aventure. Enfin des couplets charmans le mirent absolument au fait. Il se prêta de la meilleure grâce à la raillerie. Les abbés redevenus de jeunes filles très-jolies et très-aimables, se reproduisirent avec toutes sortes de grâces et de minauderies. On lui rendit les baisers qu’il avait donnés. Cela fit l’entretien du souper. On s’était promis entre soi de ne point révéler les secrets de l’Église, et d’en faire un mystère aux profanes ; mais il est toujours des indiscrets qui n’ont pas scrupule de manquer à leur serment, et l’histoire perce depuis quelques jours dans le public. Tout le monde reconnaît là la gaieté fine du ministre, qui a besoin de se dérober quelquefois à ses importantes et pénibles occupations et de se dérider le front, pour les reprendre ensuite avec plus d’ardeur et de patriotisme.

14. — La crise de la Compagnie des Indes vient de fournir encore matière à une plaisanterie. Un caustique a imaginé et fait exécuter une gravure où l’on a représenté l’assemblée générale des actionnaires. Autour du tapis vert sont les gens de l’administration ; M. le contrôleur-général préside au bout de la table ; à sa gauche est M. Boutin, intendant des finances, ayant la Compagnie dans son département, et cependant l’homme le plus acharné à son déchirement, sujet de l’allégorie en question. On voit à ses pieds un gros dogue d’Angleterre, les yeux enflammés, la gueule ouverte, les poils hérissés, dans l’attitude d’une rage prête à dévorer les actionnaires sur lesquels il s’élance. Son maître l’excite en disant : Mors-les, pitoyable et cruelle allusion au nom de l’auteur du Mémoire (Morellet).

15. — M. Godeheu, fils d’un ancien directeur de la Compagnie des Indes, vient de répandre un imprimé d’une feuille in-4°, où il relève fortement une erreur avancée par M. l’abbé Morellet sur un point concernant l’administration précédente, et trop légèrement adoptée par M. le comte de Lauraguais d’après l’exposé de cet abbé. Il suit de l’explication du fait par M. Godeheu, que le premier écrivain est coupable, ou d’une grande ineptie, ou d’une fausseté manifeste.

19. — Il y a quelque temps que M. le prince de Conti, qui honore le sieur Gerbier, fameux avocat, d’une confiance particulière, est allé le trouver à sa terre d’Aulnoy, où, malgré ses grandes occupations, il passe la plus grande partie de la belle saison. L’orateur, confondu d’une telle visite, mit dans sa réception toute l’éloquence dont il est capable ; mais le prince exigea qu’on oubliât le cérémonial dû à son rang, et qu’on le traitât comme un ami de la maison. Son premier soin fut de parcourir les délicieux jardins du château. Ces jardins sont créés en quelque sorte par le nouveau maître, et c’est un jardinier anglais qui a traité cette partie dans toute la singularité du costume de sa nation. Après les premières promenades, le sieur Gerbier, laissant faire à sa femme les honneurs de sa maison, demanda au prince permission de le quitter un moment, sous quelque prétexte. Il revint peu après, et conduisit insensiblement Son Altesse, comme pour se reposer, sous un belvédère agréable, où l’on lut ces vers fraîchement écrits :


Sous son humble toit Philémon
Reçut le maître du tonnerre ;
À son bonheur le mien répond :
Je vois Conti dans ma chaumière !


Le prince, enchanté de cette galanterie ingénieuse, redoubla de bontés et de caresses pour son hôte, et voulut passer trois jours chez lui : faveur signalée, dont aucun particulier peut-être n’a jamais pu se vanter.

20. — Dans le cinquième volume de l’Évangile du jour, imprimé, soi-disant, à Londres, en 1769, on trouve une correspondance entre M. l’évêque d’Annecy et M. de Voltaire, qui donne la clef de la conduite de ce dernier depuis deux ans et jette un grand jour sur les deux farces qu’il a successivement jouées à Pâques. Il paraît que M. de Voltaire craignant d’être inquiété par le prélat en question, par le Parlement de Bourgogne et par la cour enfin, à raison du scandale énorme qu’il causait par ses écrits, également impies et licencieux, et dont les désaveux qu’il en faisait n’excitaient que davantage la curiosité des lecteurs, a pris le parti, en 1768, de faire un acte de religion authentique. C’est là-dessus que M. d’Annecy lui écrit, le 11 avril 1768, une lettre qui commence ainsi : « On dit que vous avez fait vos pâques ; bien des personnes n’en sont rien moins qu’édifiées. » Le prélat annonce ensuite qu’il pense plus charitablement ; qu’il croit M. de Voltaire trop au-dessus des respects humains, des préjugés et des faiblesses de l’humanité, pour trahir et dissimuler ses sentimens par un acte d’hypocrisie qui suffirait seul pour ternir toute sa gloire. Il félicite la religion d’avoir acquis un pareil prosélyte ; il ajoute : « Si le jour de votre communion on vous avait vu, non pas vous ingérer à prêcher le peuple dans l’église sur le vol et les larcins (ce qui a fort scandalisé tous les assistans), mais lui annoncer, comme un autre Théodose, par vos soupirs, vos gémissemens et vos larmes, la pureté de votre foi, alors personne n’aurait plus été dans le cas de regarder comme équivoques vos démonstrations apparentes de religion. » L’épître finit par une exhortation à ce vieux pécheur de faire juger de l’arbre par les fruits, de profiter du temps qui lui reste, etc.

M. de Voltaire, dans sa réponse, du 15 du même mois, fait semblant de prendre à la lettre les complimens de l’évêque et lui rend morale pour morale : au lieu des Pères de l’Église, il lui cite Cicéron et finit de la sorte : « Vous êtes trop instruit pour ignorer qu’en France un seigneur de paroisse doit, en rendant le pain bénit, instruire ses vassaux d’un vol commis dans ce temps-là même avec effraction et y pourvoir incontinent ; de même qu’il doit avertir si le feu prend à quelque maison du village, et faire venir de l’eau : ce sont des affaires de police qui sont de son ressort. »

Le 25 avril, M. l’évêque d’Annecy réplique à M. de Voltaire, et après les premiers complimens d’usage, entre ainsi en matière :

« Je n’ai pu qu’être surpris qu’en affectant de ne pas entendre ce qui était fort intelligible dans ma lettre, vous ayez supposé que je vous savais bon gré d’une communion de politique, dont les protestans mêmes n’ont pas été moins scandalisés que les catholiques. » Il lui déclare après, que le scandale donné au public, soit par ses écrits, soit par la cessation de presque tout acte de religion pendant plusieurs années, exigeait des réparations éclatantes, et que jusque-là aucun ministre instruit de son devoir n’a pu et ne pourra l’absoudre. Relativement au sermon prêché sur le vol, il lui dit que « la conduite d’un seigneur de paroisse qui se fait accompagner par des gardes armés jusque dans l’église, et qui s’y ingère à donner des avis au public pendant la célébration de la sainte messe, bien loin d’être autorisée par les usages et sages ordonnances des rois très-chrétiens, a toujours été regardée comme étant du ministère des pasteurs, et non de l’exercice de la police extérieure, qu’il veut attribuer aux seigneurs. » Le prélat conjure de nouveau M. de Voltaire de songer à l’éternité, à laquelle il touche de si près : il ajoute, que tout ce qu’il écrit est pour remplir son ministère d’évêque et de pasteur ; que du reste il ne craint pas les satires.

Suit une riposte de M. de Voltaire, du 29 avril, où il attribue à des calomnies l’aigreur qu’il croit remarquer dans la lettre du prélat ; il désigne différentes personnes auxquelles on pourrait les imputer ; il énumère par occasion tout le bien qu’il a fait dans sa paroisse, et produit en témoignage un certificat signé de MM. les syndics des États du pays, des curés de ses terres, d’un juge civil, d’un supérieur d’une maison religieuse, etc. : il déclare qu’il en envoie des copies à M. le premier président du Parlement de Bourgogne et à M. le procureur-général ; il continue par persifler à son ordinaire, et termine par une tirade très-religieuse et très-pathétique.

Le 2 mai, troisième lettre de monseigneur l’évêque d’Annecy à M. de Voltaire, où ce prélat cherche à écarter les soupçons que le pénitent prétendu voudrait faire tomber sur différentes personnes.

« Vous connaissez, écrit-il, les ouvrages qu’on vous attribue, vous savez ce que l’on pense de vous dans toutes les parties de l’Europe ; vous n’ignorez pas que presque tous les incrédules de notre siècle se glorifient de vous avoir pour leur chef et d’avoir puisé dans vos écrits les principes de leur irréligion : c’est donc au monde entier et à vous-même, et non pas à quelques particuliers, que vous devez vous en prendre de ce qu’on vous impute. » Le prélat compare ensuite la conduite d’un vrai chrétien à celle de M. de Voltaire, et conclut que sa conversion ne porte aucun des caractères d’une conversion véritable.

M. de Voltaire, sans doute, atterré par cette dernière épître, a pris le parti de garder le silence ; mais le zèle de l’évêque n’a pas cru devoir s’en tenir à une simple correction pastorale : ce prélat en a écrit au roi, et voici en entier la lettre de M. de Saint-Florentin, qui instruit de l’anecdote.


Du 13 juin 1768.

« J’ai, Monsieur, remis sous les yeux du roi la lettre que vous m’avez adressée pour Sa Majesté, et la copie de celles que vous avez écrites à M. de Voltaire, et des réponses qu’il vous a faites. Sa Majesté n’a pu qu’applaudir aux sages conseils que vous avez donnés à M. de Voltaire et aux solides exhortations que vous lui avez faites. Sa Majesté lui fera mander de ne plus faire dans l’église d’éclat aussi déplacé que celui dont vous lui avez, avec raison, fait reproche. Ce n’est point à un seigneur particulier de paroisse à donner des instructions publiques aux habitans ; il peut les exhorter en particulier, et cela serait même très-louable, à se conduire d’une manière conforme aux principes de la religion et de la justice. Je suis persuadé que M. de Voltaire aura fait des réflexions sur vos sages avis. On ne peut être plus parfaitement que je le suis, etc. »

C’est apparemment pour se moquer encore mieux du prélat, que M. de Voltaire a procédé cette année d’une façon plus extraordinaire encore au grand œuvre de sa communion pascale.

En conséquence, le 30 mars 1769, après avoir fait avertir M. le curé de Ferney, selon les lois du royaume, d’une fièvre violente qui le retient chez lui malade, Réquisition de M. de Voltaire audit curé de faire en cette occasion tout ce que les ordonnances du roi et les arrêts du Parlement commandent, conjointement avec les canons de la sainte Église, mère de la religion catholique, professée dans le royaume, religion dans laquelle lui malade est né, a vécu et veut mourir, etc. De là une Déclaration, le 31 mars, où il dit qu’il n’a jamais cessé de respecter et de pratiquer la religion catholique professée dans le royaume ; qu’il pardonne à ses calomniateurs ; que si jamais il lui était échappé quelque indiscrétion préjudiciable à la religion de l’État, il en demanderait pardon à Dieu et à l’État, etc.

Le 1er avril 1769, immédiatement après avoir reçu dans son lit la sainte communion de M. le curé de Ferney, par-devant notaire, M. de Voltaire prononça ces propres paroles : « Ayant mon Dieu dans ma bouche, je déclare que je pardonne sincèrement à ceux qui ont écrit au roi des calomnies contre moi, et qui n’ont pas réussi dans leurs mauvais desseins. »

Le 15 avril suivant, il fit encore, par-devant notaire, la Profession de foi la plus ample, la plus caractérisée et la plus orthodoxe.

On ne sait point comment M. l’évêque d’Annecy a pris cette nouvelle comédie, mais apparemment n’ayant pas été content de l’effet de ses plaintes à la cour contre un pécheur aussi invétéré, et dont les actes de religion n’étaient que des scandales nouveaux, il aura pris le parti de gémir sur le sort de cette brebis égarée, et d’adresser ses vœux au ciel pour son retour sincère au bercail.

Les lettres du prélat sont, en général, bien écrites : il y règne une morgue qui est annexée aux catéchisans et à ceux qui parlent au nom de l’Église : il est difficile que cet honneur ne donne pas une certaine enflure qui rejaillit presque sur leur humanité. Rien de plus plaisant que la correspondance en question, et que l’assaut de persiflage que se livrent tour à tour l’ouaille et le pasteur. Le public attend le temps de Pâques de l’année prochaine, pour voir quelle nouvelle tournure prendra la religion de M. de Voltaire.

On est fâché que l’éditeur n’ait pas conservé dans ce volume une gravure qu’on voyait à la tête d’une édition particulière des lettres et profession de foi en question. Cette caricature représente M. de Voltaire en buste, la figure enflammée comme un séraphin, les yeux tournés vers un Christ en l’air, qui regarde amoureusement ce pécheur converti et semble le pénétrer de tous les rayons émanés de la gloire qui l’environne.

21. — M. de Voltaire, doué d’un cœur aussi actif que son esprit, a favorisé de sa recommandation auprès du ministre de la guerre, un jeune médecin chargé de deux petits hôpitaux dans le pays de Gex, et venu à Paris pour demander une augmentation. Voici la recommandation dont il était porteur.


Requête de l’Ermite de Ferney à Monseigneur le duc de Choiseul.

« Rien n’est plus en place que la supplication d’un vieux malade pour un jeune médecin : rien n’est plus juste qu’une augmentation de petits appointemens, quand le travail augmente. Monseigneur sait très-parfaitement que nous n’avions autrefois que des écrouelles dans les déserts de Gex, et que depuis qu’il y a des troupes, nous avons quelque chose de plus fort. Le vieil ermite, qui, à la vérité, n’a reçu aucun de ces deux bienfaits de la Providence, mais qui s’intéresse sincèrement à tous ceux qui en sont honorés, prend la liberté de représenter douloureusement et respectueusement à Monseigneur que le sieur Coste, notre médecin très-aimable, qui compte nous empêcher de mourir, n’a pas de quoi vivre, et qu’il est en ce point tout le contraire des grands médecins de Paris. Il supplie Monseigneur de vouloir bien avoir pitié d’un petit pays dont il fait l’unique espérance. »

M. Coste, muni d’un pareil passe-port, a été très-bien accueilli de M. le duc de Choiseul ; il a eu l’honneur de manger avec madame la duchesse, et ses appointemens, qui n’étaient que de cinquante écus, ont été portés à douze cents livres ; il a obtenu, en outre, une gratification de six cents livres pour son voyage.

24. — On a consacré la petite plaisanterie faite à M. l’évêque d’Orléans[4] par un divertissement allégorique, intitulé le Ballet des abbés. On sent qu’il ne peut avoir lieu que sur des théâtres particuliers : il a déjà été exécuté en plusieurs endroits.

25. — L’Académie Française a tenu aujourd’hui, suivant l’usage, sa séance publique pour la distribution du prix. L’affluence augmente de jour en jour à ces assemblées, et dès deux heures la salle était garnie. Les dames paraissent s’y plaire ; elles y étaient venues en grande quantité. Quand Messieurs sont entrés pour se mettre en place, on a été surpris de voir siéger parmi eux un abbé qu’on ne connaissait pas ; M. Duclos, le secrétaire de la compagnie, a éclairci l’embarras général, en annonçant que M. l’abbé était un Pocquelin[5], petit-neveu de Molière. Tout le monde a applaudi à cette distinction par des battemens de mains multipliés. Ensuite M. l’abbé de Boismont, directeur, après avoir fait une espèce d’amende honorable à Molière au nom de l’Académie, qui, le comptant au rang de ses maîtres, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres, a déclaré que pour réparer cet outrage autant qu’il était en elle, elle avait proposé son Éloge au concours des jeunes candidats ; que M. de Champfort avait mérité le prix ; que trois autres pièces avaient fait regretter aux juges de n’avoir qu’un prix à donner, et qu’une quatrième avait approché de très-près celle-ci. M. Duclos a cru devoir ajouter son mot, en disant qu’on ignorait les auteurs des Accessit, mais qu’on les invitait à faire imprimer leurs pièces pour que les connaisseurs pussent juger, approuver l’arrêt de l’Académie ou le casser ; il a ajouté modestement : « Nous nous croyons plus forts qu’un particulier, mais le public est plus fort que nous. »

Après tout ce préambule, M. d’Alembert a lu la pièce couronnée. Elle a fait une grande sensation dans l’assemblée, et a excité de vifs applaudissemens. Il y a infiniment d’esprit, de goût, de philosophie dans cet ouvrage ; mais il se sent encore de la jeunesse du candidat. Il manque de ce bel ordre, de cette unité, le premier mérite de tout discours : il n’est pas fondu comme il conviendrait : d’ailleurs il y a trop peu de faits. M. de Champfort s’est beaucoup appesanti sur l’auteur et n’a pas assez développé l’homme ; il a montré le génie de Molière sous toutes ses faces, et a glissé sur son âme, non moins digne d’être approfondie. La partie même du jugement des pièces est plus traitée en métaphysicien qu’en homme de l’art ; trop de dissection, de finesse, de subtilité. Les réflexions du panégyriste sont si atténuées, qu’elles échappent quelquefois à l’auditeur. Quelquefois on trouve du faux, du louche, du galimatias, des comparaisons recherchées pour la plupart. Le sujet est manié tantôt avec trop d’importance et tantôt d’une façon trop burlesque ; le style est plus souvent précieux que naturel : tels sont les défauts qui compensent les beautés de cet Éloge : c’est un portrait de Molière plein de détails, d’une touche légère et délicate, et non frappé de ces grands coups de pinceau qu’employait lui-même ce peintre inestimable. Quoi qu’il en soit, l’auteur a paru digne de la médaille qu’il a reçue ; il a été obligé de franchir la foule pour venir la prendre, et le fauteuil près du secrétaire se trouvant vacant, il l’a invité de s’asseoir : grâce prématurée, pronostic heureux de l’honneur qu’il aura sans doute un jour. La coutume est de lire successivement le programme pour les prix de poésie de l’année suivante. Depuis quelque temps l’Académie avait laissé carrière au génie des auteurs, et ne les assujettissait à aucun sujet ; elle vient de reprendre, on ne sait pourquoi, ses anciens erremens, et a donné pour sujet du prix de poésie de 1770, les Inconvéniens du luxe, titre bien faible pour caractériser un vice, fléau des États et le principe de leur destruction. M. Duclos a, par le même programme, annoncé l’Éloge à faire pour 1771, afin de donner aux concurrens le temps de rassembler les mémoires ; c’est celui de M. de Fénélon, archevêque de Cambrai.

M. Watelet, pour remplir le vide de la séance, a continué de faire part au public de quelques morceaux de sa traduction de la Jérusalem délivrée. Celui qu’il a lu est tiré du septième chant. Ce poète peint la fuite d’Herminie, et son entrevue avec un vieillard retiré des cours et vivant dans la solitude. On a déjà dit et l’on ne peut que répéter, combien le pinceau sec et froid de l’académicien est impropre à rendre les touches tendres et moelleuses de l’italien. Cette traduction, quoique en vers, n’aura jamais l’élégance et la force de celle de M. de Mirabaud en prose.

29. — On vient de rendre public par la voie de l’impression le Procès-verbal de l’enlèvement du Conseil Souverain de Saint-Domingue, exécuté le 7 mars 1769. Ce procès-verbal rédigé par ces Messieurs à bord du senaut le Fidèle Jean-Baptiste, le 22 avril suivant, c’est-à-dire aussitôt qu’ils l’ont pu, est un monument qui consacrera à la postérité un des effets les plus dangereux du despotisme militaire. On est fâché, en lisant cette pièce, que les Remontrances de cette même compagnie, imprimées à la suite, en date du 24 dudit mois, ne répondent pas à sa situation et n’en peignent pas les horreurs avec cette éloquence mâle, dont plusieurs Parlemens ont en pareil cas soulevé l’indignation générale contre les auteurs de ces vexations révoltantes.

Suit une Lettre du Parlement de Bordeaux au roi, pour supplier Sa Majesté de faire juger ces magistrats par un Parlement, et non par une commission, tribunal toujours suspect et désavoué par nos lois. Cet écrit est faible aussi, et n’est pas digne du sujet qui intéresse l’honneur de toute la magistrature.

31. — Le discours que M. l’abbé Le Cousturier, chanoine de Saint-Quentin, a prononcé le jour de Saint-Louis dans la chapelle du Louvre devant messieurs de l’Académie Française, excite de grandes rumeurs dans la cabale des dévots, et renouvelle la fermentation qu’occasiona, il y a deux ans, celui de M. l’abbé Bassinet[6]. On reproche encore à l’orateur de cette année d’avoir fait un discours trop profane, d’avoir envisagé en Louis IX le monarque seul, sans parler du saint, d’avoir frondé les croisades, de s’être élevé avec force contre le tribunal de l’Inquisition, d’avoir donné des leçons de politique dans une chaire où il ne devait donner que des leçons de vertu. On va jusqu’à supposer que cet abbé est un suppôt du parti encyclopédique, parti qui ne cesse d’élever sa philosophie fausse et dangereuse sur les ruines de la vraie religion. On tourne même contre l’orateur les éloges qu’il a reçus des spectateurs, et ces battemens de mains réitérés, qui ne sont d’usage que dans les assemblées profanes, au théâtre, ou au barreau. Le zèle des fanatiques a été porté au point de dénoncer ce panégyrique à M. l’archevêque pour en suspendre l’impression, et lui attirer les censures de ce prélat. Heureusement le discours est déjà imprimé par ordre de l’Académie Française, et dans une délibération subséquente ces messieurs ont arrêté de députer trois de leurs membres au premier gentilhomme de la chambre en exercice, pour le supplier de présenter l’orateur à Sa Majesté, et de lui offrir son discours, faveur nouvelle et signalée de la part de l’Académie. La cérémonie doit avoir lieu dimanche à Versailles, et c’est M. le duc de Fronsac qui s’en est chargé.

  1. V. 2 juillet 1769. — R.
  2. Réponse au Mémoire de M. l’abbé Morellet sur la Compagnie des Indes, Paris, de l’imprimerie Royale, 1769, in-4° de 50 pages. — R.
  3. V. 24 août 1769. — R.
  4. V. 13 août 1769. — R.
  5. Cet abbé se nommait La Fosse et non Pocquelin. Voyez l’Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, par J. Taschereau, p. 411 de la 2e édition. — R.
  6. V. 28 septembre 1767. — R.