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Mémoires secrets de Bachaumont/1769/Septembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 40-49).
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Septembre 1769

Ier Septembre. — Il paraît une huitième Lettre d’un actionnaire de la Compagnie des Indes, servant de suite à celles dont on a parlé[1], qui ne fait pas moins de bruit que les précédentes par les détails dans lesquels l’auteur entre sur l’intérieur des assemblées. Heureusement pour ceux qui y sont dépeints, elle n’est encore que manuscrite ainsi que les précédentes.

2. — On assure que le sieur Baculard d’Arnaud, teur de plusieurs ouvrages larmoyans, tels que jérémiades[2], élégies, drames funéraires, a obtenu la pension que le sieur Poinsinet avait sur le Mercure, et que c’est à la sollicitation de l’abbé de Langeac auprès de M. le comte de Saint-Florentin. Ce jeune abbé est déjà un Mécène très-ardent pour les gens de lettres, et fait refluer sur eux la passion excessive dont il est dévoré pour les Muses.

3. — Quoique la feuille répandue par M. Godeheu[3] regardât spécialement l’abbé Morellet, puisque M. le comte de Lauraguais n’avait avancé le fait en question que sur le dire de M. l’abbé ; cependant ce seigneur a bien voulu répondre au réclamant. Il lui a écrit une lettre[4] très-adroite, dans laquelle il prouve que M. Godeheu n’a pas traité la question, et que, bien loin de décharger l’ancienne administration, il l’inculpe lui-même par la nullité de son observation ; qu’en un mot, il ne s’agissait pas de prouver contre l’abbé Morellet pour quel motif messieurs de l’administration s’étaient partagé entre eux une somme quelconque, prétendu bénéfice du commerce ; mais si cette somme partagée était réellement un bénéfice, et c’est ce que l’auteur de la feuille ne prouve en rien.

4. — M. l’abbé Morellet a fait une seconde édition de son Mémoire, dans laquelle il annonce une réplique à M. Necker. On assure que cet abbé a quatre mille livres de pension du Gouvernement pour avoir fait le Mémoire pour avoir fait le Mémoire en question.

5. — Les Comédiens Italiens ont donné, le samedi 2 de ce mois, la première représentation d’un petit drame en un acte, intitulé l’Amant déguisé, ou le Jardinier supposé. Les paroles sont de Favart, la musique de Philidor, et quelques triviaux et usés que soient et le titre et l’intrigue, cela ne peut manquer d’aller fort loin, à la faveur de ces noms, illustres sur la scène bouffonne.

6. — Une compagnie vient de former un établissement digne de la ville de Sibaris ; elle a obtenu un privilège exclusif pour avoir des parasols, et en fournir à ceux qui craindraient d’être incommodés du soleil pendant la traversée du Pont-Neuf. Il y aura des bureaux à chaque extrémité de ce pont, où les voluptueux petits-maîtres qui ne voudront pas gâter leur teint se pourvoiront de cette utile machine ; ils la rendront au bureau de l’autre côté, ainsi alternativement, moyennant deux liards par personne. Ce projet a commencé à s’exécuter lundi dernier. On annonce que si cette invention réussit, on est autorisé à former de pareils bureaux dans les autres endroits de Paris où les crânes pourraient s’affecter, tels que le Pont-Royal, la place de Louis XV, etc. Il y a apparence que ces profonds spéculateurs obtiendront aussi le privilège exclusif des parapluies.

On rappelle à cette occasion un projet beaucoup plus utile, dont on fournit le plan à M. de L’Averdy, lors qu’il était encore contrôleur-général ; c’était celui d’établir des brouettes à demeure à différens coins de rues, où il y aurait des lunettes, qui se trouveraient prêtes à recevoir ceux que des besoins urgens presseraient tout coup. On prétendait que celui-ci n’était qu’une dérision ; qu’un plaisant anonyme voulut persifler par là le ministère vil et minutieux de M. de L’Averdy. Les entrepreneurs promettaient de rendre une somme au trésor royal ; ce qui tournait l’affaire en un impôt digne d’être assimilé à celui que Vespasien avait mis sur les urines des Romains. Tant d’industrie prouve à quel point l’argent est devenu un besoin indispensable, et comment on se tourmente en tout sens pour en acquérir.

7. — On commence à croire que le Wauxhall des Champs-Élysées, qui portera le nom célèbre de Colysée, parce qu’il sera dressé sur le plan du Colysée de Vespasien, aura lieu certainement par la grande quantité d’ouvriers qu’on vient de distribuer depuis peu pour les fondemens de ce vaste édifice. Plusieurs des actionnaires ont cependant retiré leur parole ; mais on se flatte qu’il s’en présentera d’autres, et que la Ville, d’ailleurs, suppléera aux fonds d’un établissement dont elle doit avoir les prémices.

8. — L’on assure que le Parlement, vivement touché des impressions fâcheuses que peut répandre contre ce tribunal l’Histoire que vient de publier M. de Voltaire, a chargé des avocats d’y répondre, non par le désaveu des faits, qu’on assure être vrais, mais en rétablissant ceux que l’auteur a omis exprès, et en mettant à découvert toute la malignité d’un pareil ouvrage. Il paraît en effet qu’on a voulu dégrader ce tribunal de toutes les manières, sauf un point, sur lequel on le loue constamment, et l’on ne cesse de lui rendre justice à chaque page ; c’est sa constance inébranlable à s’opposer aux entreprises de la cour de Rome, et à repousser les usurpations.

10. — Un nouvel adversaire s’élève contre M. l’abbé Morellet, et ce ne sera vraisemblablement pas le dernier. Celui-ci répand un imprimé de dix-huit pages in-4°, ayant pour titre : Éclaircissemens sur le mémoire de l’abbé Morellet, concernant la partie historique de la Compagnie des Indes et l’origine du bien des actionnaires. On assure que d’auteur relève plusieurs réticences du détracteur ; qu’il attaque et démontre son ignorance et sa mauvaise foi. Il entre dans des détails intéressans sur l’origine et la nature des droits des actionnaires ; il appuie et développe ce qu’avait déjà dit à cet égard M. Necker ; il y ajoute et prouve combien leur propriété est respectable et sacrée.

13. — Les Comédiens Français ont pris l’alarme depuis qu’il est sérieusement question du nouveau Wauxhall, sous le nom de Colysée. Ils ont fait des représentations au ministre ayant le département de la police de Paris ; ils ont déposé dans son sein leurs inquiétudes sur le sort que pourrait leur faire un spectacle qui semblait vouloir envahir tous les autres, et s’appeler exclusivement le Temple des arts et des plaisirs. Ils ont fait valoir les droits qu’ils avaient à la protection du Gouvernement ; ils ont intéressé à leur sort l’honneur de la nation même à ne point laisser déserter un théâtre, le premier de tous les théâtres, le modèle et l’école de toute l’Europe policée. M. le comte de Saint-Florentin a paru vivement affecté de leurs plaintes ; il a eu la bonté de leur faire écrire, de les rassurer, d’entrer dans des détails concernant le nouvel établissement, et de leur promettre que tout autre Wauxhall serait interdit, excepté celui de la Foire Saint-Germain qui n’aura lieu dans la saison même de cette Foire. Les amateurs des Fêtes de Tempé[5] sont de nouveau alarmés de cette lettre, et jugent que ces Fêtes, malgré leur privilège antérieur, seront supprimées l’année prochaine. 14. — On débite un pamphlet de sept pages in-8°, ayant pour titre : Dialogue qui sera compris par ceux qui sont instruits de la position actuelle de la Compagnie des Indes, et par les intéressés aux nouvelles et anciennes actions. C’est un sommaire des différens Mémoires de la Compagnie des Indes et leurs conclusions sur le parti à prendre. Cette misère ne serait pas lue, si le nom de cette Compagnie infortunée ne réveillait aujourd’hui l’attention du public, et n’excitait son intérêt.

16. — On voit dans le public une brochure in-folio, de portant le Projet d’un Lombard, ou Mont-de-Piété, dont on demande l’établissement à Paris, avec les réglemens qui doivent y être observés. Les Lettres patentes de Louis XIII pour un semblable établissement y sont rapportées comme le modèle de celui qu’on propose aujourd’hui.

17. — De la paix perpétuelle, par le docteur Goodheart, brochure in-8° de plus de cinquante pages. Ce projet, traité politiquement par l’abbé de Saint-Pierre et par M. Rousseau de Genève, ne sert ici que de cadre au développement du système de tolérance que ne cesse de prêcher depuis si long-temps le fameux philosophe de Ferney. Il voudrait qu’on détruisît tous les dogmes, sources intarissables de troubles et de divisions ; il trace en conséquence un tableau des horreurs du fanatisme, et ce sujet, remanié cent fois par le même auteur, reprend sous son pinceau encore plus de chaleur et d’énergie. Le fiel qu’il broie avec ses couleurs donne à sa touche tout le terrible des peintures de Michel-Ange. M. de Voltaire est toujours sublime quand il parle d’après son cœur.

19. — Les spectacles de mademoiselle Guimard, qu’on avait dit[6] être discontinués par la retraite d’un amant distingué qui ne subvenait plus aux frais considérable de ces fêtes, ont repris depuis quelque temps, et se continuent avec autant de succès que d’affluence. On n’y joue communément que de petits drames faits exprès pour le lieu. Quelques auteurs se sont voués à l’amusement de cette nymphe, et toute la musique qui s’y exécute est de M. de La Borde. Ce sont les camarades des deux sexes de mademoiselle Guimard qui la secondent dans les représentations où elle se prodigue elle-même avec beaucoup de complaisance. On sait qu’elle a une très-vilaine voix ; mais elle a dans son jeu une minauderie qui plaît à ses partisans, et qui pourrait passer pour du naturel par la grande habitude où elle est de s’y exercer. Il paraît que de tous les petits ouvrages composés pour ce théâtre, la Tête à perruque[7] est celui qui remporte la palme au gré des connaisseurs. Du reste on n’entre que par billets ; et c’est ordinairement le rendez-vous des plus jolies filles de Paris et des plus aimables libertins. Il y a des loges grillées pour les honnêtes femmes, pour les gens d’église, et les personnages graves qui craignent de se commettre parmi cette multitude de folles et d’étourdis.

20. — On parle beaucoup d’un bon mot de Madame à Préville, le Comédien, le jour où cette princesse fut chez madame la duchesse de Mazarin, avec les autres dames de France, voir une représentation de la Partie de chasse d’Henri IV. Il faut savoir qu’un devoir et un privilège des Comédiens est de porter le flambeau devant les princes, lorsqu’ils vont au spectacle, de la salle jusqu’à leur carrosse ou à l’endroit où ils vont ; il faut savoir encore que Préville avait fait le rôle de Michau dans la Partie de chasse d’Henri IV, et Michau est le paysan chez lequel ce prince arrive incognito, et est fêté avec tant de cordialité. Préville donc, après avoir représenté le rôle de Michau, éclairant Madame pour passer de la salle de spectacle au salon, elle lui dit : « Il était très-convenable qu’après avoir reçu aussi bien le grand-père vous éclairassiez la petite-fille. »

23. — Des plaisans qui ne manquent jamais dans ce pays-ci, et qui saisissent toujours l’à-propos, ont fait le couplet de chanson suivant à l’occasion des circonstances. Les gens intelligens en concevront facilement tout le sel. Il est sur l’air : Vive le vin, vive l’amour.


L’Vive le roi ! Vive l’amour !
L’Que ce refrain soit nuit et jour
L’Ma devise la plus chérie !
L’En vain les serpens de l’envie
L’Sifflent autour de mes rideaux,
L’amour lui-même assure mon repos,
L’Et dans ses bras je la défie.


24. — Le salon de cette année a essuyé beaucoup de critiques, et les mérite ; mais la plus cruelle, la plus honnête et la plus simple est celle qu’un plaisant a répandue sous le titre suivant : Lettre sur les peintures, gravures et sculptures qui ont été exposées cette année au Louvre, par M. Raphaël, peintre de l’Académie de Saint-Luc, entrepreneur-général des enseignes de la ville, faubourgs et banlieue de Paris, à M. Jérôme, son ami, râpeur de tabac et riboteur[8]. Dans cette Lettre, qui annonce autant de goût que de connaissances, l’auteur a eu soin d’éviter tout ce qui pourrait déceler l’amateur ou l’homme de l’art ; il ne se sert que d’expressions générales, de termes ordinaires pour exprimer ses jugemens d’une grande justesse, d’une vérité parfaite, et quelquefois de la plus grande finesse ; mais surtout appuyés sur ce sentiment intime, sur ce bon sens qui se font entendre au vulgaire grossier comme aux virtuoses consommés. Le tout est assaisonné d’une gaieté, d’un atticisme très propres à faire passer tout le piquant de la censure. On ne doute pas que messieurs de l’Académie, très-sensibles en général à toute critique, ne soient vivement affectés de celle-ci. Elle leur fera d’autant plus de peine, que Gouvernement, jusqu’ici très-attentif à empêcher de répandre tout ce qui pouvait offenser l’amour-propre de ces messieurs, paraît avoir approuvé cette brochure qui se vend publiquement et avec permission. Peut-être dans l’engourdissement général des talens a-t-on cru nécessaire de leur donner ce coup d’aiguillon, toujours propre à ranimer le génie, et qui ne décourage que l’homme médiocre.

27. — Les Italiens donnent depuis peu[9] une parade intitulée le Tableau parlant ; les paroles sont d’Anseaume, et la musique de M. Grétry. La pièce a réussi. Elle est plaisante, parfois graveleuse ; l’éventail y est d’un grand secours aux femmes. La musique en est excellente. En général ce genre plaît plus à ce théâtre, et y est mieux adapté que l’héroïque sur lequel on a voulu le monter depuis quelque temps.

29. — La plaisanterie de Raphaël à Jérôme fait grand bruit, et l’on cherche à en découvrir l’auteur qui garde l’anonyme. On attribue ce pamphlet à plusieurs hommes de lettres, comme l’abbé de Voisenon, M. Diderot, M. d’Alembert, M. Marmontel. Ce dernier est le plus soupçonné, parce qu’il est le plus connaisseur des quatre en pareille matière ; qu’il est d’ailleurs fort caustique, et que le style est plus dans sa manière que dans celle des autres.

30. — M. l’abbé Morellet, dont on attendait depuis long-temps la réplique, vient de la faire paraître ; elle a pour titre : Examen de la réponse de M. N*** au Mémoire de M. l’abbé Morellet sur la Compagnie des Indes, par l’auteur du Mémoire. C’est un in-4° de cent cinquante pages : on y retrouve le même esprit de paradoxe qu’on a remarqué dans le Mémoire : un homme décidé à nier tout ce qui est contre lui, même les faits les plus avérés, et à mettre en avant tout ce qui peut favoriser sa cause, même les raisonnemens les plus démentis par l’expérience. Au reste il a beau jeu.

  1. V. 28 mars 1769. — R.
  2. V. 26 décembre 1762. — R.
  3. V. 15 août 1769. — R.
  4. On la trouve dans le Mercure de France, septembre 1769, p. 154. — R.
  5. V. 15 juillet 1769. — R.
  6. V. 9 juillet 1769. — R.
  7. De Collé. ‑ R.
  8. Paris, Delalain, 1769, in-8°. — R.
  9. La première représentation eut lieu le 20 septembre 1769. — R.