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Mémoires secrets de Bachaumont/1769/Avril

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 421-431).
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Avril 1769

1er Avril. — L’Enfer détruit, ou Examen raisonné du dogme de l’éternité des peines[1]. Suivant un petit avertissement, cet ouvrage est sorti de la même plume que celle de l’auteur de la Cruauté religieuse[2]. Il parut à Londres en 1761. Il est question d’y montrer à tout homme raisonnable que le dogme de l’éternité des peines n’a d’autre base que l’intérêt des imposteurs, dont le métier consiste à tromper le genre humain : 1° en ce qu’il est incompatible avec la justice et la gloire de Dieu ; 2° en ce qu’il est probable que ceux qui ont enseigné cette doctrine ne la croyaient pas eux-mêmes, et avaient des vues particulières pour la répandre ; 3° en ce que de savans théologiens ne sont nullement d’accord entre eux pour décider si cette doctrine est formellement annoncée dans les Écritures ; 4° en ce qu’un dogme si contraire à la bonté divine ne peut servir de base à une vraie religion, qu’il n’est propre qu’à fomenter une religion fausse et tyrannique pour des esclaves, et ne peut avoir que les conséquences les plus fâcheuses.

À la suite de ce premier ouvrage est un second, qui lui sert d’appui, et qui a pour titre : Dissertation critique sur les tourmens de l’enfer. Il est aussi traduit de l’anglais, et parut à Londres en 1758. Il est plus savant que le premier, plus appuyé de citations et de passages de l’Écriture même ; car, ce qui rend ces libelles contre la religion plus redoutables, c’est que leurs auteurs puisent dans les livres saints les plus forts argumens dont ils la combattent. Le style de ces deux écrits, et surtout du premier, est un style de dissertation, froid, diffus, et n’enthousiasme en rien le lecteur ; mais la logique en est si serrée, si pressante, si lumineuse, qu’il faut toute la foi possible pour y résister.

2. — Les Comédiens ordinaires du roi voulant proposer un encouragement à ceux qui sont dans le cas de travailler pour leur théâtre, en affectant des récompenses à ceux qui auront contribué à sa prospérité et à son amélioration, ont arrêté de donner deux pensions viagères de huit cents livres aux deux sujets qui auront le plus mérité d’eux : en conséquence, ils viennent de choisir MM. Favart et Duni pour les premiers sujets de leur bienveillance. Le premier est connu par une grande fécondité de pièces, toutes assez agréables au public ; le second est le premier musicien qui ait fait révolution dans l’espèce de composition de l’opéra-comique par le Peintre amoureux de son modèle. Ce nouveau genre d’harmonie eut peine à prendre, et ne fut goûté qu’après plusieurs représentations.

3. — L’affaire de la Compagnie des Indes occupe la cour et la ville par la tournure grave qu’elle est sur le point de prendre indispensablement. Malgré cette crise, qui n’est rien moins que comique pour ceux qui y sont intéressés, on veut, grâce à la gaieté française, dérider encore le front des actionnaires, et un plaisant vient de répandre à ce sujet une facétie très-propre à faire rire ceux qui le pourront. On distribue aujourd’hui, sous le manteau, une feuille imprimée qui a pour titre : Prospectus de la pompe funèbre de feu très-haute et très-puissante, très-excellente princesse madame la Compagnie des Indes, souveraine de la presqu’île de l’Inde, et ci-devant des îles de France, de Bourbon et du port de Lorient. On y lit que ladite pompe est dirigée par les soins de M. le duc de Duras (avec toutes ses qualités), syndic de ladite dame, et exécutée sur les dessins de M. Boutin, intendant des finances. Cette parodie a tout le sel de la plus fine critique. L’auteur, qui est sûrement du sein de la Compagnie, et qui en connaît à merveille les principaux personnages, les caractérise de la façon la plus frappante, et les couvre du ridicule le plus indélébile. Chacun y est nommé, et a une place marquée, relative à son rôle. Une pareille folie ne peut être bien sentie que par des gens qui ont suivi les assemblées générales et particulières. MM. le duc de Duras et Boutin, d’Eprémesnil, Necker, etc. sont les plus maltraités. L’auteur ne respecte que M. le contrôleur-général dont il n’a fait aucune mention. On regarde, en général, M. le comte de Lauraguais comme auteur du pamphlet[3] ; cependant il y est aussi caractérisé, mais d’une façon avantageuse, et qui ne peut que lui faire honneur.

7. — M. l’abbé Laugier, très-connu par sa sortie des Jésuites, quelques années avant la dissolution de cet ordre fameux, et par l’esclandre que fit cet événement, auteur d’une Histoire de la république de Venise, et qui avait quelque réputation dans la république des lettres, vient de mourir d’une fièvre maligne. Il se mêlait encore d’architecture, et avait écrit sur cette matière des ouvrages qui l’avaient mis aux prises avec des gens de l’art ; enfin il était devenu homme à bonnes fortunes, apparemment pour faire abjuration entière de son ancien état.

8. — M. de Voltaire a payé à M. de Saint-Lambert son tribut de reconnaissance des éloges qu’il lui prodigue dans son poëme des Saisons, et surtout dans une note[4] où ce poète avance l’assertion hardie de mettre l’auteur de Brutus et d’Alzire au-dessus de Corneille et de Racine. Il lui a adressé une Épître directe, qui roule sur les travaux de la campagne et sur ses heureux habitans : il y a de très-beaux vers dans cette pièce, des morceaux de pathétique et de sentiment très-affectueux, mais entrelardés de mauvaises plaisanteries contre un tas de scriblers, sur lesquels M. de Voltaire ne peut tarir, et qu’il relève et replonge tour à tour dans l’oubli.

10. — Extrait d’une lettre de Rome, du 23 mars 1769.

« L’Empereur[5] est entré dans le conclave, les arrangemens étant pris pour laisser la porte ouverte. À son arrivée, il a demandé s’il pouvait conserver son épée. On lui a dit qu’il ne la portait que pour la défense de la religion ; on prétend qu’il a ajouté, « et pour celle de mes États. »

« Le trait le plus remarquable et dont j’ai été témoin oculaire, c’est à l’occasion du tombeau de la comtesse Mathilde, dans l’église de Saint-Pierre. Vous savez qu’il y a à ce monument un bas-relief, dont les figures ont deux pieds et demi de haut. La comtesse y est représentée debout à côté du pape, qui sur un fauteuil et dans l’appareil le plus orgueilleux donne l’absolution à un empereur humilié et à genoux. Lorsque l’antiquaire vint à expliquer ce morceau à l’empereur, j’observais le visage de ce prince ; je le vis se couvrir d’indignation ; il recula un pas en arrière, et toute sa contenance marquait sa fureur : il se remit cependant et se contint.

« Il paraît ici une satire datée de l’enfer, adressée au cardinal Piccolomini. Le conclave est fort agité : les intrigues ne sont pas encore terminées. On croit qu’il sera long, et que le Saint-Esprit ne descendra pas si tôt sur les têtes de ces Éminences électorales. »

11. — Les Comédiens Français ont donné hier la première représentation d’une comédie nouvelle en vers et en trois actes, intitulée le Mariage interrompu. Ce drame, peu annoncé et même placé sur l’affiche en petits caractères et avec une modestie extraordinaire, avait attiré peu de monde. Il a été bien reçu. C’est une comédie dans le genre antique. Un valet intrigant fait la cheville ouvrière de la pièce. C’est un pendard du premier ordre, un chef-d’œuvre de forfanterie, le scélérat le plus gai, qui anime toute la scène et écrase les autres personnages. Le plan de l’ouvrage n’est pas grand’chose, du reste ; mais au total cette comédie est dans le vrai ton, amusante, courte, sans épisode, sans tirades, et marchant toujours à l’événement, malgré la complication d’embarras de toute espèce, que forme infatigablement le héros de l’intrigue, c’est-à-dire le valet. On a demandé l’auteur, qui a paru : c’est M. Cailhava d’Estandoux, déjà connu par deux comédies.

14. — Le roi faisait compliment à un seigneur de la cour sur le bel habit qu’il avait pour le gala indiqué au jour des noces de M. le duc de Chartres ; il en admirait le goût, l’élégance et la richesse : « Ah ! Sire, cela se doit, » lui répondit-il.

Discours sur les miracles de Jésus-Christ, traduit de l’anglais de Wolston. Il est dit dans l’avertissement, que l’auteur de cet ouvrage naquit à Northampton en 1669, que son ardeur d’écrire contre la religion l’avait fait condamner à une année de prison et à une amende de cent livres sterling, qu’il ne put point payer, et qu’ayant été sollicité de sortir de captivité à la charge de n’écrire plus rien de semblable, il ne put jamais renoncer à cette liberté, et qu’il mourut en 1673.

15. — Il court depuis quelque temps une anecdote trop singulière pour n’avoir pas besoin de confirmation : aujourd’hui qu’elle paraît constatée par l’arrivée du criminel dans les prisons, on peut se hasarder à la rapporter. Il est question du bourreau de Soissons, ayant une femme très-jolie dont il était fort jaloux. Le lieutenant-criminel de la ville soupirait pour cette belle, et, à raison de la confraternité, avait eu accès auprès d’elle et y était très-bien. Il profitait de toutes les occasions pour éloigner le mari soupçonneux et l’obligeait d’aller pendre et rouer à droite et à gauche, toutes les fois que cela se rencontrait. Un jour qu’il était en expédition lointaine, le jaloux, au lieu de revenir le lendemain, força de diligence et revint dans la nuit. Il trouva ce qu’il désirait voir, ledit lieutenant-criminel couché avec sa femme. Il ne fait semblant de rien, fait chauffer son fer à marquer les criminels, et l’imprime sur les épaules du galant : vengeance bien douce et bien appliquée, sans doute, mais qui n’a pas été vue de même par la justice. L’exécuteur des hautes-œuvres a été condamné en première instance et est actuellement à la Conciergerie pour subir la confirmation de son jugement, qui sera le fouet, la marque, les galères et toutes les gentillesses de cette espèce.

16. — Le sieur Poinsinet, jaloux d’étendre de plus en plus sa réputation et trouvant, comme Alexandre, le monde encore trop petit pour son individu, est allé en Espagne, à la tête ou à la suite d’une troupe de comédiens, pour laquelle il doit composer des opéra comiques. On attend avec impatience les nouvelles de son début à Madrid et de ses succès.

— Madame la duchesse de Chartres s’est prodiguée ces jours-ci, suivant l’usage, aux regards du public empressé à la voir. Elle est allée mercredi à la Comédie Française, et hier à la Comédie Italienne. Elle était avec madame la comtesse de La Marche et mademoiselle d’Orléans. On jouait le Déserteur, pièce nouvelle, toujours mauvaise, quoique fort courue, mais qui a des prétentions à l’attendrissement. Les princesses ont été émues à plusieurs situations, et le public a vu avec transport la sensibilité de ces belles âmes ; mais il n’a pu résister à l’émotion du moment, où aux cris de vive le roi, amenés par le sujet, l’auteur avait fait adroitement ajouter et toute la famille royale. Toutes les trois ayant fondu en larmes à ces tendres expressions de l’amour des Français, les spectateurs, les acteurs, tout a ressenti le doux plaisir de verser des pleurs de joie et d’amour.

17. — Il n’est pas de bonne plaisanterie qui n’en enfante beaucoup de mauvaises. On a parlé de celle intitulée : Prospectus de la pompe funèbre de la Compagnie des Indes, et de la célébrité étonnante qu’elle a eue ; on a voulu en faire la parodie par un autre Prospectus au sujet d’une cérémonie prétendue faite à l’occasion du rétablissement de la santé de madame la Compagnie des Indes, etc. Rien de plus plat et de plus misérable.

18. — M. de Morenas, historiographe d’Avignon, et ci-devant auteur de la gazette qui portait le nom de Courrier d’Avignon, supprimé depuis l’invasion du Comtat[6], par la jalousie des auteurs de celle de France, a éludé la poursuite de ses envieux, et vient d’établir son siège à Monaco, d’où il répand une nouvelle feuille intitulée le Courrier de Monaco. Elle a commencé du mois de février, et depuis quelque temps est introduite en France. Le public dévore toujours avidement ces productions étrangères où sa curiosité se dédommage de la stérilité des auteurs dont on vient de parler, qui voudraient anéantir les autres gazettes, et se réserver le privilège exclusif de ne rien dire, ou de dire des riens.

21. — Le sieur Velaine, jeune acteur de la Comédie Française, qui avait quelque talent et donnait des espérances, vient de mourir de la poitrine. C’est une nouvelle victime que s’est immolée mademoiselle Hus, actrice du même spectacle, et très-renommée entre les Messalines de ce genre.

22. — Un événement d’une espèce moins sinistre que le précédent fait l’entretien des foyers. Le sieur Bellecour, aussi acteur de la Comédie Française, avait épousé depuis plusieurs années une ci-devant demoiselle Gogo, du même tripot, et qui, par passion, l’avait préféré à tous les agréables de la cour et de la ville, et s’était concentrée avec lui dans les douceurs d’un chaste hymen, en l’enrichissant des dépouilles d’une multitude d’amans ruinés en son honneur. Ils avaient vécu ensemble assez bien depuis ce temps, et même très-amoureusement. Tout récemment sa femme l’a trouvé avec une sienne sœur, très-grossière et qui lui tenait lieu de femme de chambre, ou de complaisante, ou de demoiselle de compagnie. Le sieur Bellecour, très-pudibond encore, a été si honteux d’être pris en flagrant délit, qu’il n’a osé reparaître en public, et n’a pas joué depuis Pâques, ce qui a ébruité l’aventure, jusque-là peu connue.

23. — Par différentes lettres que M. de Voltaire a écrites dans ce pays-ci, on sait que ce grand poète a renouvelé cette année le spectacle édifiant de l’année dernière, et qu’il a encore fait ses pâques avec beaucoup de dévotion, mais d’une façon moins publique : il a prétexté des incommodités pour rester dans son lit et recevoir la communion chez lui.

— On prétend que M. de Voltaire, piqué des plaintes de l’évêque du Belley gémissant sur son incrédulité, sur son opiniâtreté constante à répandre des libelles contre la religion, a voulu constater cet acte de catholicité, et qu’il a eu recours à des notaires pour recevoir en ce moment sa profession de foi qu’il a envoyée à Monseigneur. Quoi qu’il en soit de cette circonstance sur laquelle on varie, on voit dans plusieurs de ses lettres à différens amis, combien il est attaché à la religion ; quel respect il a pour elle, et avec quelle humilité il s’est empressé de satisfaire aux devoirs de catholicité.

25. — Le sieur Velaine était un clerc de procureur, fort malaisé. Mademoiselle Hus ayant eu occasion de le voir quelquefois, l’avait pris dans une sorte d’affection. Sa jeunesse, sa figure, quoique n’ayant rien de rare, sa douceur et son esprit lui plurent ; elle s’y attacha tellement, qu’elle lui proposa de quitter cet état de clerc, d’embrasser celui de comédien ; elle ajouta qu’elle se chargeait de tous les frais et de toutes les démarches, même de sa personne. Le jeune homme ne put résister à tant de grâces et à une perspective si riante ; il entra chez mademoiselle Hus, et depuis deux ans environ il était à la Comédie. La reconnaissance envers une femme aimable dégénère facilement en amour ; celui du sieur Velaine est devenu tel, que, malgré les représentations de ses amis et des médecins, il a voulu consacrer à sa bienfaitrice jusqu’à son dernier souffle. Celle-ci, à son tour, a fait à son égard tout ce qu’on pouvait attendre d’elle, et même au-delà. Elle n’a point quitté cet amant languissant qui était depuis un mois à Sceaux. Le curé de cet endroit, qui l’a suivi, ne s’est point opposé aux soins de mademoiselle Hus et à sa tendresse, qu’il regardait d’avance comme les fruits d’un hymen que les amans s’étaient promis et qu’ils devaient effectuer au rétablissement du moribond. Enfin, le sieur Velaine est mort le 19, entre les bras du curé et de mademoiselle Hus. Aussitôt celle-ci s’est jetée sur le cadavre, et s’est livrée à toutes les extravagances de l’amour le plus effréné. Le curé, n’écoutant que ses sentimens d’humanité, a arraché de là l’actrice, a fait mettre les chevaux à son carrosse et l’a ramenée lui-même à Paris, où depuis lors elle n’a pris aucune nourriture, pas même de bouillon, et où elle présente à ceux qui la voient le spectacle le plus tragique ; elle est suffoquée, elle étouffe, et ne paraît avoir d’autre sentiment que celui de la douleur.

28. — Mademoiselle Hus, devenue intéressante pour le public par le spectacle qu’elle lui présente d’une femme et d’une actrice consumée d’amour, est encore dans un état déplorable. Elle paraît comme stupide ; elle a un tressaillement général et continu dans le genre nerveux. Sa porte est assiégée d’incrédules qui vont par eux-mêmes savoir de ses nouvelles et s’informer de la vérité du phénomène.

29. — On apprend que M. de Voltaire, avant sa communion dernière, a prononcé un beau et pathétique discours, où il s’est expliqué catégoriquement sur sa foi, et où il a renié toutes ces malheureuses brochures qu’on lui attribue.

  1. Traduit de l’anglais par le baron d’Holbach. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1769, in-12. — R.
  2. V. 4 juin 1769. — R.
  3. V. 23 mai 1769. — R.
  4. Sur un vers du poëme où Voltaire est proclamé

    Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène. — R.

  5. Joseph II. — R.
  6. V. 28 juillet 1768. — R.