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Mémoires secrets de Bachaumont/1769/Décembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 75-91).
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Décembre 1769

3 Décembre. M. le lieutenant-général de police a prié, il y a quelques jours, par un billet fort honnête M. Bouvard de passer chez lui à l’heure de sa commodité. Ce médecin s’y est rendu et a affecté de croire que monsieur ou madame de Sartine étaient malades. Sur la déclaration du premier qu’il n’était pas question de cela, mais d’un libelle sanglant dont se plaignait M. Petit, son confrère, le docteur a eu une longue explication, d’où il est résulté que M. Petit était l’agresseur, que l’autre n’avait fait que répliquer, qu’il tenait sa défense légitime et même indispensable ; qu’au surplus, il ne se regardait pas comme le justiciable de M. le lieutenant-général de police ; il a refusé d’entrer en aucun accommodement à cet égard avec son confrère. Alors le magistrat lui ayant signifié qu’il allait user de son autorité pour supprimer son livre. M. Bouvard a pris congé de lui, est allé sur-lechamp chez son libraire, a retiré tous les exemplaires restans, et quand on est venu pour exécuter les ordres de la police et saisir l’ouvrage, on n’a rien trouvé.

Ce petit véhicule fait merveilleusement bien à ces Lettres[1], qui jusqu’ici n’avaient été lues et recherchées que par les gens de l’art : aujourd’hui toutes les femmes et les gens les plus frivoles veulent les avoir, par l’éclat que fait dans le monde l’aventure qu’on vient de raconter.

5. — En 1753, un jeune élève de l’école militaire de Berlin, nommé Mingard, agé de seize ans, curieux d’assister au spectacle du roi, écrivit à M. de Voltaire, alors en Prusse et dans la confiance du prince, le billet suivant :


Ne pouvant plus gourmander
Le désir ardent qui m’anime,

Daignez, seigneur, m’accorder
DUn billet pour voir Nanine.


M. de Voltaire lui fit la réponse suivante :


Qui sait si fort intéresser,
Mérite bien qu’on le prévienne ;
Oui, parmi nous viens te placer,
DNous dirons qu’il y revienne.


En effet l’enfant plut beaucoup, et dès le soir eut l’honneur de souper entre le roi de Prusse et M. de Voltaire. Le goût du jeune homme pour les lettres lui ayant fait perdre de vue le soin de sa fortune, il est tombé dans la disgrâce de sa famille, et par une suite de catastrophe sinistres s’est trouvé très-malheureux. Venu à Paris, il s’y est conduit avec honnêteté, et n’a point oublié les sentimens de sa naissance et de son éducation. La hauteur de son âme l’a porté à avoir plutôt recours à des étrangers qu’à des parens dont il avait à se plaindre. Un homme de lettres qu’il a eu occasion de connaître, cru devoir en ce moment réveiller l’intérêt que M. de Voltaire avait pris autrefois à ce jeune élève d’Apollon. Pour lui en rappeler le souvenir, il lui a envoyé les deux billets ci-dessus. Le philosophe de Ferney a répondu laconiquement ; mais par ce qui se passe depuis peu de temps, M. Mingard présume que cet apôtre de l’humanité a excité les sentimens de tendresse de la famille de l’enfant prodigue ; et elle vient de lui procurer des consolations qu’il croit devoir à M. de Voltaire : nouveau trait de bienfaisance qu’on se hâte d’annoncer au public[2].

6. — Mademoiselle Caron, aujourd’hui madame de la Sône, connue long-temps dans Paris comme maîtresse de M. le comte de Charolais, a eu deux filles de ce prince, qui, devenues grandes, sont en état d’être mariées. On qu’elles sont charmantes, pleines de talens, et très-propres à faire des passions. Un gentilhomme attaché à madame la princesse de Conti est à la veille d’en épouser une. Cette princesse, pour rendre le mariage plus honorable, a bien voulu solliciter des lettres de légitimation, qu’elle a obtenues. Ces lettres patentes ont été revêtues des formalités nécessaires, et les jeunes personnes s’appellent aujourd’hui mesdemoiselles de Bourbon.

Madame de la Sône est digne, à bien des égards, cette faveur : par son esprit, par ses grâces, par la manière distinguée dont elle vit et dont elle fait usage de la fortune que le prince lui a laissée, et par la bonne éducation qu’elle a donnée à ses filles. Elle demeure dans un couvent, avec toute la décence convenable à son état. Elle a rendu aujourd’hui le pain bénit à Saint-Nicolas du Chardonet, sa paroisse, dans toute la pompe possible.

M. Bouret, toujours inépuisable en fait de galanteries, a eu l’honneur de présenter à la fiancée une tabatière très-riche, mais surtout précieuse par une miniature exquise où il a fait représenter cette jeune bergère cueillant des lys : allégorie ingénieuse pour la circonstance, et qui caractérise parfaitement le goût fin de ce courtisan délicat.

7. — Extrait d’une Lettre de Rome du 20 novembre 1769.

« Le Saint-Père continue à s’occuper de l’administration intérieure de ses États, de la réforme des mœurs et des abus. Vous avez su qu’il avait proscrit l’usage ridicule sur les théâtres de cette ville de faire jouer les rôles de femmes par de jeunes garçons, et qu’il avait remis le sexe en possession de toutes ses fonctions à cet égard. Il vient d’abolir une coutume plus horrible et plus abominable : par une barbarie qui fait la honte de tous ses prédécesseurs, on outrageait la nature dans de jeunes enfans, et on les dressait, dans ce malheureux état, à remplir les fonctions de musicien à la chapelle des papes. On se procurait ainsi des voix claires et argentines, qui flattaient les oreilles de ces souverains, et pour leur plaisir on avait consacré une horreur qu’on ne devrait lire que dans l’histoire des tyrans de Rome. Sa Sainteté aime beaucoup la musique, mais encore plus l’humanité et, pour suppléer à cette espèce de chanteurs appelés castrati, elle a permis de prendre des femmes dans les musiques d’église. Un pareil trait fera bénir à jamais le pontificat de Clément XIV. Il est adoré de ses sujets et surtout du sexe, qu’il fait sortir de la nullité à laquelle l’avaient réduit ses prédécesseurs. »

9. — On a parlé des tracasseries suscitées à M. de Belloy par les Comédiens à l’occasion de la reprise du Siège de Calais ; de la lettre forte et vive que cet auteur leur écrivit dans le temps, et de l’espèce de trève que le gentilhomme de la chambre mit à cette petite guerre en ordonnant provisoirement que l’on jouât la tragédie en question. Cette satisfaction n’a pas contenté M. de Belloy ; et les Comédiens, de leur côté, ont conservé leur rancune, surtout le sieur Le Kain, chargé du rôle Bayard[3], mais qui en partant pour sa tournée déclara qu’il ne jouerait point que l’auteur n’eût réparé les outrages de son épître par un désaveu. M. de Belloy, excédé de procédés indignes, a, dit-on, retiré sans retour ses deux tragédies de Gabrielle de Vergy et de Gaston et Bayard ; on assure qu’il va les faire imprimer avec un privilège dans lequel il sera expressément défendu aux Comédiens de Paris de les jouer sans sa permission ; permis au contraire à tous les comédiens, histrions, bateleurs généraux ou particuliers, français ou étrangers, de la jouer soit à Paris, soit en France, soit en Europe, ou dans telle partie du monde que ce soit. Il serait d’autant plus fâcheux que l’auteur fût obligé d’en venir à cette extrémité, que le style n’est pas l’endroit par ou brille M. de Belloy, et qu’à la lecture il perdra tout le mérite des situations, des coups de théâtre, des tableaux qu’il prodigue dans ses pièces avec autant de merveilleux que de fertilité.

10. — On a rapporté[4] les tracasseries qui ont été suscitées à M. l’abbé Le Cousturier par ses ennemis auprès de M. l’archevêque : il a eu le bonheur de faire revenir de sa prévention très-entêté ordinairement. L’Interdiction a été levée bientôt, et l’orateur en question a prêché le premier dimanche de l’Avent dans l’église de la Charité, pour laquelle il était désigné. Sa disgrâce passagère est un véhicule de plus à sa réputation, et l’on s’empresse d’aller entendre ce prédicateur censuré, avec la même avidité qu’on recherche un livre défendu et qui se vend sous le manteau,

12. — Un homme du monde ayant composé un opéra comique très-joli et du meilleur ton, intitulé la Baignoire, avant de le faire présenter à l’assemblée générale des Comédiens Italiens, l’a communiqué à uns d’entre eux, tels que les sieurs Dehesse et Clairval : ces messieurs ont cru y reconnaître le fonds d’une aventure arrivée au sieur Poinsinet, qui fait nombre parmi ses mystifications. Leur délicatesse s’est offensée de cette ressemblance, et ils ont déclaré que l’ouvrage était charmant, mais que l’honnêteté de leurs mœurs ne leur permettait pas de traduire sur la scène quelque citoyen que ce fût, à plus forte raison un poète distingué par ses talens, qu’ils reconnaissaient pour leur maître, pour leur bienfaiteur, et dont ils honoreraient éternellement la cendre. En vain leur a-t-on représenté que cette pièce roulait que sur une intrigue vague dont le spectateur instruit pouvait faire l’application, mais qui se démentait par les différences du caractère du héros principal de la pièce, bien autrement théâtral que celui du sieur Poinsinet, et monté sur un ton qui ne pouvait appartenir qu’à un homme de cour, à un fat du premier ordre et non à un polisson subalterne tel que ce petit-maître manqué. Rien n’a pu rassurer les scrupules de ces âmes nobles et sensibles ; on n’a osé risquer de s’exposer à réclamation générale de la troupe, et l’on a eu recours à M. le duc de Richelieu, gentilhomme de la chambre en exercice, qui n’a pas paru aussi effarouché que les Comédiens, et qui, se connaissant en procédés aussi bien qu’eux, rassurera sans doute leur délicatesse.

13. — On a parlé depuis long-temps des mouvemens que M. de Voltaire s’était donnés pour faire rendre justice à la famille des Sirven, ces malheureux père et mère, accusés d’être auteurs du meurtre de leur fille et condamnés comme tels, par contumace, au Parlement de Toulouse. Ils ont eu le courage de se rendre en cette ville, de faire juger la coutumace, et ils ont été déclarés généralement innocens : on les a remis en liberté et en possession de tous leurs biens, qui avaient été confisqués au profit du roi par le domaine.

Cet événement, qu’on doit principalement aux soins et aux réclamations de M. de Voltaire, assure de plus en plus à ce poète philosophe une place parmi les bienfaiteurs de l’humanité. On ne doute pas que M. Elie de Beaumont, avocat célèbre au Parlement de Paris, et qui a passé plusieurs mois de l’été et de l’automne à Ferney, n’ait beaucoup contribué à éclairer et à faire juger l’affaire : on ne doute pas non plus que M. de Vaudeuil, premier président du Parlement de Languedoc, n’ait versé dans ce tribunal l’esprit de tolérance dont il est animé, et qu’il n’éteigne tout-à-fait le feu du fanatisme, qui n’avait que trop éclaté dans la malheulereuse affaire des Calas.

14. — C’est avec douleur que les amateurs du théâtre italien, qui avaient conçu les plus grandes espérances sur le compte du sieur Grétry, ce Pergolèse de la France, voient que ce musicien est sur le point d’être moissonné à la fleur de son âge. Il est attaqué de la poitrine, et son genre de vie[5] ne contribue pas peu à aggraver son état. On convient assez généralement qu’il était fait pour opérer une révolution dans la musique de ce théâtre, dont les coryphées ne paraissent que dans des gens médiocres auprès de cet auteur.

15. — Vendredi dernier, à l’Opéra, un spectateur du parterre s’enthousiasmait sur la danse vigoureuse et hardie de mademoiselle Asselin, une des coryphées du théâtre lyrique. Son voisin la déprimait, au contraire, et la trouvait détestable. Chacun soutenait son avis avec opiniâtreté et y resta suivant l’usage. À la dernière reprise, le détracteur de la danseuse s’écria qu’il fallait être bien bête pour l’admirer. Son adversaire lui dit : « Jusqu’ici, Monsieur, j’ai cru que c’était à mademoiselle Asselin que vous en vouliez : je vois très-bien à présent que c’est à moi, et vous allez m’en faire raison. » Ils sortent, ils se battent, sans s’être jamais connus ni vus qu’en ce moment, et l’agresseur reste mort sur la place. Il se trouve, par les informations, que c’est un M. Hooke, officier, parent d’un Hooke connu par une aventure à peu près semblable, qui lui arriva au concert spirituel, qui fit beaucoup de bruit dans le temps, et qui ne s’est terminée qu’après plusieurs combats arrivés en divers endroits entre les deux contendans. Au surplus, cette catastrophe relève merveilleusement la réputation de mademoiselle Asselin. Toutes ses camarades la regardent avec envie et voudraient bien compter dans les fastes de leur histoire quelques combats singuliers cette espèce.

— Les Comédiens Italiens ont donné hier la première représentation de la Rosière ou la Fête de Salency, pièce en trois actes et en prose, mêlée d’ariettes et vaudevilles sur des airs connus. Cette comédie, qui paru de beaucoup trop longue, n’a pas fait plus de fortune à Paris qu’à la cour[6]. Le premier acte a été mieux reçu que les deux autres. L’intrigue est minutieuse embarrassée ; les caractères ne sont ni assez développés, ni assez saillans ; celui d’Hélène, la Rosière, est le seul qui fasse plaisir, et soit nuancé de toutes ses couleurs. Il y a le rôle d’un régisseur qui veut éprouver les aspirantes au prix, et qui, contrastant par une gaieté peu honnête, a déplu généralement. Le jugement est ce qu’il y a de mieux : des trois concurrentes, l’une est déclarée sage par bêtise, l’autre par contrainte, et l’autre par goût et par réflexion. C’est celle qui remporte la couronne.

16. — M. l’abbé Riballier, docteur de Sorbonne, syndic de la Faculté de Théologie, si connu par ses démêlés avec messieurs Marmontel et Voltaire, est surtout célèbre par les sarcasmes dont ce dernier l’a criblé. Il a la vue très-mauvaise : un plaisant a supposé qu’il l’avait entièrement perdue en travaillant à la Censure de Bélisaire, et que, réduit à prendre un chien pour guide, il avait choisi celui de ce héros dans son malheur. En conséquence, on a gravé l’abbé Riballier conduit par l’animal, ayant au cou un collier, sur lequel on lit ces vers :


Passant, lisez sur mon collier
Ma décadence et ma misère :
J’étais le chien de Bélisaire,
Je suis le chien de Riballier[7].

21. — M. l’abbé Vatry, pensionnaire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, est mort le 16 de ce mois. Il était infirme depuis long-temps et la tête ne faisait plus ses fonctions. C’était un des plus savans hommes de l’Europe dans le grec, qu’il avait professé au Collège Royal.

22. — On a envoyé de Brest les vers suivans, faits sur la mort de Gordon. Ils paraissent récapituler en bref toute la trame de ce fatal événement. Il faut savoir qu’il s’est plaint d’avoir été excité par le comte d’Harcourt, ambassadeur de la cour de Londres à la cour de France, non à incendier le port de Brest, comme on a dit, mais à en reconnaître la situation, à en examiner tous les détails, pour en profiter au besoin. Quant au sage magistrat, on connaît aisément qu’il veut parler de M. de Cluguy, intendant de Brest et président de la Commission.


Un perfide vieillard abusa ma jeunesse,
Un sage magistrat confondit mes projets,
Une mort héroïque expia ma faiblesse,
Un peuple généreux me donna des regrets.


27. — On a déjà parlé du procès pendant par-devant le chef de la librairie entre les libraires et M. Luneau de Boisjermain. On a résumé les diverses prétentions des deux parties et surtout les deux mémoires de Me Linguet, ce Démosthène de nos jours, qui réfute ceux des libraires avec autant de solidité que d’éloquence et de feu. Ces derniers viennent de fournir une réplique, et c’est à cette occasion qu’un anonyme[8] a répandu une brochure intitulée : Avis aux gens de lettres. Après une exposition nette et précise du sujet, l’auteur fait rapidement quelques notes sur la défense nouvelle des libraires et prouve qu’ils ne sont pas heureux en reparties. Non content de cela, il les suit pas à pas, il montre que conduits par l’avidité, ils marchent toujours entre l’injustice et l’extravagance. Il examine et discute séparément chacune de leurs prétentions et en fait voir palpablement l’indécence. Il termine son écrit par des réflexions générales, qui naissent naturellement de son sujet. Il se plaint que la France, étant le pays du monde où les lettres sont le plus florissantes, soit en même temps le pays où ceux qui les cultivent sont traités le plus défavorablement. Il les peint, avec non moins de vérité que d’énergie, gémissant sous le joug des libraires, travaillant en vils esclaves au champ fécond de la littérature, tandis que ces maîtres durs recueillent tout le fruit de leurs sueurs, et vivent à leurs dépens dans l’abondance et dans le luxe. Il compare les procédés des libraires de France et de ceux de Londres envers les auteurs, et il en fait voir l’énorme différence à la honte des premiers. Il cite l’exemple d’une Histoire de Charles V, en cinq volumes, dont le manuscrit a été vendu par M. Robertson quatre mille guinées ; tandis que l’Encyclopédie, ce vaste dépôt de toutes les connaissances humaines, ce monument qui, seul, forme bibliothèque entière, qui a rapporté plus de deux millions de gain aux libraires, n’a valu à M. Diderot, entrepreneur, directeur, et surtout seul architecte de cet immortel édifice, que cent pistoles de rentes viagères. Il finit par une péroraison vigoureuse, où il exhorte les de lettres à secouer un joug aussi honteux que tyrannique, pour s’aider mutuellement dans l’impression et le débit de leurs ouvrages, et pour donner des secours aux jeunes gens qui entrent avec du talent dans la même carrière. Il sonne le tocsin même à l’égard des seuls amateurs, fait craindre le dépérissement du goût et des lettres, si l’on ne met un prompt remède à la rapacité dévorante des libraires, sangsues des auteurs et qui se gorgent impitoyablement de leur sang.

— Discours de Gordon à ses juges.
Monsieur et Messieurs,

« Vous êtes pères, vous tous, pères heureux ; vos enfans ne vous sont pas enlevés, vous leur êtes conservés. Le mien, père de treize, nous fut enlevé dans sa trente-huitième année. Je n’en avais alors que douze : quelle perte pour moi ! Ma mère me resta encore : veuve à trente-deux-ans, elle se retira dans une maison de campagne, déterminée à y passer le reste de ses jours avec ses cinq filles. Le soin de l’éducation de nous autres fut confié à nos plus proches parens. Ma faute, ou, si vous voulez, mon crime, n’est pas l’effet d’un tempérament vicieux, suite, souvent, d’une éducation négligée, d’un malheur[9] qui m’avait obligé de venir en France. Milord Harcourt promit à ma sollicitation de me remplacer dans mon ancien régiment : il se prévalut de cette conjoncture, en me proposant ce fatal voyage. Mon peu d’expérience me laissa séduire, ma reconnaissance me fit entreprendre. Figurez-vous en milord Harcourt un homme de soixante ans, décoré de toutes les beautés de la vieillesse : en lui je voyais un homme de naissance, lieutenant-général de nos armées, ambassadeur en France et mon protecteur. Que de prévoyance n’aurait-il pas fallu pour apercevoir la chaîne de malheurs qui devaient s’ensuivre ? Et sous quelles couleurs ne me présenta-t-il pas sa proposition ? Il me fut impossible d’éviter son piège.

« Je n’ai, hélas ! que peu à espérer du côté des lois, elles ne regardent que les fautes. J’ai toujours espoir en vous, vu que l’État ne peut souffrir aucun préjudice de tout ce que j’ai fait. De plus : je déclare n’avoir jamais eu intention de former aucunes liaisons ici : c’est le cruel hasard qui me les a fait trouver.

« Mitigez donc, s’il se peut, la sévérité des lois : permettez que je vous rappelle encore une fois que j’ai une mère, et que je vous représente la douleur d’une famille nombreuse ; elle est noble : et s’il faut mourir, ne me faites pas souffrir d’ignominie ; laissez-moi agir en liberté, et je saurai éviter la honte. Enfin, pour dernière grâce, que je meure avec mon écharpe militaire et qu’on la fasse tenir ensuite à mon frère. »


29. — Outre l’Avis aux gens de lettres, dont on vient de parler, il avait paru dans l’affaire de M. Luneau de Boisjermain avec les libraires, un troisième Mémoire, sous le titre de Dernière Réponse signifiée et Consultation pour le Sieur Luneau de Boisjermain contre les syndics et adjoints des Libraires de Paris. Dans ce Mémoire, encore plus vigoureux que les précédens, l’auteur a su répandre un intérêt dont on ne croirait pas la matière susceptible, et qui d’une cause particulière, en a fait une générale avec tous les gens de lettres, par le détail des vexations que ces derniers en éprouvent continuellement et qui deviendraient de plus en plus odieuses, si on les laissait empiéter sur eux comme ils le prétendent. On sait que depuis long-temps ils affectent envers eux une dureté et un despotisme intolérable, et que M. Gresset les a déjà couverts du ridicule qu’ils méritent, dans la Chartreuse, où il dit en décrivant les entours du collège des Jésuites et de la rue Saint-Jacques :


Où trente faquins d’imprimeurs
Donnent froidement audience
À cent faméliques auteurs, etc.

M. Luneau, dans son nouveau Mémoire, plus approfondi que les premiers, remonte à l’origine des Libraires, qui avant la découverte de l’imprimerie étaient dans la plus humilante, la plus servile dépendance des gens de lettres, entièrement aux ordres et aux gages de l’Université. On les appelait alors Stationarii, c’est-à-dire entreposeurs, comme servant précisément et uniquement au courtage des livres peu communs alors. Elle avait sur eux le droit d’inspection, de correction, et elle en usait. Il réfute victorieusement leur assertion, par laquelle ils prétendent n’être pas confondus avec les autres espèces de négoces, et distinguer dans la librairie une partie purement matérielle, qu’ils dédaignent, et une partie purement spirituelle, qu’ils s’approprient. Il fait voir, au contraire, qu’ils n’occupent qu’un rang très-peu distingué dans l’ordre des vanités sociales, qu’ils sont exclus de l’échevinage de Paris, espèce d’apothéose bourgeoise, à laquelle peuvent être admises des communautés de marchands, au-dessus desquels ils voudraient s’élever, et qu’enfin le souverain lui-même les a assimilés quelque fois aux états mécaniques les plus vils.

30. — M. le président Le Monnier rentre de nouveau en lice contre M. de Valdahon[10], à l’occasion de mademoiselle Le Monnier, qui depuis qu’elle est majeure lui a fait des sommations respectueuses pour épouser son amant, dont la constance a été mise à de si rudes épreuves. Tous les papiers publics ont parlé si souvent et d’une façon si intéressante du procès célèbre qui dure depuis sept ans entre ce premier président de la chambre des Comptes de Dôle, et le Mousquetaire gris, qu’on s’en souvient sûrement et que les cœurs tendres sont encore affectés de cette histoire romanesque. On blâme généralement l’opiniâtreté de M. Le Monnier, qui par des mémoires infâmes a cherché à rendre odieux et méprisable un homme estimé publiquement.

La fille vient de répandre un Mémoire en réponse aux horreurs débitées par M. Le Monnier, où elle est obligée par sa position cruelle de défendre un amant contre un père. On y retrouve l’avocat disert qui a déjà fait d’autres mémoires dans la même cause : il a traité cette matière plus en romancier qu’en jurisconsulte : plus de mots que de choses, plus de phrases que de raisons constituent le fond de cet ouvrage, qu’on trouve sur toutes les toilettes et qui y aura plus de succès que sur le bureau des juges.

M. Loyseau de Mauléon termine cette apologie par une lettre à mademoiselle Le Monnier, en date du 5 décembre, où après avoir donné à entendre avec autant de vanité que d’indécence, qu’il lui a prêté sa plume gratuitement, il déclare que devenant maître de la chambre des Comptes de Nancy, les usages de l’ordre des avocats et ceux de la Compagnie ne lui permettent pas de signer ce Mémoire ; qu’en conséquence il le remet entre les mains d’un ancien confrère. Ce dernier, après un bout de consultation fort plate, datée du 10 décembre, adopte l’ouvrage du sieur Loyseau et signe le Mémoire.

31. — Lettre d’Alexandre Gordon à sir Charles Gordon, son frère.

« C’est avant mon dernier moment, cher Charles, que je prends la plume pour te faire part de mon sort. Je suis Condamné à perdre la tête sur un échafaud entre quatre et cinq heures, ce 29 novembre, après midi. Ma seule consolation en ce moment terrible est de n’être pas coupable des crimes que l’on m’a imputés et d’avoir arraché des larmes de mes juges même. Depuis l’existence des lois, jamais arrêt aussi cruel n’a été rendu contre qui que ce soit. En effet, si j’avais été coupable des crimes dont un Anglais nommé Stuart m’a accusé, à quel supplice les juges m’eussent-ils donc condamné ? Je suis le plus infortuné de tous les hommes. Les deux personnages que j’avais cru mes amis m’ont trompé ; ils m’ont toujours flatté de pouvoir obtenir ma grâce ; ils m’ont empêché d’intéresser en ma faveur la noblesse d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. J’ai été condamné, non pour avoir eu le projet d’incendier tous les ports de France, que mes juges n’ont pu prouver un si horrible crime, mais pour avoir pris des mesures, avec deux hommes apostés pour me séduire[11], pour avoir plusieurs détails de ce port lorsque je serais en Angleterre. Le moment fatal approche, cher frère ! j’entends dans les escaliers les gardes qui viennent me chercher. Je te demande en grâce, cher Charles, de consoler ma tendre mère : il m’est impossible de finir ma lettre pour elle : mes effacent chaque mot que je trace : embrasse tous mes parens et dis-leur que je meurs innocent. Remercie mon oncle Pierre Gordon pour tous les soins qu’il a pris. J’ai heureusement obtenu d’être exécuté avec toutes les marques militaires. M. de Clugny, mon juge, m’a promis de t’envoyer mon écharpe : elle te sera envoyée teinte de mon sang innocent. Quel motif, cher frère, pour t’exciter à une juste vengeance. Je laisse la plume pour aller à l’échafaud. Ô mes adorables et tendres sœurs ! je ne vous verrai donc jamais, je ne vous reverrai plus… Cet arrêt est mille fois plus terrible que la mort. Adieu, cher frère, mon frère, mon ami, dans une demi-heure je ne suis plus. »

— On a fait les vers suivans, où l’on apostrophe le sieur Palissot, à l’occasion de la satire adressée à Nicolet[12], dont il paraît aujourd’hui l’auteur incontestablement.


Je conviens, Palissot, que le public s’abuse
S’il applaudit au goût que censure ta muse ;
Pardonne-lui s’il sait en jouir sans l’aimer,
De chaque nouveauté trouve bon qu’il s’amuse ;
Il est frivole, oisif, et c’est là son excuse ;
Il serait vil, méchant, s’il pouvait t’estimer.

  1. V. 17 novembre 1769. — R.
  2. Cette anecdote est vraie. — W.
  3. Dans Gaston et Bayard. — R.
  4. V. 8 novembre 1769. — R.
  5. Dans une espèce de sermon, prononcé en la Sainte Église Philosophique, Grimm (Correspondance littéraire, 1er janvier 1770) dit en parlant du frère Grétry : « Nous le conjurons, par les entrailles de notre mère la Sainte Église, de ménager sa santé, de considérer que sa poitrine est mauvaise, et de se livrer moins ardemment aux plaisirs de l’amour, afin de s’y livrer plus long-temps. » — R.
  6. V. 29 octobre 1769. — R.
  7. Cette épigramme est attribuée à Marmontel. — R.
  8. Fenouillot de Falbaire, auteur de l’Honnête criminel. — R.
  9. Pour avoir tué un homme dans une rixe.
  10. V. 4 avril 1765. — R.
  11. Ceci a trait à deux moutons, en termes du métier, c’est-à-dire à deux hommes, que M. de Clugny avait excités à paraître entrer dans les projets de Gordon, pour mieux les connaître, et à gagner sa confiance, pour le trahir ensuite plus sûrement. Cet intendant avait écrit à la cour dès les premiers soupçons qu’il eut sur le compte de l’Anglais, et le ministre lui répondit de le faire veiller, de ne témoigner aucune inquiétude et de s’y prendre de façon à acquérir des preuves plus sûres de ses desseins.
  12. V. 25 octobre 1769. — R.