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Mémoires secrets de Bachaumont/1769/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome II (1766-1769)p. 442-460).
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Juin 1769

I er Juin. Tout ce qui sort de la plume de M. de Voltaire est recherché avec une telle avidité qu’on ramasse jusqu’à ses moindres chiffons. On en pourra juger par la lettre[1] suivante, qui, écrite par un autre, n’aurait pas fait la moindre sensation, et n’a de recommandable que le nom de son auteur et de celui à qui elle est adressée, M. l’abbé de Voisenon, dont la modestie a été obligée de céder à l’avidité de ses amis, et de laisser prendre copie de ce billet cavalier :

« Mon cher confrère le grand-vicaire de Boulogne et évêque de la bonne compagnie prendra, s’il lui plaît, en gré qu’un vieux solitaire du diocèse d’Annecy lui demande sa bénédiction, sa protection dans la sainte Église, et chez les honnêtes gens de Paris. Il se recommande à ses bonnes grâces, à ses prières, et à ses chansons qui valent beaucoup mieux que ses antiennes.

« On vient de réimprimer la Félicité, non pas la félicité éternelle, mais celle du plus aimable homme du monde.

À Ferney, le 12 mai 1769. »

Pour l’intelligence de la dernière phrase, il faut savoir que M. l’abbé de Voisenon a fait imprimer, il y a dix-huit ans, un roman intitulé Histoire de la Félicité, non la félicité éternelle en effet, car elle est morte dès sa naissance. C’est un assez mauvais ouvrage.

— Suivant les détails reçus de Rome, sur l’exaltation de Clément XIV, on est persuadé que les chaleurs devenues très-fortes, les insectes, la vermine de toute espèce, qui tourmentaient les corps délicats de Leurs Éminences dans l’enceinte étroite du conclave, n’ont pas peu contribué à précipiter cet événement, et à les engager à provoquer puissamment l’assistance du ciel. On ne sait point encore quelles sont les conditions secrètes de la nomination du Saint-Père, conditions au reste fort illusoires, auxquelles il n’a jamais pu souscrire que comme simple particulier, et qu’il peut se dispenser de tenir sur la chaire de saint Pierre, par la prétention ultramontaine de l’infaillibilité du souverain pontife, de son identité avec le Saint-Esprit, qui doit le faire déroger à tout ce que des vues humaines lui auraient inspiré. Au reste, on cite une anecdote, qui, en attendant qu’on juge du Saint-Père par ses œuvres, indique la gaieté de son esprit et sa finesse. Peu de jours avant son élection, quatre cardinaux vinrent dans sa cellule, et lui dirent qu’il fallait absolument qu’il fût pape. Il les regarda ironiquement, et leur répondit : « Si c’est pour vous moquer de moi que vous parlez ainsi, vous êtes trop ; si votre projet est sérieux, vous êtes trop peu. »

2. — Les amateurs de l’opéra apprennent à regret la retraite de mademoiselle Arnould. Il est d’usage qu’on donne aux grands acteurs, outre trois mille livres de fixe, mille livres de gratification, et mille livres encore de gratification extraordinaire. Cette dernière n’a point été accordée à l’actrice dont nous parlons, attendu la fréquence de ses absences et ses incommodités, ses caprices continuels, qui l’empêchaient de jouer les trois quarts de l’année. On lui a démontré que chacune de ses représentations coûtait plus de cent écus à l’Académie royale de Musique. Elle s’est jugée au-dessus des règles ordinaires et de ces calculs ; elle s’est piquée, et enfin elle a quitté. Cette perte très-grande sera moins sensible par les absences dont on vient de parler, qui ont presque habitué le gros du public à s’en passer et à l’oublier ; mais les gens de goût, les cœurs sensibles s’en souviendront longtemps, et ne croient pas qu’on puisse la remplacer pour l’âme et pour l’intelligence.

3. — On a écrit dans des Lettres sur l’état présent de nos Spectacles[2], concernant leur amélioration, que le cinquième acte de l’Iphigénie de Racine ferait un tout autre effet, mis en action et en spectacle, qu’en récit. On en parlait chez la duchesse de Villeroi, qui aime beaucoup la comédie et influe surtout dans le tripot de la Comédie Française. M. de Saint-Foix, présent à la conversation, prétendit qu’il n’y avait rien de plus facile que de faire les changemens nécessaires pour cela ; qu’avec dix ou douze vers de suture on en viendrait à bout. Il fut chargé de l’exécution, et réussit si bien que la duchesse de Villeroi a proposé aux Comédiens de jouer l’Iphigénie avec cet appareil ; ce qu’ils ont fort approuvé, et ce qui doit avoir lieu incessamment.

— Tout Paris est en l’air aujourd’hui pour voir le passage de Vénus sur le disque du soleil, ce phénomène annoncé depuis si long-temps, que la génération présente ne reverra point, et que doivent observer tant de savans répandus dans les diverses parties du monde. Les astronomes de l’Académie des Sciences se sont transportés à l’Observatoire pour en saisir ce qu’ils pourront, car on sait que Paris n’est pas le lieu le plus propre à suivre ce spectacle. M. de Mairan, quoique nonagénaire, n’a pu se refuser à cette curiosité, et il s’est réuni à ses confrères avec toute l’ardeur d’un jeune observateur.

— Le Wauxhall du sieur Torré a si bien pris, que le Gouvernement paraît déterminé à accorder le privilège pour celui qu’une Compagnie s’est offerte de construire aux Champs-Élysées[3], et qui doit servir aux fêtes que donnera la Ville, l’année prochaine, pour le mariage de M. le Dauphin. Il est certain qu’aucun prévôt des marchands, y compris M. Turgot, si renommé pour les spectacles d’apparat et de magnificence, n’a rien imaginé qui approche d’un local aussi agréable et aussi susceptible de toutes les sortes de plaisirs réunis.

4. — De la Cruauté Religieuse[4]. Tel est le titre d’un nouveau livre, où l’on établit d’abord que ce n’est pas Dieu qui a fait l’homme à son image, mais l’homme qui a donné à Dieu sa ressemblance, c’est-à-dire qui l’a rendu tyrannique, capricieux, méchant, cruel : de là les cruautés religieuses que les hommes exercent sur eux-mêmes, les sacrifices sanglans, les sacrifices humains, par lesquels ils prétendent honorer cet être factice ; de là les traitemens cruels que les hommes se font éprouver les uns aux autres, à cause de la différence de leurs opinions religieuses et de la diversité de leurs cultes. Cet examen amène naturellement celui de ces opinions et de ces cultes. On fait voir l’obscurité, le galimatias, l’absurdité des unes, la puérilité, l’inutilité, l’extravagance des autres. C’est cependant pour ces matières, également vaines et inintelligibles, que plusieurs saints très-orthodoxes, et des Pères de l’Église, ont été de violens persécuteurs, jusqu’à ce que les souverains pontifes, ayant réuni en leur personne le glaive et la thiare, aient élevé ce tribunal de sang appelé Inquisition, l’horreur et l’exécration de quiconque n’est pas encore transformé en bête féroce. On finit par rechercher les causes de la cruauté et de l’esprit persécuteur qu’on remarque surtout dans les prêtres de l’Église romaine ; on les fait dériver de l’orgueil et de l’ambition de ce pouvoir que leur a laissé usurper l’imbécillité humaine, qu’ils ont toujours voulu étendre et multiplier, et dont ils se sont servis pour perpétuer la crédulité et l’aveuglement des peuples sur lesquels il était établi.

Ce traité, qu’on annonce avoir paru en Angleterre, en 1761, sous ce titre Considerations upon the war, upon cruelty in general, and religious cruelty in particular etc., est trop méthodiquement fait, il est composé avec trop de suite et d’ordre pour n’avoir pas essuyé beaucoup de changemens, à coup sûr, entre les mains de l’éditeur, qu’on présume être M. Mustel, par la plénitude et l’énergie de son style. Il y a quelques notes de lui, qui le caractérisent encore mieux et font honneur à son humanité et à sa philosophie.

Il y a joint un supplément, qui vraisemblablement est tout entier de lui, où il traite des opinions erronées et des cérémonies superstitieuses que l’on trouve dans les Pères de l’Église : il en cite des exemples, ainsi que de leurs interprétations absurdes de l’Écriture ; il plaisante sur les questions oiseuses, ridicules et indécentes de la théologie scolastique ; mais il revient ensuite avec force sur les persécutions religieuses et sur les moyens de les prévenir, qui consistent principalement à ôter aux prêtres ces richesses, ses dignités temporelles, cette jurisdiction contentieuse, dont ils ont trop souvent et trop long-temps abusé.

Cet ouvrage ne pouvait pas paraître dans un temps plus favorable, où toutes les puissances semblent de concert avoir ébauché cet heureux projet, le seul propre à ramener parmi les hommes l’union, la concorde et la paix.

5. — Le mausolée qu’on va voir chez M. Coustou est un socle immense sur lequel posent les urnes censées contenir les cendres de M. le Dauphin et de madame la Dauphine. Aux quatre coins sont quatre figures. Le Temps étend son voile sur les deux urnes, et en a déjà couvert entièrement une. La Religion, à l’opposite, semble réparer cet outrage par une couronne dont elle surmonte ce voile. L’Hymen est la troisième figure : il tient son flambeau renversé, et annonce dans toute sa contenance la douleur dont il est pénétré. Au quatrième côté est l’Immortalité, qui élève à M. le Dauphin un trophée composé de ses vertus, caractérisées par leurs attributs divers, telles que la prudence, la justice, la piété, etc. Un Génie des arts est sur le devant du piédestal : il annonce par sa douleur l’amour du prince pour eux et la perte qu’ils viennent de faire. Divers symboles caractérisent ceux qu’affectionnait le plus M. le Dauphin. Tout le pourtour est orné de détails et de figures secondaires, qui l’enrichissent beaucoup, et augmentent cette savante composition.

Les connaisseurs cependant y remarquent plusieurs défauts ; car, où n’y en a-t-il pas ? Ils observent d’abord que ce mausolée, érigé aux deux époux, n’en caractérise qu’un ; que les quatre figures, à l’exception de l’Hymen, qui peut se rapporter à l’un et à l’autre, désignent uniquement M. le Dauphin. Le Temps voile son urne, la Religion la couronne. Le trophée élevé par l’Immortalité ne paraît composé que des vertus spéciales à ce prince : les détails particuliers mêmes, tels que celui des Arts, n’ont que lui pour objet. On peut répondre à cela, pour M. Coustou, que madame la Dauphine, n’étant morte que la dernière, n’est à ce monument que comme accessoire ; qu’il est censé avoir été commencé et fini avant la perte de cette princesse.

On critique encore la figure de la Religion, c’est-à-dire la couronne qu’elle tient, qu’on trouve mesquine et de petite manière. On prétend que l’allégorie de l’Immortalité n’est qu’un développement de cette première figure ; que c’est au fonds la même idée. On justifie cela en disant que l’une caractérise la gloire éternelle, et l’autre, celle que les vertus du prince lui mériteront chez la postérité. La figure du Temps est très-belle, ainsi que celle de l’Hymen ; et cet ouvrage, en tout, fait honneur à son auteur, qui a un grand nom à soutenir.

8. — On voit aussi chez le sieur Coustou une Vénus et un Mars, deux figures exécutées en marbre pour le roi de Prusse, et qui sont prêtes à être envoyées à ce monarque. La Vénus, belle de ses seuls charmes, est dans une nudité qui laisse admirer la pureté du dessin du compositeur, la correction de son ciseau et le fini de son faire. Un voile qui l’entoure légèrement par le milieu du corps offre un nouvel ouvrage admirable par la délicatesse de ses plis et les ondulations presque flottantes de l’étoffe. Le Mars est revêtu de son armure guerrière, et l’artiste, dans sa composition, paraît s’être rempli du monarque auquel est destiné la statue. Le Dieu des combats n’est pas dans l’attitude du commandement, mais semble jeter le coup d’œil du génie et de l’observation qui précèdent les ordres à donner. Son visage annonce un héroïsme tranquille et le sang-froid philosophique d’un guerrier obligé par état d’exterminer ses semblables. Les critiques reprochent trop de froideur à la première statue, ainsi qu’à celle-ci. L’une n’a point cet air séducteur, attribut de la reine de la Beauté ; l’autre manque du caractère sanguinaire, essentiel au dieu des combats : en un mot, Vénus n’est qu’une nymphe, et Mars qu’un simple guerrier.

9. — La France semble être le pays de l’Europe qui rende le moins de justice au grand poète qui fait aujourd’hui l’honneur de notre patrie et de son siècle. Tandis qu’il gémit sur les limites d’une de nos provinces, que, sans être exilé, il semble dans une sorte de proscription, dans un éloignement injurieux que ses ennemis lui reprochent, et dont il est obligé de se défendre continuellement en déclarant qu’il est toujours sur les terres de France, les étrangers en foule s’empressent de lui rendre hommage, et de le couronner de gloire ; les souverains lui écrivent, le comblent de leurs bienfaits, et lui consacrent des monumens durables de leur estime et de leur vénération. Dans les États de l’électeur Palatin, on vient de frapper une médaille en l’honneur de M. de Voltaire, comme à un génie divin qui a ôté au monde le bandeau de l’erreur. Tel est l’emblème sous lequel on a voulu le désigner avec tous les attributs qui peuvent le caractériser : la ressemblance y est parfaite, et le coin de toute vérité et de toute beauté. Il est inutile d’ajouter combien la superstition et le fanatisme s’élèvent contre cette assertion, et contestent à M. de Voltaire le titre auguste que lui défèrent de concert la raison, la philosophie et l’humanité.

11. — Les Muses sont faites pour chanter les Grâces. Cependant depuis que l’élévation de madame la comtesse Du Barry à la cour a mis en spectacle la beauté, les talens et les vertus de cette dame, restés jusqu’ici dans une obscurité injurieuse, de tous les gens de lettres retenus par l’admiration ou le respect, aucun n’avait fait encore fumer son encens pour cette nouvelle divinité. M. le chevalier de La Morlière, plus hardi ou plus heureux, vient de lui dédier un livre, intitulé le Fatalisme, espèce de recueil d’historiettes romanesques, dont le résultat est d’établir qu’on ne peut se soustraire à sa funeste destinée. Par cette adresse l’auteur échappera au fatalisme des méchans livres, et celui-ci, plus que médiocre, est enlevé avec une rapidité singulière : chacun s’empresse de voir la dédicace. On ne doute pas que le sieur de La Morlière n’ait eu une permission tacite de la modestie de cette dame, et que son exemple ne soit suivi par des panégyristes plus dignes de l’héroïne.

13. — Le sieur Piron a ranimé depuis peu sa verve dans une épître qu’il a adressée à M. le comte de Saint-Florentin, sous le titre d’Apothéose de Binbin (sobriquet du sieur Piron) ou Voyage dans l’Empyrée. Cet ouvrage, encore manuscrit, respire tout le génie de son auteur, c’est-à-dire la satire, la débauche et la bassesse.

15. — Les Comédiens Français ont donné hier la première représentation d’une pièce nouvelle, ayant pour titre Julie ou le bon Père, en trois actes et en prose. L’auteur est un M. Desnon, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.

16. — Il y a quelques années qu’il se répandit sourdement une méchanceté contre la cour, intitulée Vision de M. le cardinal de Bernis. Elle fut attribuée dans le temps, assez à juste titre, à M. le marquis de Choiseul, capitaine de vaisseau. Elle lui attira des disgrâces et des chagrins qui abrégèrent ses jours. Quelqu’un vient de renouveler ce genre de satire, sous le titre de Vision de M. de N***. Outre qu’elle paraît absolument calquée sur l’autre, elle n’a pas même le mérite de ces sortes d’ouvrages, celui de présenter des anecdotes piquantes et peu répandues. Cependant, comme elle a trait à des gens de la cour, à des ministres, et à des femmes très-connues ; que d’ailleurs sa clandestinité lui sert de véhicule, on la recherche avec empressement, et chacun est curieux d’en orner son portefeuille.

18. — De la Tolérance dans la religion, ou de la Liberté de Conscience, par Crellius ; l’Intolérance convaincue de crime et de folie[5]. Le premier traité fut d’abord publié en 1637, sous ce titre : Junii Bruti, Poloni, vindicia pro religionis libertate. Le Cène, ministre arménien, en fit en 1687 une traduction. C’est celle qu’on donne aujourd’hui, suivant l’éditeur, mais plus claire, plus châtiée, plus énergique, et rectifiée au point de la regarder comme refondue.

Dans la première partie de cet ouvrage, adressée au roi de France et à son Conseil, l’auteur établit que les catholiques doivent accorder la liberté de conscience et de religion, quand ils l’ont promise à ceux qu’ils appellent hérétiques, lors même qu’ils pourraient les opprimer sans en recevoir aucun préjudice ; qu’ils le peuvent, d’ailleurs, sans blesser leur conscience, ainsi que pourvoir à leur sûreté, et enfin qu’ils le doivent indépendamment des obligations contractées par quelque traité, et suivant les seuls principes du droit naturel et de l’humanité. Dans la seconde, on prouve l’inutilité et la barbarie des persécutions, combien les violences et la fraude sont opposées à l’esprit de la religion, qu’elles tendent plutôt à la ruiner qu’à la faire fleurir.

L’éditeur se flatte, dans l’avertissement, que les lecteurs qui s’intéressent aux progrès de la raison lui sauront quelque gré d’avoir tiré cet excellent ouvrage de l’oubli profond dans lequel il était enseveli depuis plus de cent ans, et d’avoir contribué à la publication d’un livre qui met dans un si beau jour l’utilité, la justice et la nécessité d’une tolérance universelle, les sophismes, l’aveuglement et l’atrocité des persécuteurs, et la mauvaise politique des souverains, qui, par la protection qu’ils leur accordent, semblent autoriser une partie de leurs sujets à égorger l’autre.

Il est certain que les raisonnemens de Crellius sont simples, clairs, méthodiques et pressans ; que le style du traducteur, quoique inégal et semé de disparates, est en général plein et nerveux, et qu’à la lecture de ce traité le glaive doit tomber des mains de tout fanatique susceptible d’être encore rendu aux lumières de la raison, et dont le cœur n’est point impénétrable aux sentimens de l’humanité.

18. — Extrait d’une lettre de Bouillon,
du 10 juin 1765.

« Rien de plus singulier, de plus louable que la fortune de M. Pierre Rousseau, de Toulouse, qui, d’auteur médiocre et méprisé à Paris, est devenu un manufacturier littéraire très-estimé et très-riche. Il préside, comme vous savez, au Journal encyclopédique, à la Gazette salutaire et à la Gazette des Gazettes ou Journal politique, etc. Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien ces trois entreprises lui rendent pour le concevoir, imaginez qu’il est à la tête d’une petite république de plus de soixante personnes, qu’il loge, nourrit, entretient, salarie, etc., dans laquelle tout travaille, sa femme, ses enfans, sa famille ; que le manuscrit, l’impression, la brochure, la reliure de ces ouvrages périodiques se font chez lui, et que, malgré les frais énormes de cette triple production, il met encore vingt mille francs net de côté, au point d’être aujourd’hui en marché d’une terre de cent quatre-vingt mille livres qu’il est à la veille d’acheter, et qu’il compte payer argent comptant. »

19. — En attendant que les querelles qui agitent le sein de la Compagnie des Indes se terminent, un plaisant, ou soi-disant tel, a répandu la Relation du docteur Ribaudier, confesseur de très-haute, très-excellente princesse, Son Altesse Sérénissime madame la Compagnie des Indes. Sous le voile de cette allégorie on révèle ce qui s’est passé dans les divers comités des députés avec messieurs de l’administration. L’on en fait une charge sous le nom de Vision ou Prophétie de la Princesse. On met en jeu les principaux membres, et chacun parle dans son caractère. Cette caricature, précieuse par la vérité des faits, est d’une touche lourde et d’un style barbare, ce qui pourrait la faire croire une production de quelque étranger. Plus méchante que le Prospectus de la Pompe funèbre, elle n’est pas à beaucoup près aussi agréable ; elle fait pourtant sensation, et le public, intéressé à la Compagnie, la recherche avec empressement.

20. — On sait que le roi, ami de tous les arts et initié aux spéculations les plus sublimes, a observé à Saint-Hubert le passage de Vénus sur le soleil. Madame la comtesse Du Barry accompagnait Sa Majesté à ce voyage, et le roi a daigné donner à cette dame quelques élémens d’astronomie capables de lui rendre ce phénomène intéressant. Un courtisan a fait à cette occasion les vers suivans, restés d’abord dans les portefeuilles de quelques amis, et qui se répandent aujourd’hui. Le poète s’adresse aux autres courtisans qui accompagnaient Sa Majesté et observaient avec elle :


Que nous diront ce télescope,
Cette Vénus et ce soleil ?
Amis, sans ce vain appareil,
Cherchons un plus sûr horoscope.

En ces délicieux jardins
Brillent nos astres véritables ;
C’est dans leurs regards adorables
Que nous trouverons nos destins !

21. — Il y a plusieurs années qu’un certain abbé de Foix, l’âme damnée de M. l’évêque d’Orléans, et qui servait ce prélat de différentes manières, s’est prévalu de son crédit pour faire entendre à quelques petits-maîtres Bénédictins qu’ils pourraient se séculariser facilement, que la plupart des chapitres du royaume avaient été d’abord réguliers, et qu’en s’adressant au roi il se faisait fort de la réussite. Il insinua qu’il fallait de l’argent pour préparer les voies, et il tira vingt mille écus pour la première fois.

La Requête en question fut faite et rédigée à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où étaient les moines les plus ardens à quitter le froc[6]. Elle fut présentée, le 16 juin 1765, à M. l’évêque d’Orléans. Cette démarche occasiona un scandale général dans Paris ; une demande aussi peu religieuse fut improuvée par le roi, et la communauté de Saint-Germain fut obligée d’envoyer une rétractation, ou du moins une explication de la requête, à M. l’archevêque de Paris. Cinq des auteurs du projet furent dispersés dans les provinces, et les Blancs-Manteaux, religieux d’un autre couvent de Bénédictins à Paris, depuis long-temps rivaux de leurs confrères de l’abbaye, répandirent un écrit sous le nom de Réclamation[7] ; ce qui, depuis ce temps, a occasioné une guerre polémique entre ces deux maisons, dont les écrits savans, mais ennuyeux et peu intéressans pour le public, sont restés dans la poussière de leurs cloîtres. Des arrêts du Conseil, des édits, des délibérations capitulaires n’ont pu terminer cette querelle et arrêter la haine active de ces pieux adversaires. Un jugement même du supérieur général, rendu le 12 septembre 1768, dans la diète annuelle de l’abbaye de Saint-Germain, a été vain et illusoire ; la communauté ne se trouvant point vengée, a interjeté appel au chapitre général, et c’est à cette occasion qu’elle fait répandre aujourd’hui un Mémoire à consulter très-volumineux et très-adroit.

23. — Les religieux des Blancs-Manteaux ne sont pas restés sans réplique, mais ils se sont contentés d’un mémoire très-court et qui, sans être aussi savant que l’énorme traité des Bénédictins de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, n’en est pas moins bon, moins bien raisonné et moins concluant.

On ne sait ce que le chapitre général actuellement ouvert prononcera sur cette contestation particulière, mais on ne doute pas qu’il ne proscrive en général le plan d’apostasie des vingt-huit réclamans, qu’il ne trouve mauvais qu’après y avoir paru renoncer, on le ramène encore sous les yeux du public, par le spécieux prétexte de détruire les imputations calomnieuses qu’on attribuait à ses auteurs.

On est surpris que les Bénédictins perpétuent une pareille querelle dans un temps si peu favorable aux moines, où l’on saisit volontiers les occasions de les entamer, et où la commission[8] établie pour la réformé sévirait d’autant mieux contre cet ordre, qu’il est peut-être le plus riche de la France.

24. — Le chapitre de l’abbaye de Saint-Germain-des-Près a pris le parti de désavouer le Mémoire dont on a parlé, ou du moins a refusé de l’approuver et de donner pouvoir aux commissaires de suivre l’appel ; en sorte qu’on ne doit le regarder que comme l’ouvrage des mêmes particuliers, c’est-à-dire des vingt-huit qui avaient demandé au roi la sécularisation.

25. — On parle d’une Histoire du Parlement, en deux volumes, qu’on attribue à M. de Voltaire. Ceux qui ont lu l’ouvrage encore excessivement rare, croient y reconnaître sa touche et le vernis satirique qu’il répand partout. On assure que le Parlement y est fort maltraité, l’auteur lui conteste et lui enlève tous les titres sur lesquels il se fonde pour s’immiscer dans la législation, et le réduit aux simples fonctions de judicature. Nouvelle raison pour empêcher la publicité de ce traité. La rigidité avec laquelle on a traité depuis quelque temps les colporteurs, envoyés en foule à Bicêtre, et même punis plus sévèrement et gémissant sous des peines afflictives, a intimidé les plus audacieux, et ces livres n’arrivent plus guère que par la poste, ou par le canal de ceux faits pour empêcher la fraude et qui croient avoir le droit de la favoriser en faveur de leurs amis.

26. — M. le chevalier de La Morlière, auteur de la dédicace[9] à madame la comtesse Du Barry, et dont les gazettes étrangères ont annoncé le zèle et les hommages, a eu l’honneur de souper dernièrement avec cette Minerve. L’accueil distingué qu’elle lui a fait est moins une reconnaissance du tribut d’éloges que lui a prodigués cet auteur médiocre, qu’un témoignage de son goût pour les lettres et de l’intention où elle est de les protéger. C’est ainsi qu’en parlent ceux qui approchent cette dame, douce, d’un esprit naturel et très-capable de goûter un encens plus pur et plus délicat que celui du chevalier de La Morlière.

M. Léonard, jeune auteur qui manie avec autant d’adresse le crayon que la plume, vient de faire le portrait de M. l’abbé de Voisenon en manière noire, d’une touche très-vraie et très-ressemblante. Il y a joint les vers suivans :


J’ai tracé le portrait de cet aimable auteur,
Qui nous donne en riant les leçons les plus sages :
Qui nQue n’ai-je pu peindre son cœur,
Qui nComme il est peint dans ses ouvrages !


27. — M. de Voltaire, cet astre du monde littéraire, qui, depuis sa brillante aurore, ne cesse de l’éclairer, semble, aux derniers momens de son couchant, redoubler, sinon de chaleur et de lumière, au moins d’activité et d’abondance. Il paraît un petit nouveau roman allégorique qu’on lui attribue ; il a pour titre Lettres d’Amabed, traduites par l’abbé Tamponet. Il est certain que personne n’oserait lui en contester la propriété ; car c’est une répétition fastidieuse de mille choses qu’on trouve dans vingt ouvrages du même genre de cet auteur. Le cadre n’est pas plus neuf ; il est question de deux jeunes Indiens mariés, qu’on traite d’apostats, qu’on met en conséquence aux prisons de l’inquisition à Goa, et qu’on amène à Rome pour être jugés. Très-peu d’idées, quelques images, une ombre de sentiment, et beaucoup de mots, forment tout l’assemblage de ce misérable pamphlet. Mais le mystère avec lequel l’auteur glisse ces feuilles furtives, l’attention de ses partisans de les annoncer d’avance à l’oreille, et la célébrité du nom imposant du philosophe de Ferney, excitent une fureur épidémique pour s’arracher ces productions qui ne se soutiennent que par leur rareté. On sent bien qu’il est difficile, ou plutôt impossible, que M. de Voltaire reste dans l’inaction, livré, comme il est, aux ennuis de la vieillesse et de la solitude ; mais ce qu’il écrit d’une main, il devrait avoir la sagesse et le courage de le brûler de l’autre. Il emprunte aujourd’hui le masque du docteur Tamponet, et c’est à ce cuistre de Sorbonne, qu’il a tant baffoué, qu’il attribue la traduction arabe de cette histoire prétendue arrivée au commencement du seizième siècle.

M. le comte de Lauraguais passe généralement pour auteur de la Relation du docteur Ribaudier, et à plus juste titre que de la première plaisanterie[10]. Quoique ce seigneur ait infiniment d’esprit, ceux qui le connaissent retrouvent dans celle-ci cette obscurité et ce galimatias, défauts ordinaires de ses productions. Du reste, sans l’avouer, il ne la renie pas avec la même franchise que l’autre.

28. — M. de Voltaire s’annonce indirectement pour l’auteur des deux livres qu’on lui attribue dans une lettre, du 29 mai, à M. Thiriot, son agent littéraire et le dépositaire de ses secrets. « Il paraît, dit-il (c’est le mot du guet entre eux), il paraît une Histoire du Parlement, en deux volumes. Les connaisseurs la trouvent bonne et véridique. Il paraît un petit roman, intitulé Lettres d’Amabed. C’est l’historiette d’une jeune Indienne que les gens de goût préfèrent à la piteuse et longue histoire de Paméla. » Ces traits de modestie caractérisent encore mieux l’auteur, et ne permettent pas de douter que ces deux ouvrages ne soient du philosophe de Ferney.

29. — Madame Bellecour ne pouvant supporter l’affront d’avoir trouvé son mari couché avec la sœur de sa femme[11], et plus sensible encore à l’ingratitude d’un homme auquel elle a sacrifié sa fortune au point de reprendre le train de la comédie, dont sa richesse considérable la mettait à même de se passer, a voulu absolument se séparer d’un pareil monstre. Elle a d’abord obtenu un ordre pour faire enfermer cette petite personne, qui, quoique laide et malpropre, voulait aller sur ses brisées, et elle l’a replongée dans la poussière d’où elle l’avait tirée. Quant au sieur Bellecour, pour éviter un esclandre scandaleux entre mari et femme dans un tripot aussi bien réglé que la Comédie Française, on lui a donné un congé de quatre mois, afin d’accoutumer le public à voir ces deux époux séparés, et de diminuer l’éclat de cette rupture. Mais un grand mal qui en a résulté pour le Comédien, c’est que Molé s’est trouvé obligé de jouer quelques-uns des rôles de cet acteur, et que, surtout dans celui du comte d’Olban de Nanine, il l’a éclipsé d’une façon complète, et a enlevé les suffrages de tous les spectateurs ; en sorte que Bellecour perd à la fois, par cet événement, sa femme, son opulence et sa gloire.

  1. Elle ne se trouve pas dans les Œuvres de Voltaire. — R.
  2. Par de La Dixmerie. V. 9 juillet 1765. — R.
  3. V. 30 mars 1769. — R.
  4. Traduit de l’anglais par le baron d’Holbach. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1769, in-8°. — R.
  5. Traduit par d’Holbach. Londres (Amsterdam, M.-M. Rey), 1769, in-12. — R.
  6. V. 1er juillet 1765. - R.
  7. V. 22 juillet 1765. — R.
  8. V. 6 juillet 1766. — R.
  9. V. 11 juin 1769. — R.
  10. V. 3 avril 1769. — R.
  11. V. 22 avril 1769. — R.