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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Mai

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 145-159).
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Mai 1770

1er Mai. — La querelle de M. Boutin avec M. le comte de Lauraguais continue à amuser la cour et la ville ; mais ce n’est certainement pas aux dépens du dernier. Les actionnaires goûtent la faible vengeance de voir au grand jour toutes les petites manœuvres employées par cet intendant des finances pour dissoudre la Compagnie ; ses ruses, ses caresses, ses promesses envers l’abbé Morellet, son suppôt, son agent et son organe. Celui-ci n’est pas moins furieux et a envoyé à l’auteur du Mercure la lettre suivante à insérer dans le volume de ce mois.


« Il se répand dans Paris et dans les provinces un ouvrage en trois parties, imprimé furtivement, et qui se vend de même, intitulé : Mémoire sur la Compagnie des Indes, en réponse aux compilations de M. l’abbé Morellet, par M. le comte de ***. J’y suis insulté avec la plus grande violence par un homme que je n’ai jamais offensé. J’aurais peut-être répondu à un ouvrage anonyme qui eût pu faire quelque impression sur l’esprit du public ; mais, heureusement pour moi, l’auteur de celui-ci s’est nommé, et je ne me crois obligé de répondre ni aux injures, ni aux raisonnemens qui s’y trouvent.

J’ai l’honneur d’être, etc. »

On sent tout le fiel que distille cette lettre sous les apparences de la modération, et combien elle est piquante pour l’adversaire qui a bec et ongles, et certainement ne sera pas en reste.

4. — M. le comte de Lauraguais, pour mieux constater envers M. Boutin son désaveu de la hardiesse criminelle avec laquelle l’imprimeur du nouveau Mémoire la Compagnie des Indes a couché en toutes lettres le nom de cet intendant des finances, a écrit des lettres à différens ministres où il exprime sa façon de penser cet égard. Dans celle à M. le comte de Saint-Florentin, ce seigneur trouve la conduite de l’imprimeur d’autant plus répréhensible, et d’autant plus contraire à la sienne, qu’il déclare n’avoir jamais d’autre usage, en parlant de M. Boutin, que de l’appeler par B. Du reste, on attend avec impatience la réplique de ce seigneur à l’abbé Morellet dont la lettre excite l’indignation générale, comme écrite avec une insolence singulière. On est surpris que l’auteur du Mercure ait osé l’insérer, et plus encore que le censeur l’ait laisser passer.

5. — M. le duc de Villars, gouverneur de Provence, vient de mourir dans son gouvernement. Ce seigneur, fils du maréchal de ce nom, n’avait pas couru la même carrière et avait bien dégénéré de la vertu de ses ancêtres. Il était taxé d’un vice qu’il avait mis à la mode à la cour, et qui lui avait valu une renommée très-étendue, comme on peut le voir dans la Pucelle. Du reste, il avait beaucoup d’esprit ; il était homme de lettres, et membre de l’Académie Française depuis 1734. Il était aimé dans son gouvernement, où il s’était fort bien comporté à certains égards.

6. — La nouvelle église de Sainte-Geneviève n’avance point, faute d’argent. Dans cet intervalle, les critiques s’exercent à y chercher des défauts. Le sieur Patte, architecte du prince des Deux-Ponts, vient de publier un Mémoire[1], où il prétend que les piliers de ce nouvel édifice n’en pourront jamais supporter la coupole. Il fait, à cette occasion, une description de ceux de Saint-Pierre de Rome et de l’église des Invalides, qui, quoique de la même proportion, ne soutiennent que des dômes beaucoup inférieurs. Cette assertion est étayée de l’appareil scientifique d’une infinité de calculs algébriques. M. Souflot annonce que toute sa réponse sera d’élever sa coupole et de prouver la possibilité du fait par le fait même. L’audace du sieur Patte paraît d’autant plus grande, qu’il n’a jamais rien fait, et que son adversaire est déjà connu par plusieurs ouvrages, surtout par un dôme construit à Lyon.

7. — Mémoire du sieur Billard, écuyer, contre M. le procureur du roi. Telle est la nouvelle défense qui paraît en faveur de ce fameux hypocrite. Elle est signée du sieur Aubry, avocat, est imprimée, et se répand par la famille de l’accusé avec la plus grande profusion.

9. — Depuis quelques jours le bruit court que mademoiselle Clairon ne fera point le rôle d’Athalie, quoiqu’elle l’ait déjà répété : ce qui la mortifie infiniment ; mais elle paraîtra toujours dans le rôle d’Aménaïde. On assure que madame Du Barry a obtenu du roi qu’on ne ferait pas un passe-droit aussi injuste à mademoiselle Dumesnil. D’un autre côté, madame de Villeroi se donne de grands mouvemens pour empêcher ce nouvel arrangement. On connaît la passion extrême qu’a cette dame pour mademoiselle Clairon, et combien elle est zélée pour empêcher que la délicatesse de cette actrice soit blessée en rien.

10. — M. le prévôt des marchands a reçu ces jours-ci à table un paquet contenant des couplets imprimés sur les réjouissances, où, à travers le ton grivois qui y règne, la bonhomie apparente de l’auteur, on trouve beaucoup de traits de causticité qui empêcheront de laisser répandre cette chanson. On en peut juger par le commencement :


En bon Français pourtant,
Il faut, quoique sans argent,
Il Entrer en danse, etc.


13. — Mesdemoiselles Camargo et Carton, deux anciens sujets émérites de l’Opéra, sont mortes depuis peu. L’une a été dans son temps une très-célèbre sauteuse ; c’est elle, en quelque sorte, qui a créé cette danse haute si à la mode aujourd’hui, mais qui s’est bien perfectionnée depuis. Elle était renommée pour la légèreté et la vivacité de ses gambades, et son nom fait encore époque dans les fastes du théâtre de l’Académie royale de Musique. L’autre, chanteuse des chœurs et d’un talent fort médiocre, s’était acquis une grande considération entre ses camarades par ses saillies, dont quelques-unes ont été rédigées depuis en apophthegmes, ont fait proverbe, et sont consignées dans un ouvrage intitulé : le Code lyrique, ou Réglement pour l’Opéra de Paris[2]. Elle s’était, d’ailleurs, illustrée par les conquêtes les plus distinguées, et se vantait de l’honneur unique d’avoir partagé sa couche avec trois rois. Toutes deux étaient retirées depuis long-temps avec des pensions proportionnées à leur mérite théâtral. Celle de la première était de quinze cents livres, et celle de la seconde de quatre cents livres seulement.


14. — Notes secrètes sur quelques membres du Parlement, recueillies par M. le chancelier.


Messieurs  
D’Aligre · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Honnête homme. S’il ne dormait pas toujours.
GRAND-BANC
D’Ormesson · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il ne peut me souffrir, mais j’en ferai ce que voudrai.
Lamoignon · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Difficile à vivre ; il faut être honnête homme, ou se résoudre à l’avoir pour ennemi.
Le Pelletier de Saint-Fargeau · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Je lui dois ce que je suis.
Pinon · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Excellent juge à l’Opéra.
De Gourge · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il rit, quand on le laisse faire.
Brochard de Saron · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Timide à l’excès, mais j’en fais grand cas.
De Maupeou · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Ah ! mon Dieu, c’est mon fils !
Fleuri · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Plus heureux qu’il n’avait espéré l’être, il m’en marque toute sa reconnaissance.
Le Peltier de Rosanbo · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · On dit qu’il a de l’esprit
GRAND’CHAMBRE.
Fermé · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · C’est un bâton dans la main d’un aveugle.
Pasquier · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Nous nous connaissons tous ; je sais à quoi l’employer.
Lézonnet · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il aime les huitres vertes
De Bretigneres · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Au sac, au sac.
L’abbé Farjonel · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il adore les bénéfices, sans oublier les épices.
De Gars · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · C'est une barre d’acier poli.
Goislard · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Honnête homme, mais faible ; on lui fait peur aisément.
   
Beze De Lys · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il se souvient de Pierre-en-Cise
Chavannes · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Bien de l’esprit, bien de l’esprit, et pourquoi faire ?
L’abbé d’Espagnac · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Un jour viendra qu’on en pourra faire quelque chose.
De La Belouse · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · M. de Laverdy m’a promis de bons mémoires sur son compte.
De Challerange · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il ne fait plus de dupe.
i DES ENQUÊTES.
Messieurs.
Le président Brisson · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Ce n’est pas tout de prétendre avoir un père pendu.
L’abbé Pommyer · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Les bavards sont toujours bonne gens.
L’abbé de Malezieu · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Plus d’esprit qu’il n’est gros.
Lambert de Saint-Omer · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Son nom fait toujours rire.
Amelot · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · On l’écoute comme un prédicateur à la cour.
De Montblin · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Fait le Cicéron : qu’on y prenne garde, Catilina n’est pas loin.
Freteau · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il a sa langue dans sa poche depuis qu’on lui a appris à parler.
D’Héricourt · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Du talent, mais peu de fonds.
L’abbé Phelippes · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il a voulu me dénnoncer ; je ne l’en aime pas moins. C’est un enfant sans malice.
2. DES ENQUÊTES.
Messieurs.
Le président de Boneuil · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · N’épouse aucun parti ; il est si bien avec tout le monde !
Le président Anjorrant · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Devait rester au Châtelet ; il y avait de la réputation.
Conseillers.
Clément de Feuillette · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il m’a souvent fait rire du bout des dents
Le Roy de Roullé · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il annonce toujours plus qu’on ne peut faire.
Pasquier, fils · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il ne vaudra jamais son père
   
Barillon · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il a l’esprit comme la voix.
Dupré de Saint-Maur · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il ne sait plus quoi faire depuis qu’il n’y a plus de Jésuites.
Freval · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Petit roquet qui jappe en attendant qu’il ait de la voix.
3. DES ENQUÊTES.
Messieurs.
Le président de Murard · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il sourit à l’approche de l’assemblé du clergé ; il guette les évêques.
Le Febvre d’Ammecourt · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il ne peut se sauver du ridicule avec beaucoup d’esprit
Robert de Saint-Vincent · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Fait tout ce qu’on veut par complaisance.
I. DES REQUÊTES.
Messieurs.
Le président Rolland · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · L’importance est sont existence ; il serait aise d’apprendre qu’il est sur ma liste.
2. DES REQUÊTES.
Messieurs.
Le président Hocquart · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Sa haine est comme son éloquence.
GENS DU ROI.
De Fleury, procureur général · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il a toujours la courante.
AVOCATS GÉNÉREUX.
Séguier · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il vit avec sa femme comme avec ses maîtresses.
Barentin · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Il fait tout en simarre.
De Fleury · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Tient son parquet à Charonne.

On voit par ces détails que c’est une espèce de revue du Parlement, ou du moins de ceux qui y font quelque bruit, qu’on suppose faite par le chancelier. Les notes en question, qui exigeraient beaucoup d’explications pour ceux qui ne sont pas au fait de la compagnie, sont en général très-bien faites et d’une grande vérité.

19. — Tous ceux qui sont entrés aux appartemens le jour du mariage, et au festin royal surtout, conviennent qu’ils n’ont jamais vu de coup d’œil aussi miraculeux. Ils prétendent que toutes les descriptions qu’ils en feraient seraient au-dessous de la vérité, et que celles qu’on lit dans les romans de féerie ne peuvent encore en donner qu’une idée très-imparfaite. La richesse et le luxe des habits, l’éclat des diamans, la magnificence du local, éblouissaient les spectateurs et les empêchaient de rien détailler.

L’opéra de Persée, joué le lendemain jeudi, avec toute la pompe et toute la magnificence du spectacle, n’a point eu de succès. On a trouvé mauvais que le sieur Joliveau se fût avisé de changer le poëme de Quinault, ou plutôt de le profaner par ses corrections sacrilèges. On sait d’ailleurs qu’il est essentiellement triste, et l’on a fort censuré le goût de ceux qui ont assisté au choix des spectacles, d’avoir préféré celui-ci, qui a un ennui général sur toutes les physionomies. On a observé que le genre de la musique ne pouvait affecter que désagréablement les oreilles de madame la Dauphine, accoutumées jusqu’à présent seulement à la vivacité et à la légèreté de la musique italienne. On n’a pas trouvé que les ballets réparassent ce qui manquait d’ailleurs, et les machines, qu’on avait extrêmement vantées, n’ont point produit l’effet merveilleux qu’on s’en promettait. En tout, l’exécution a été plus que médiocre.

20. — Il se répand dans le public une Lettre de l’Impératrice-Reine à monseigneur le Dauphin[3], qu’elle a chargé madame la Dauphine de remettre à ce jeune prince. Rien de plus tendre et de plus éloquent que cet écrit. Il roule principalement sur le sacrifice que fait cette auguste mère, d’une fille chérie, en faveur d’un époux dont elle espère qu’elle fera la félicité, et qu’elle adopte pour son fils.

21. — Le sieur Ruggieri, l’antagoniste de Torré depuis long-temps, est piqué d’une nouvelle émulation depuis le succès du feu de ce dernier. Comme il est chargé de celui que la Ville se propose de faire tirer, le 31 de ce mois, à la place de Louis XV, il sent qu’il est de son honneur de renchérir sur l’ouvrage de son camarade. Ce qui sera fort difficile à cause de l’étendue plus resserrée du local. Il ne peut se distinguer que par plus d’élégance et de propreté, sorte de caractère de ses feux, qui n’ont jamais été servis avec l’abondance, la chaleur, la rapidité de ceux de l’autre.

22. — Les ducs ont présenté au roi, le 12 de ce mois, un Mémoire[4] à l’occasion de leurs prérogatives lésées, suivant eux, aux fêtes et le jeudi 17. M. le comte de Saint-Florentin leur a remis de la part de Sa Majesté la réponse suivante :

« L’ambassadeur de l’Empereur et de l’Impératrice-Reine, dans une audience qu’il a eue de moi, m’a demandé de la part de son maître (et je suis obligé d’ajouter foi à tout ce qu’il me dit) de vouloir marquer quelque distinction à Mademoiselle de Lorraine, à l’occasion présente du mariage de mon petit-fils avec l’archiduchesse Antoinette. La danse au bal étant la seule chose qui ne puisse tirer à conséquence, puisque le choix des danseurs et des danseuses ne dépend que de ma volonté, sans distinction de places, rangs ou dignités, exceptant les princes et princesses de mon sang, qui ne peuvent être comparés ni mis en rang avec aucun autre Français, et ne voulant d’ailleurs rien innover à ce qui se pratique à ma cour, je compte que les grands et la noblesse de mon royaume, en vertu de la fidélité, soumission, attachement et même amitié qu’ils m’ont toujours marqués et à mes prédécesseurs, n’occasioneront jamais rien qui puisse me déplaire, surtout dans cette occurrence-ci, où je désire marquer à l’Impératrice ma reconnaissance du présent qu’elle me fait, qui, j’espère, ainsi que vous, fera le bonheur du reste de mes jours. »

Bon pour copie. Saint-Florentin.

23. — On a fait hier à Versailles, sur le magnifique théâtre de la cour, la répétition d’Athalie, dans toute sa pompe et telle qu’elle doit être exécutée aujourd’hui. C’était depuis quelque temps un problème si ce serait du mademoiselle Dumesnil ou mademoiselle Clairon qui ferait le rôle. La dernière l’a emporté enfin, malgré l’énormité de cette injustice. Mais on ne sait si la première ne sera pas bien vengée par l’indignation générale du public contre sa rivale, qui au demeurant a déclamé plus que senti son rôle. On n’en a nullement été content. On est partagé sur les chœurs, qui font un merveilleux effet au gré d’une partie des spectateurs, et qui refroidissent et affaiblissent l’action, suivant d’autres amateurs. On se réunit plus complètement sur le spectacle et sur les décorations, qu’on assure être de la plus grande beauté et d’une vérité d’imitation admirable ; surtout le dernier tableau a fait un effet prodigieux : cinq cents hommes sur la scène, débouchant par quatre côtés sur dix de front, ont présenté le coup d’œil le plus imposant et le plus terrible.

24. — On raconte un bon mot de l’abbé Terray au roi, qui indique dans ce ministre une présence d’esprit dont la nation ne peut qu’être fort aise par la bonne opinion qu’elle en doit concevoir du génie et des ressources du ministre, qui, s’il n’avait pas devers lui de quoi se rassurer, ne serait certainement pas plaisant. On dit que Sa Majesté lui ayant demandé comment il trouvait les fêtes de Versailles ? « Ah ! Sire, a-t-il répondu, impayables ! »

25. — Aucun des spectateurs du feu de Versailles n’en est sorti satisfait. Il ne répondit en rien à l’idée qu’on s’en était faite et au Prospectus qu’en avait distribué l’auteur. Cette girandole de vingt mille fusées n’a produit aucune sensation, et a terminé le spectacle on ne peut plus mal. On ne sait encore quelle récompense aura Torré : on parle de lui donner le cordon de Saint-Michel, honneur qui, comme on sait, est affecté aux talens.

26. — On voit ici quelques cahiers du commencement du Dictionnaire Encyclopédique de M. de Voltaire. Cet ouvrage, ainsi qu’on l’a prévu et annoncé, n’est autre chose qu’un titre vague pour réunir toutes les broutilles du vaste porte-feuille de cet écrivain, qui n’ont point encore trouvé de place convenable dans ses autres productions. Ce sont tous articles frappés au coin du génie de cet auteur, toujours impie et satirique.

27. — Voici exactement le portrait de madame la Dauphine. Cette princesse est d’une taille proportionnée à son âge, maigre, sans être décharnée, et telle que l’est une jeune personne qui n’est pas encore formée. Elle est très-bien faite, bien proportionnée dans tous ses membres. Ses cheveux sont d’un beau blond ; on juge qu’ils seront un jour d’un châtain cendré : ils sont bien plantés. Elle a le front beau, la forme du visage d’un ovale beau, mais un peu allongé, les sourcils aussi bien fournis qu’une blonde peut les avoir. Ses yeux sont bleus, sans être fades, et jouent avec une vivacité pleine d’esprit. Son nez est aquilin, un peu effilé par le bout : sa bouche est petite ; ses lèvres sont épaisses, surtout l’inférieure, qu’on sait être la lèvre autrichienne. La blancheur de son teint est éblouissante ; et elle a des couleurs naturelles qui peuvent la dispenser de mettre du rouge. Son port est celui d’une archiduchesse ; mais sa dignité est tempérée par sa douceur, et il est difficile, en voyant cette princesse, de se refuser à un respect mêlé de tendresse.

28. — On raconte aujourd’hui beaucoup d’aventures du bal masqué de Versailles, où il y avait surtout quantité de jolies filles. La plus piquante est celle d’un petit masque qui a vivement agacé M. le duc de Choiseul, et qui a excité sa curiosité au point de vouloir absolument savoir qui il était, sur quoi il lui a promis de se découvrir en un coin écarté ; alors il lui a dit fort confidemment qu’il était l’abbé Terray… Le duc s’est récrié sur l’impossibilité qu’un aussi frêle individu pût être le grand abbé Terray… « Est-ce que vous ne connaissez pas mon secret, de réduire à moitié… », a repris le masque en riant et s’échappant.

29. — Le système de la secte des économistes reçoit tous les jours des contrariétés qui désolent les apôtres de la Science. Tandis qu’ils exaltaient le zèle du Parlement de Dauphiné pour la liberté du commerce, par l’arrêt qu’il avait rendu, permettant à toutes sortes de personnes de vendre et tuer des bestiaux, etc., celui de en rendait un, le 25 avril, qui défendait de laisser sortir de son ressort aucuns bestiaux, pour remédier à la disette de cette denrée, devenue excessivement chère… Des provinces entières qui demandaient du pain, déposent fortement contre leur esprit d’innovation, et maudissent à jamais les auteurs obscurs qui se sont avisés d’écrire sur l’administration ; ils leur attribuent, peut-être mal à propos, leurs calamités ; mais le concours des circonstances est un argument bien fort, surtout dans la bouche des malheureux qui meurent de faim : les révoltes ont été poussées au point qu’il a fallu faire marcher des troupes, dans le temps où l’on était à Paris et à Versailles dans les fêtes et dans les bals.

30. — Les préparatifs du feu qui doit se tirer aujourd’hui, ont attiré quantité de curieux. Ils annoncent quelque chose de plus marqué que celui de Versailles, et dans son plan, beaucoup moins étendu, on saisit un ensemble qui, dans l’autre, échappait aux spectateurs. La principale décoration représente le Temple de l’Hymen, précédé d’une magnifique colonnade, dont les gens qui veulent tout critiquer ont trouvé les proportions manquées. Ce temple est adossé à la statue de Louis XV. Il est entouré d’une espèce de parapet, dont les quatre angles sont flanqués de dauphins, qui paraissent disposés à vomir des tourbillons de feu ; des Fleuves, occupant les quatre façades, doivent aussi répandre des nappes et des cascades du même genre. Le palais est surmonté d’une pyramide terminée par un globe. Beaucoup de pièces d’artifice sont rangées autour de la décoration. Auprès de la statue, et du côté de la rivière, est un bastion dont les flancs contiennent le corps de réserve de l’artifice, et d’où sortira le bouquet, pièce essentielle à une fête, et qui doit ordinairement la terminer d’une façon à ne plus rien laisser à désirer à l’admiration.

31. — Le feu d’artifice tiré hier à la place de Louis XV a eu les suites les plus funestes. Outre la mauvaise exécution, un accident causé par une fusée qui est dans le corps de réserve d’artifice dont on a parlé, a fait partir le bouquet au milieu de la fête et a enflammé toute la décoration, ce qui a rendu ce spectacle fort médiocre. Le sieur Ruggieri n’a pas profité des fautes de son antagoniste Torré, et n’a pas les mêmes excuses. Outre que son plan était beaucoup moins combiné que celui de l’autre, et n’exigeait pas la même étendue de génie, c’est qu’il n’avait pas éprouvé les mêmes contrariétés de la part du temps, et le ciel l’avait favorisé entièrement. L’accident survenu au bastion a été fort long et comme on ne donnait aucun secours au feu, bien des gens se sont imaginé que cet incendie était un nouveau genre de spectacle, qui en effet présentait un très-beau coup d’œil, et éclairait magnifiquement la place, pendant qu’on formait l’illumination. Mais pendant ce temps il se passait une scène infiniment plus tragique. La place n’ayant, à proprement parler, qu’un débouché dans cette partie du côté de la ville, et la foule s’y portant, indépendamment des voitures qui venaient prendre ceux qui avaient été invités aux loges du gouverneur et de la Ville, pratiquées dans les bâtimens neufs, un fossé, qu’on n’avait point comblé, et qui s’est trouvé au passage de quantité de gens poussés par derrière, les a fait trébucher ; ce qui a occasioné des cris et un effroi général. Trop peu de gardes ne pouvant suffire à contenir la presse, ont été obligés de succomber ou de se retirer ; des filoux, sans doute, augmentant le tumulte pour mieux faire leurs coups ; des gens oppressés mettant épée à la main pour se faire jour, ont occasioné une boucherie effroyable, qui a duré jusqu’à ce qu’un renfort puissant du guet ait rétabli l’ordre. On a commencé par emporter les blessés comme on a pu, et ce spectacle était plutôt l’idée d’une ville assiégée que d’une fête de mariage. Quant aux cadavres, on les a déposés dans le cimetière de la Madelaine, et l’on y en compte aujourd’hui cent trente-trois. Pour les estropiés, on n’en sait pas la quantité. M. le comte d’Argental envoyé de Parme, a eu l’épaule démise ; et M. l’abbé de Raze, aussi ministre étranger, a été renversé et horriblement froissé et meurtri.

  1. Mémoire sur la construction de la coupole projetée pour couronner l’église de Sainte-Geneviève. Paris, 1770, in-4°. — R.
  2. Par Meusnier de Querlon. — R.
  3. Voyez la Correspondance littéraire de Grimm, lettre du 1er juin 1770. — R.
  4. Il est rapporté dans la Correspondance littéraire de Grimm, lettre du 1er juin 1770. On y trouve aussi une version un peu différente de la réponse du Roi. — R.