Aller au contenu

Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Avril

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 132-145).
◄  Mars
Mai  ►
Avril 1770

3 Avril. — M. Saurin, de l’Académie Française, ayant adressé à M. de La Harpe des vers extrêmement fades et doucereux sur sa Mélanie, un inconnu a parodié ces vers, et s’est servi des mêmes rimes pour présenter l’inverse des mêmes pensées.


Vers de M. Saurin.

Pour la sixième fois, en pleurant Mélanie,
Mon admiration se mêle à ma douleur :
Ton drame si touchant, tes vers pleins d’harmonie,
Retentissent encor dans le fond de mon cœur.
RetePoursuis ta brillante carrière :
Appelé par la gloire, on t’y verra voler.
Tu nous consoleras quelque jour de Voltaire,
Si quelqu’un toutefois peut nous en consoler.


Parodie.

J’ai lu plus d’une fois ta triste Mélanie,
Et je n’ai ressenti ni trouble ni douleur :
De tes vers si corrects la pesante harmonie
À frappé mon oreille et non touché mon cœur.
ReteEn vain tu poursuis ta carrière :
Sans ailes à la gloire on ne peut pas voler.
Nous pleurerons long-temps la perte de Voltaire,
S’il ne reste que toi pour nous en consoler.


4. — Mademoiselle Dumesnil a toujours été en possession de jouer le rôle d’Athalie : par une injustice criante, on le défère aujourd’hui à mademoiselle Clairon, qui doit reparaître à la cour dans cette tragédie où elle n’a jamais représenté. Le public est d’autant plus scandalisé de cette préférence, que la première actrice n’a jamais eu aucune insolence à l’égard de ses camarades, ni envers lui. D’ailleurs, le droit d’ancienneté, son mérite personnel, son jeu sublime, tout paraissait devoir lui assurer cet honneur et ce droit.

5. — M. le duc d’Aiguillon se trouvant chez le roi, prétend que Sa Majesté parut inquiète de sa santé, lui demanda s’il ne se portait pas bien, et remarqua qu’il lui paraissait jaune. On assure que le duc de Noailles, en possession de tout sacrifier à ses bons mots, dit : « Ah ! Sire, Votre Majesté voit toujours les gens bien favorablement, car le public le trouve bien noir. »

6. — Le sieur Darigrand est un avocat fort renommé dans son genre. Il s’est spécialement voué aux affaires qui intéressent les droits du roi, et c’est le fléau des fermiers-généraux[1]. Comme il a été anciennement à leur service, il connaît tous les détours, tous les subterfuges, toutes les vexations du métier. Ce zèle infatigable à combattre les traitans lui a fait beaucoup d’ennemis. Enfin il a été déféré à l’Ordre, comme ayant prévariqué dans les fonctions de son état, comme coupable de s’être prêté à des choses illicites, comme susceptible de corruption, d’escroquerie, etc. Son affaire a été jugée mardi par ses confrères assemblés. Plus de cent ont persisté à le trouver innocent, malgré treize qui le jugeaient coupable. La séance s’est terminée par reconnaître qu’il n’était point dans le cas d’être rayé du tableau, mais bien d’être rappelé par le bâtonnier à une délicatesse de sentimens, dont son éducation ou sa façon de penser ne lui avaient peut-être pas fait assez connaître l’importance, mais essentielle à la noble profession qu’il exerçait.

7. — Il paraît, très-furtivement encore, un Mémoire de M. le comte de Lauraguais sur la Compagnie Indes, dans lequel on établit les droits et les intérêts des actionnaires, en réponse aux compilations M. l’abbé Morellet. L’ouvrage est précédé d’une Épître dédicatoire au comte de Lauraguais même, où l’éditeur, après l’avoir encensé, lui avoue son larcin, et bénit l’infidélité faite à ce seigneur, en livrant au public ce Mémoire, monument durable de son zèle pour les actionnaires, et de son courage à défendre leurs droits et leurs propriétés.

8. — La Défense des actes du clergé par M. l’évêque du Puy[2] est extrêmement rare ; M. le lieutenant-genéral de police ne laisse point percer d’exemplaires de cet ouvrage, qu’il sent devoir extrêmement déplaire au Parlement. Au surplus, c’est peut-être la seule manière de faire rechercher cet ouvrage sec et froid. C’est mal à propos qu’on a dit qu’il n’y avait pas mis son nom. Il y est très-parfaitement.

10. — Il y a une grande fermentation parmi les gens de lettres à l’occasion du projet singulier de quelques enthousiastes de M. de Voltaire, qui ont proposé faire ériger une statue à ce grand poète dans la nouvelle salle de la Comédie Française, qu’il est en question de construire, sans que l’emplacement en soit encore arrêté. Ils ont cru que ce monument serait placé là mieux qu’ailleurs, puisque ce lieu est le principal théâtre de sa gloire. Ils ont toujours commandé à compte la statue au sieur Pigalle. Elle sera en marbre, et l’on prétend que le marché est conclu à dix mille francs. On veut que cela se fasse par une souscription, ouverte seulement aux gens de lettres. C’est M. d’Alembert qui est chargé de recueillir l’argent. On ne doute pas que la somme ne soit bientôt complète.

11. — Vers de M. de Voltaire à madame la duchesse de Choiseul[3],
Sur la suspension des travaux de Versoy, nouvelle ville que M. le duc de Choiseul faisait construire près de Genève, et qui devait se nommer Choiseul-la-Ville.

Madame, un héros destructeur
N’est à mes yeux qu’un grand coupable :
J’aime bien mieux un fondateur :
L’un est un dieu, l’autre est un diable.

Dites bien à votre mari,
Que des neuf filles de Mémoire
Il sera le vrai favori
Si de fonder il a la gloire.

Didon, que j’aime tendrement,
Dont le nom vivra d’âge en âge,
La belle qui fonda Carthage,
Avait alors beaucoup d’argent.

Si le vainqueur de l’Assyrie
Avait eu pour surintendant
Un conseiller du Parlement,
Nous n’aurions pas Alexandrie,

Envoyez-nous des Amphions,
Ou nos peines seront perdues :
À Versoy nous avons des rues,
Et nous n’avons pas de maisons.

Sur la vertu, sur la justice,
Sur les grâces, sur la douceur,
Je fonde aujourd’hui mon bonheur,
Et vous êtes ma fondatrice.

12. — On a déjà composé l’inscription pour la statue projetée de M. de Voltaire. Elle portera : « À Voltaire, pendant sa vie : par les gens de lettres, ses compatriotes et ses contemporains. »

13. — La Ville fait redoubler les travaux des préparatifs pour les fêtes qu’elle se propos de donner à l’occasion du mariage de M. le Dauphin. On déblaie la place de Louis XV, où l’on met les deux gros pavillons en état de figurer par les ornemens, avec l’illumination qu’ils doivent recevoir. Quant à celle des boulevards, il paraît qu’on a changé la forme dont elle devait être, et qu’on y a substitué trois cent soixante lanternes à reverbère, qui donneront une clarté très-brillante. Cela s’accordera mieux avec la foire franche qui doit y durer neuf jours, et garnir absolument le boulevard depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Antoine ; ce qui donne lieu à un de ces quolibets dont le Français assaisonne ses plaisirs et se console de ses disgrâces. On sait que M. de Bernage, aux deux mariages de feu M. le Dauphin, avait fourni beaucoup de mangeailles au peuple, et entre autres, au second, avait fait promener des chars avec cornes d’abondance, d’où se jetaient les cervelas, les saucissons, et autres rocambolles pour les gourmands. On dit que celui-là avait donné des indigestions, et que celui-ci donne la foire.

14. — C’est dans une société particulière[4] qu’a été enfanté le projet d’ériger à M. de Voltaire la statue dont on a parié, entre M. d’Alembert, l’abbé Raynal, et autres enthousiastes de ce grand homme. La clause, de n’admettre à la souscription que des gens de lettres français est si expresse, que les particuliers même à la table desquels ces messieurs ont conçu cette heureuse idée, ont l’humiliation de ne pouvoir en être, faute d’avoir quelque ouvrage, bon ou mauvais, à produire ; car on n’est pas difficile sur la qualité ni sur la quantité. Il a été arrêté que tous les membres de l’Académie Française seraient tenus pour bons, quoique plusieurs n’eusse fait d’assez mauvais discours de réception. Pigalle, de son côté, s’anime et s’évertue pour produire un chef-d’œuvre digne du héros littéraire qu’il est chargé de transmettre à la postérité, et dont il espère à son tour être célébré dans quelque épître. Il assure que si l’exécution répond à ses désirs, il se regardera comme le plus heureux des artistes ; mais que si l’ouvrage ne répond pas au chef-d’œuvre qu’il imagine, il en mourra de douleur.

15. — Une cérémonie merveilleuse, qui s’exécute de temps immémorial, à la Sainte-Chapelle, la nuit du vendredi au samedi saint, a eu lieu à l’ordinaire, avec une affluence prodigieuse de spectateurs. C’est à minuit que se rendent en cette église tous les possédés qui veulent être guéris du diable qui les tourmente. M. l’abbé de Sailly grand-chantre de cette collégiale, les touche avec du bois de la vraie croix. Aussitôt leurs hurlemens cessent, leur rage se calme, leurs contorsions s’arrêtent, et ils rentrent dans leur état naturel. Les incrédules prétendent que ces énergumènes sont des mendiants qu’on paie pour jouer un pareil rôle et qu’on y exerce de longue main ; mais on ne peut croire que des ministres de la religion se prêtassent à une comédie si indécente. Tout au plus peut-être, à défaut de vrais possédés, aurait-on recours à ce pieux stratagème, pour ne pas laisser interrompre la croyance des fidèles à un miracle subsistant depuis tant de siècles et si propre à les raffermir dans leur foi. Heureusement, les possédés sont si communs que sans doute, il n’est pas besoin d’en préparer de factices

16. — Il paraît un Mémoire du sieur Billard, écrit avec ce même esprit de fanatisme qui semble être depuis long-temps le principe de toutes ses actions. En avouant ses malversations, il veut les justifier et rendre en sorte le ciel son complice, par le bandeau épais que la Providence, suivant lui, avait jeté sur les yeux de ses supérieurs. Il assure que ses erreurs étaient si claires, que sans un miracle d’aveuglement de leur part, il n’est pas de jour où ils n’eussent dû s’en apercevoir ; que depuis plusieurs années il ne rendait pas un compte, il ne présentait pas un bordereau qui ne déposât contre lui et n’administrât des preuves évidentes de ses infidélités. Il en conclut qu’il avait droit de se regarder sous la garde de Dieu même, d’autant plus que sa distraction de deniers n’était pas pour favoriser le libertinage, pour fomenter des passions criminelles, pour afficher un luxe insolent, mais pour faire des charités, des bonnes œuvres, pour soutenir enfin les défenseurs et les martyrs de la religion. Ce Mémoire manuscrit, dénué de toute citation des lois, ou d’avis de jurisconsultes, mais fort de textes de l’Écriture Sainte et de décisions des casuistes, est dans genre si singulier, qu’on serait tenté de le regarder comme le fruit du loisir de quelque plaisant, s’il n’était soutenu d’un détail de faits et de particularités très-propres à lui donner le caractère de l’authenticité.

17. — On prétend aujourd’hui qu’un grand ouvrage auquel travaille M. de Voltaire, et qui lui fait désirer de vivre encore quelque temps, est une Encyclopédie entière qu’il a entrepris de rédiger. On ne conçoit pas qu’à son âge le philosophe de Ferney ait enfanté un pareil projet. Quelque talent qu’il ait pour extraire, pour réduire et pour amalgamer les œuvres d’autrui, on doute qu’il y suffise ; on n’en parle encore que vaguement, mais cependant comme d’une chose sûre.

18. — La secte des économistes a depuis plusieurs années son journal, intitulé Éphémérides du citoyen, ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques. Il est tenu par un de leurs apôtres, et chacun y dépose les élémens et les résultats de la doctrine commune. Cet ouvrage peu répandu, roulant sur des matières métaphysiques et arides, n’a pas paru d’abord mériter l’attention du Gouvernement. La fermentation excitée en France à l’occasion de la cherté des grains depuis deux ans, a fait sortir ce livre de son obscurité. La hardiesse de quelques membres d’attaquer les Compagnies entières, de s’élever contre les Parlemens de Paris et de Rouen, a rendu fameux ces philosophes isolés ; de grands hommes ont daigné critiquer plusieurs ouvrages consignés dans le journal en question ; on l’a lus on est entré dans la discussion des dogmes de la secte. On a trouvé que, sous prétexte de prêcher les Principes du droit naturel, elle frondait l’administration des plus illustres ministres, déprimait les plus beaux règnes, s’attribuait le droit exclusif de connaître la manière régir les États, et s’érigeait en réformatrice de la législation même. Le journal a essuyé des retards, des contradictions, et peut-être l’aurait-on supprimé, si la secte n’avait de grands appuis dans le ministère ; mais on a nommé un censeur spécial ; il doit examiner ce avec la plus scrupuleuse attention, en peser toutes les expressions, apprécier le langage entortillé de ces messieurs, qui, à la faveur de nouvelles expressions, pourraient faire passer des idées dangereuses. C’est le sieur Moreau, ci-devant avocat des finances, que M. le chancelier a cru propre à cette besogne. Celui-ci a senti combien sa mission était critique ; en conséquence, il a déposé un corps de doctrine à la fin du premier volume des Éphémérides de cette année, qui ne fait paraître. Il fait sa profession de foi sur la doctrine des économistes, et déclare dans quel sens il l’entend et veut l’entendre, pour se mettre à l’abri des chicanes et peut-être des persécutions que sa qualité d’examinateur lui pourrait attirer.

19. — M. de La Harpe est un des principaux petits compagnons travaillant au Mercure sous le sieur Lacombe. Cet auteur, d’un génie naturellement malfaisant, paraît se plaire à profiter de cette espèce de dictature pour rendre des jugemens qu’il croit souverains, et traiter de Turc à Maure les différens écrivains qui ont le malheur de lui déplaire. De ce nombre est et doit être M. de Belloy : il a saisi assez ingénieusement quelques vers de Gaston et Bayard, de ce poète, fort obscurs comme sont beaucoup de ceux qu’il fait, et les a insérés au Mercure comme une énigme proposée par une société de gens de lettres[5].

Un plaisant, non moins mordant que M. de La Harpe propose, pour pendant, l’énigme suivante qui peut servir aussi d’acrostiche.


De mes heureux talens le nombre est innombrable,
Et vous devez, lecteur, m’en croire sur ma foi :
L’orgueil, vice en autrui, devient vertu dans moi ;
À tous les beaux esprits je suis inexorable ;
Haïr est un besoin pour mon cœur inhumain.
Amitié, ton nom seul me glace et m’épouvante ;
Rarement l’on me plaît : jamais rien ne m’enchante.
Prétendre à mon suffrage est inutile et vain,
Et je flatte aujourd’hui pour mieux mordre demain.

21. — M. Boutin voulait intéresser les intendans des finances, ses confrères, à demander justice en corps de la manière outrageante dont il est traité dans le Mémoire de M. le comte de Lauraguais, dont on a parlé#1. On ne sait si les autres se sont joints à l’offensé, mais sur les sollicitations faites auprès de M. le contrôleur-général, celui-ci a remis le livre entre les mains du roi, afin que Sa Majesté pût en juger en connaissance de cause. Il paraît qu’elle a traité tout cela de bagatelle, puisque M. le comte de Lauraguais n’a point été à la Bastille, comme l’exigeait M. Boutin, et que par les propos qu’on rapporte du roi à cette occasion, le plaignant n’est pas sans beaucoup de torts dans l’affaire qui a donné lieu à la sortie en question. Bien des gens même le regardent comme perdu sans ressource. Ce qu’il y a sûrement de fâcheux pour lui, c’est que l’éclat que fait à la cour cette [6] querelle, donne au Mémoire une publicité qu’il n’aurait pas eue. Depuis que le roi en a eu communication, tous les ministres, tous les princes, tous les grands seigneurs veulent lire cet ouvrage, qui jusqu’ici n’était intéressant que pour les actionnaires, et était très-peu répandu. On écrit de Châlons qu’on avait saisi un ballot de douze cents exemplaires de ce Mémoire, ce qui va le rendre fort cher dans ce pays-ci. Au surplus, ce qui justifie M. le comte de Lauraguais, même sur le procédé, c’est que le manuscrit paraît lui avoir été dérobé, avoir été imprimé sans son aveu, et qu’il ne se serait certainement pas permis la licence sans exemple de laisser le nom de Boutin en toutes lettres, s’il eût présidé à l’impression.

24. — Les Comédiens Français ont ouvert hier leur théâtre dans la salle des Tuileries, que quitte l’Académie royale de Musique. Cette translation, qu’on croyait devoir être fort tumultueuse dans ce pays-ci, où tout fait époque et excite la curiosité, n’a eu rien d’extraordinaire que beaucoup de critiques auxquelles elle a donné lieu. La différence du genre des spectacles exigeait nécessairement du changement, et l’on a jugé digne de la magnificence royale de faire supporter ces frais par Sa Majesté. La précipitation qu’on a mise à ce bouleversement, peut seule excuser les restaurateurs de la salle. On leur reproche des bévues énormes de toute espèce mais surtout d’avoir rompu l’harmonie qui régnait la distribution des loges, pour en augmenter le nombre ; d’avoir reculé le théâtre, ce qui produit l’effet le plus révoltant, prolonge trop la salle, et la rend très-sourde pour le fond de l’amphithéâtre. Ce sont les Menus-Plaisirs qui ont présidé à ces changemens, de concert avec les Comédiens, que l’intérêt seul a guidés. La fureur des petites loges fait dénaturer les formes les plus convenables, pour y substituer des commodités particulières qui dégradent la noblesse du spectacle. On ne peut que plaindre les artistes, forcés de s’asservir à tant de petites prétentions, qui enchaînent les talens et les énervent.

26. — On croit que l’Encyclopédie qu’on annonce comme l’occupation actuelle du philosophe de Ferney[7], n’est qu’un titre vague sous lequel il videra son portefeuille, et rassemblera une infinité de broutilles disparates qui avaient besoin d’un point de ralliement pour se produire au grand jour.

27. — M. l’abbé Nollet, membre de l’Académie des Sciences, très-renommé pour ses expériences de physique expérimentale, est mort avant-hier matin presque subitement.


29. — Il y a eu ces jours derniers, sur l’ancien théâtre de la Comédie Française, une répétition d’Athalie, telle qu’elle doit être exécutée à Versailles, c’est-à-dire avec les chœurs. Le bruit qui courait depuis quelque temps sur mademoiselle Clairon, s’est réalisé. Madame la duchesse de Villeroi a réinstallé elle-même dans ses fonctions cette actrice, qu’elle avait amenée avec elle, et les spectateurs ont avec la plus grande satisfaction vu reparaître cette divinité de la scène. On assure que dans cet essai, très-informe, elle a paru plus héroïque que jamais, et a développé majesté théâtrale qui en a imposé à toute l’assemblée.

Les chœurs qu’on y a exécutés en musique, ne sont pas de l’abbé Gauzergue, comme on le comptait. On croit qu’il n’a pas voulu y travailler, par quelques tracasseries assez ordinaires dans ce tripot. Quoi qu’il en soit, on y a adapté divers morceaux de musique, tirés d’opéras connus, et l’on se loue surtout d’un morceau d’invocation d’Ernelinde, qui a fait le plus grand effet.

Malgré le succès de mademoiselle Clairon, les partisans de mademoiselle Dumesnil ne sont pas moins vivement affectés du triomphe de la première. Ils se consolent par l’espoir que l’autre ne sera pas tout-à-fait exclue. Le bruit court que madame Du Barry veut être sa protectrice, et a demandé qu’Athalie fût jouée alternativement par les deux actrices. D’un autre côté, on sait que si mademoiselle Clairon rentre au théâtre, ce ne sera que pour faire les rôles de mademoiselle Dumesnil ; qu’elle ne se sent plus assez jeune pour ceux d’amoureuse, et qu’elle profite de sa retraite pour étudier et raisonner tous ceux dont elle veut se mettre en possession.

30. — Mademoiselle Beauvoisin, courtisane d’une jolie figure, mais sans taille, courte et ramassée, avait été obligée par cette raison de quitter l’Opéra dont elle avait été danseuse. Elle s’était livrée depuis quelques années à tenir une maison de jeu : ses charmes, son luxe et l’affluence de joueurs opulens qui s’y réunissaient, avaient rendu sa maison célèbre : mais il s’y était glissé beaucoup d’escrocs, suivant l’usage. Il s’y était passé des scènes qui avaient attiré l’attention de la police, et elle avait été mandée chez M. de Sartine, et avait reçu de ce magistrat une forte réprimande, avec injonction de fermer son tripot, ou du moins d’éviter le moindre éclat à peine de punition exemplaire. Elle avait cru se soustraire à la vigilance de la police, se faisant inscrire comme danseuse surnuméraire à Versailles pour les fêtes qu’on y prépare. Par un préjugé de ces demoiselles, elle croyait avoir plus de consistance ; mais sur de nouvelles plaintes que la maison de cette fille était un coupe-gorge effroyable, où se réunissaient des jeunes gens de distinction, elle a été enlevée aujourd’hui et conduite à Sainte-Pélagie, retraite destinée aux nymphes d’un certain ton qu’on ne veut pas mettre à l’hôpital. Cet enlèvement a jeté l’épouvante parmi les joueurs affiliés à sa maison, obligés de chercher asile ailleurs.

  1. V. 8 décembre 1763 et 6 janvier 1764. — R.
  2. V. 7 mars 1770. — R.
  3. Ces stances se trouvent dans les Œuvres de Voltaire avec quelques différences. — R.
  4. Chez madame Necker. — R.
  5. Voici les vers de De Belloy qui ont en effet toute la clarté d’une énigme :

    Je règle les ressorts de mon art infaillible ;
    Je concerte si bien leur jeu sûr et terrible,
    Que l’un, en se rompant, par un effort secret.
    De l’autre tout à coup précipite l’effet :

    Et ce dédale, offrant des détours innombrables,
    Partout entre-coupés, partout impénétrables,
    Est plein de fils trompeurs, dont le sombre embarras
    sans retour et conduit au trépas.

    Un Œdipe de province trouva que ces vers caractérisaient parfaitement l’Araignée. — R.

  6. V. 7 avril 1770. — R.
  7. V. 17 avril 1770. — R.