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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 159-173).
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Juin 1770

1er Juin. Extrait d’une lettre de Lyon du 28 mai 1770.

Le fameux J.-J. Rousseau s’ennuie vraisemblablement de son obscurité, et de ne plus entendre parler de lui. Il a quitté le Dauphiné, et l’on prétend qu’il est aujourd’hui dans un petit village non loin d’ici, qu’on appelle a Frète, où l’on assure qu’il catéchise et se forme un petit auditoire. On prétend qu’il ne tardera pas à se rendre à Paris, et qu’il pourrait bien avoir la folie de vouloir faire juger son décret par le Parlement, tentative dangereuse et dont ses amis espèrent le détourner.

3. — M. le Dauphin a paru fort inquiet dès le mencement du jour du 1er juin, de ce que son mois n’arrivait pas. Il est de deux mille écus, destinés à ses menus plaisirs. On ne pouvait deviner le sujet de cette impatience. On l’a découvert enfin par l’usage qu’il a fait de son argent. Il a envoyé la somme entière à M. le lieutenant-général de police, avec la lettre suivante :

« J’ai appris le malheur arrivé à Paris à mon occasion, j’en suis pénétré. On m’apporte ce que le roi m’envoie tous les mois pour mes menus plaisirs ; je ne peux disposer que de cela, je vous l’envoie : secourez les plus malheureux. J’ai, Monsieur, beaucoup d’estime pour vous. (Signé) Louis-auguste.

À Versailles, le 1er juin 1770. »

Madame la Dauphine a aussi envoyé sa bourse à M. de Sartine. Mesdames en ont fait autant. Les princes de sang ont suivi cet exemple respectable, et des particuliers l’ont imité. Il en est qui n’ont pas même voulu qu’on sût d’où venaient les secours qu’ils envoyaient. Les fermiers-généraux ont donné cinq mille livres.

5. — Le sieur Boucher, premier peintre du roi, vient de mourir. Depuis qu’il occupait ce poste distingué, sa réputation avait diminué et il n’avait rien fait qui fût digne de sa place. Le seul morceau qu’il avait exposé dernier salon, était plus que médiocre. En général, cet artiste a joui d’une réputation précoce, et portée beaucoup au-delà de ce qu’il méritait. Il avait un pinceau facile, agréable, spirituel, et peut-être trop fin pour les détails champêtres auxquels il s’était consacré. Toutes ses bergères ressemblaient à celles de Fontenelle, et avaient plus de coquetterie que de naturel. Son genre n’était pas proportionné à son rang : c’est comme si l’on donnait le sceptre de la littérature à un faiseur d’idylles ou d’églogues. 9. — C’est aujourd’hui sous le nom de Jean Plokoff, conseiller de Holstein, que M. de Voltaire fait paraître une espèce d’Ode en prose, qu’il donne comme la traduction d’un Poëme de cet Allemand sur les affaires présentes. Ce poëme ou cette ode est un galimatias pindarique, où l’auteur, qui a un égal besoin de louer et de satiriser, et est aussi outré dans un genre que dans l’autre, après avoir fait un éloge emphatique de l’impératrice des Russies, apostrophe durement les autres puissances, et leur reproche de rester dans une honteuse inaction, tandis que cette Sémiramis du Nord est à la veille de faire éclipser le croissant, et de renverser le despote effroyable, l’usurpateur tranquille, assis depuis long-temps sur le trône des Constantins. Il faut avouer que l’apôtre de l’humanité oublie son rôle en ce moment, et prêche la guerre, le carnage et la destruction avec une chaleur, une véhémence bien opposée à tout ce qu’il a écrit depuis quelque temps ; mais ce ne sera malheureusement pas la dernière de ses contradictions.

10. — Depuis que mademoiselle Clairon a paru à la Comédie au préjudice de mademoiselle Dumesnil, il semble que ce passe-droit n’ait servi qu’à enflammer davantage le génie de cette dernière. Elle a joué différens rôles, aux Français, avec une sublimité nouvelle et continue ; elle n’a point eu de ces disparates qui lui étaient si ordinaires, surtout depuis quelques années. Le public, de son côté, a paru la regarder comme plus chère à ses yeux, et elle a été applaudie d’une manière bien propre à la dédommager de la mortification dont on vient de parler.

11. — Le sieur De Rosoy est à la Bastille depuis environ trois semaines[1] pour deux ouvrages qu’il faisait imprimer sans permission, et qui ont été arrêtés avant qu’ils parussent. On n’en connaît que les titres ; l’un était intitulé les Jours d’Ariste, et devait servir de pendant aux Nuits d’Young ; l’autre était aussi une espèce de parodie d’un ouvrage très-connu, puisqu’il l’intitulait le Nouvel Ami des hommes.

On prétend que sur le bruit, accrédité depuis quelque temps, que le sieur Palissot devait faire une nouvelle édition, très-augmentée, de sa Dunciade, le sieur De Rosoy avait présenté à M. le chancelier une requête au nom des auteurs, ses confrères, contre ce fléau de la littérature, par laquelle il suppliait le chef de la justice de défendre au sieur Palissot de faire imprimer son ouvrage, comme un libelle diffamatoire contre tous les gens de lettres, à peine de répondre, en son propre et privé nom, de toute édition quelconque qui en paraîtrait, même de tout fragment qu’il en pourrait répandre ; que le sieur Palissot, en récriminant contre les vexations du plaignant, l’avait représenté comme plus répréhensible que lui, et avait dénoncé les deux ouvrages qui ont été arrêtés, comme s’imprimant furtivement.


12. — Les Comédiens Italiens donnent demain la première représentation d’une pièce nouvelle, ayant pour titre Dom Alvar et Mencia, ou le Captif de retour, comédie en trois actes, mêlée d’ariettes. Les paroles du sieur de Cailly, trésorier de M. le comte d’Eu, et la musique d’un amateur peu connu. Il paraît que ce drame n’a pas fait une grande sensation aux répétitions, tant par son intrigue romanesque, que par son harmonie décousue et sans ensemble.

— Un de ces persifleurs dont la cour abonde, et qui tournent tout en ridicule, a parodié ainsi le Mémoire des ducs et de la noblesse dont on a parlé[2].


Sire, les grands de vos États
Verront avec beaucoup de peine
Qu’une princesse de Lorraine
Sur eux au bal prenne le pas.

Si Votre Majesté projette
De les flétrir d’un tel affront,
Ils quitteront la cadenette
Et de la cour s’exileront.

Avisez-y, la ligue est faite.
Signé : l’évêque de Noyon,
La Vaupalière, Beaufremont,
Clermont, Laval et de Villette.


L’épigramme de cette fin consiste surtout dans le mélange des noms les plus nouveaux avec ceux des plus anciens de la noblesse, et le marquis de Villette termine cette liste de la manière la plus sanglante[3].

13. — Mademoiselle Clairon, dans l’espoir de se relever de l’espèce de chute qu’elle a éprouvée à la cour, lors de la représentation d’Athalie, répète actuellement le rôle d’Aménaïde dans Tancrède, qui a toujours été son triomphe. Pour dédommager aussi mademoiselle Dumesnil de l’humiliation qu’elle aurait reçue de ne point paraître dans une occasion aussi importante, il est question de jouer Sémiramis, une des pièces où cette actrice est le plus sublime. On ne doute pas que madame Du Barry, qui connaît tout son mérite et la protège spécialement, ne lui ait ménagé cette représentation. Cette dame lui a fait présent d’une robe magnifique, à ce qu’on assure.

14. — Madame la comtesse de Noailles, dame d’honneur de madame la Dauphine, et dont les fonctions sont de guider cette princesse dans tout ce qui est étiquette et cérémonial, voit avec peine qu’elle s’affranchisse ses conseils, et lui fait sans cesse des représentations sur ce qu’elle se familiarise trop ; ce qui la rend peu agréable à la princesse et au public, et ce qui donnera la clef de la chute de la pièce de vers suivante, qui, par une adresse assez heureuse, est tout à la fois un éloge très-flatteur pour madame la Dauphine et une épigramme contre madame de Noailles.


Le bal masqué. — À madame la Dauphine.

Quand au milieu d’une brillante cour
QuAux rois nous offrons notre hommage,
QuLe respect sur notre visage
QuTient lieu de masque au tendre amour.
QuC’est pour mieux nous faire connaître
QuQu’aujourd’hui nous masquons nos traits :
QuÀ la félicité du maître
QuChacun veut applaudir de près.
QuPour donner à notre tendresse
QuLe droit d’éclater librement,
QuFaut-il en ce jour d’allégresse
QuRecourir au déguisement ?
Ce qu’il sent hautement, le Français le publie.
QuLaissez-lui la sincérité ;
QuEn est-il un qui ne s’écrie :

Qu « Cette Dauphine, en vérité,
Qu Nous l’aimons tous à la folie ! »
Qu Nous l’aimons ! Ce mot est si doux,
Qu’au milieu de ce peuple, errant autour de vous,
QuVous vous plaisez, sous le masque, à l’entendre ;
QuVous épiez, vous cherchez à surprendre
L’aveu, le seul aveu dont les Dieux sont jaloux.
Si pourtant vous croyez que rien ne vous décèle,
Vous vous trompez : partout Louis vous suit des yeux ;
Ses regards attendris semblent dire : « C’est elle ! »
Et puis cette ceinture, ornement précieux,
QuQue vous portez dès l’âge le plus tendre,
Et dont vous fit présent la mère de l’Amour,
Qu Jamais votre dame d’atour,
vous masquant, n’a pu vous la reprendre.

15. — Madame Geoffrin est une virtuose très-connue, surtout chez les étrangers, plus enthousiasmés de son esprit que ses compatriotes. On se rappelle[4] qu’elle fit, il y a quelques années, un voyage en Pologne ; qu’elle eut l’honneur de voir plusieurs souverains dans cette tournée, et surtout d’être admise à une audience particulière de l’Impératrice-Reine. Cette Majesté, dans son intimité avec elle, lui fit voir son oratoire garni de très-beaux tableaux. Madame Geoffrin y remarqua une place vide. Depuis son retour en France, ayant acquis une très-belle Vierge de Carlo Maratto, elle a demandé à l’Impératrice-Reine la faveur de lui permettre d’envoyer ce morceau fameux à Sa Majesté Impériale, s’imaginant qu’il figurerait très-bien dans l’endroit en question. Cette Souveraine a accepté le présent, et a envoyé à madame Geoffrin un service très-magnifique en porcelaine.

16. — Les vers à madame la Dauphine sont du sieur Moreau, ci-devant avocat des finances, ensuite conseiller en la Cour des Aides et Finances de Provence, et aujourd’hui bibliothécaire de madame la Dauphine. Il est auteur de l’Observateur hollandais, ouvrage periodique composé en France, pendant la dernière guerre par ordre du Gouvernement et sous ses auspices.

— Le marquis Du Terrail, fils de Durey de Sauroy, trésorier de l’extraordinaire des guerres, et qui, par des arrangemens de famille, avait pris le nom distingué de sa mère, issue du chevalier Bayard, est mort ces jours derniers. C’était un homme qui avait des prétentions à l’esprit. Il avait composé quelques pièces dramatiques, qu’il avait en la prudence de garder dans son portefeuille, mais qu’il faisait jouer sur son théâtre d’Épinay. Il passait d’ailleurs pour avoir un goût très-antiphysique[5]. Il avait cependant épousé depuis quelques années une jeune demoiselle d’Uzès, mais dont il n’avait point d’enfans. En sorte que sa succession, très-opulente, retourne à M. de Cossé, son neveu par sa mère, sœur de M. Du Terrail.

— On ne cesse de parler du fatal événement de la nuit du 30 au 31 mai dernier, et l’on attend avec impatience la rentrée du Parlement pour voir comment cette cour traitera la chose. On cite à cette occasion un exemple de la même espèce, mais bien inférieur pour la quantité des morts, arrivé sous Louis XI, par lequel on voit que le prévôt des marchands de ce temps-là fut très-sévèrement puni. Les défenseurs de celui-ci rejettent la faute sur son peu de génie ; et pour donner une idée de sa force, on rappelle la plaisanterie que dit M. d’Argenson à M. Bignon, lorsqu’il fut nommé bibliothécaire du roi : « Mon neveu, voilà une belle occasion pour apprendre à lire. » C’est à la même cause qu’ils imputent sa fausse démarche, d’avoir été le lendemain à l’Opéra, sous prétexte de se justifier vis-à-vis du public et de démentir les faux bruits qui couraient à cette occasion.

— Des gens malins ont trouvé une anagramme sur le nom de M. Bignon, bien méchante et malheureusement trop juste.


Jérôme Armand Bignon :
Ibi, non rem, damna gero.


On prétend que cet hémistiche est tiré d’un vers de Juvenal.

17. — Les Comédiens Français doivent jouer incessamment une pièce nouvelle, qui a déjà été annoncée sous deux titres : l’Homme dangereux, et le Satirique. On ne nomme point l’auteur de ce drame. Bien des gens le mettent sur le compte du sieur Palissot : d’autres prétendent, au contraire, qu’il est dirigé contre lui. Quoi qu’il en soit, on en jugera au théâtre, et à l’œuvre on connaîtra l’ouvrier.

18. — Les spectacles de la cour se termineront mercredi par Tancrède et la Tour enchantée. Il paraît que Sémiramis ne sera jouée qu’à Fontainebleau. Cette Tour enchantée fait aujourd’hui l’objet de la curiosité des amateurs. C’est un drame à machines, dans un goût tout nouveau. Il n’y a que trois acteurs : la Princesse, un bon et un mauvais Génie. L’objet principal de cette fête est de retracer les combats de l’ancienne chevalerie et ces magnifiques tournois dont l’histoire nous a conservé les descriptions. Il y aura entre autres choses quatre chars traînés par des chevaux, des écuries du roi, exercés depuis long-temps à cet effet. On combattra à la lance et au sabre. La musique n’est autre chose que différens morceaux pris de côté et d’autre, dont on a formé un ensemble. Les paroles sont moins que rien aussi, et ce genre de divertissement est uniquement pour les yeux. Il n’y aura point de ballets ni de danse. Madame la duchesse de Villeroi se donne de grands mouvemens pour faire réussir ce spectacle, sinon de son invention, duquel au moins elle a donné le canevas, auquel elle a présidé, et qui s’exécute entièrement sous ses auspices.

19. — Le projet de dresser une statue à M. de Voltaire a été enfanté et rédigé chez madame Necker, femme du banquier de ce nom, qui reçoit chez elle beaucoup de gens de lettres. En conséquence, ce grand poète lui a adressé l’épître suivante :


Quelle étrange idée est venue
Dans votre esprit sage, éclairé ?
Que vos bontés l’ont égaré,
Et que votre peine est perdue !
À moi, chétif, une statue !
D’orgueil je vais être enivré.
L’ami Jean-Jacques a déclaré
Que c’est à lui qu’elle était due :
Il la demande avec éclat.
L’univers, par reconnaissance,
Lui devait cette récompense,
Mais l’univers est un ingrat.
En beau marbre, d’après nature,
C’est vous que je figurerai,
Lorsqu’à Paphos je reviendrai,
Et que j’aurai la main plus sûre.
Ah ! si jamais, de ma façon,
De vos attraits on voit l’image,
On sait comment Pygmalion
Traitait autrefois son ouvrage.

20. — On attend depuis plusieurs jours l’Homme dangereux, ou le Satirique ; mais les Comédiens ayant toujours la mauvaise habitude de ne présenter le manuscrit à la police que lorsqu’on est sur le point de le jouer, pour peu qu’il souffre de difficultés, cela retarde les représentations. Cette comédie-ci, par son titre, semblait en effet susceptible de beaucoup d’observations qu’elle

éprouve, et qui s’opposent à l’impatience du public. On l’attribue aujourd’hui à M. de Rulhières, auteur connu par quelques poésies fugitives, mais qui n’a encore produit rien de considérable.

— Il paraît une nouvelle édition de l’ancienne Sophonisbe de Mairet, réparée à neuf. Elle est précédée d’une Épître dédicatoire à M. le duc de La Vallière. Le style de ce préambule, le persiflage qui y règne, le ridicule du titre, tout annonce que cette plaisanterie est du vieillard de Ferney, qui, dans un moment de loisir, se sera amusé à rectifier l’ouvrage d’un des premiers auteurs de notre théâtre, où il y a sans contredit de très-grandes beautés.

22. — M. l’abbé Bergier, pour remplir les intentions de M. l’archevêque de Paris lorsqu’il l’a appelé auprès de sa grandeur et lui a conféré un canonicat de Notre-Dame, vient de faire un Examen du matérialisme, ou Réfutation du Système de la Nature, qu’il fait imprimer. Mais en même temps cet ecclésiastique s’est plaint que les devoirs de son état le gênaient beaucoup et lui laissaient peu de temps pour le travail. On assure qu’en conséquence l’assemblée du clergé se propose de lui faire une pension de dix-huit cents livres, d’en requérir autant pour cet écrivain de la part de M. l’évêque d’Orléans, afin de le mettre à même de résigner son canonicat, et de vaquer entièrement à la défense de la religion attaquée de tant de manières et par tant d’ennemis.

24. — La Tour enchantée, exécutée mercredi dernier à Versailles, ne doit pas être regardée comme un acte d’opéra : on ne se proposait d’abord que de faire un ballet figuré dans le genre de ceux qui ont été exécutés à la cour de Virtemberg ; mais, pour éviter la froideur de ces pantomimes et leur obscurité, on a cru plus convenable d’en lier entre elles les diverses parties par quelques scènes qui ne doivent être considérées que comme accessoires, et simplement destinées à jeter plus de lumière dans cette grande composition.

25. — On regarde comme absolument condamnée à ne point paraître la comédie dont on a parlé, ayant pour titre l’Homme dangereux, ou le Satirique ; il y a là-dessus une anecdote singulière qui mérite des éclaircissemens avant d’en rendre compte : il en résulterait qu’elle serait véritablement du sieur Palissot, qui, pour donner le change, s’y était peint au naturel sous ces deux vers-ci qu’on cite :


Vrai fléau des auteurs, horreur des beaux esprits,
Il croit, bravant la haine, échapper au mépris.


27. — M. l’archevêque de Toulouse, désigné successeur de M. le duc de Villars, depuis quelque temps, ayant fait ses visites, suivant l’étiquette indispensable de l’Acdémie Française, a été élu, lundi dernier, membre de cette compagnie.

28. — On assure que M. de Rulhières, indigné qu’on le crût auteur du Satirique, comédie extrêmement mordante, pleine de personnalités et dans le goût pièces d’Aristophane, s’est déclaré hautement contre cet ouvrage, et pour preuve qu’il n’en était pas l’auteur, a annoncé qu’il consentait à ce que cette comédie ne fût jamais jouée, qu’il le demandait même, et ferait là-dessus toutes les démarches nécessaires, s’il pouvait avoir quelque droit à les faire. Le sieur Palissot fâché, par une déclaration aussi formelle et aussi authentique, de ne pouvoir plus donner le change, et faire partager son iniquité avec quelque autre auteur, a poussé l’audace jusqu’à aller trouver l’abbé de Voisenon, le prier de se rendre chez M. le maréchal de Richelieu, et solliciter ce gentilhomme de la chambre d’écrire à M. de Sartine pour engager le magistrat à arrêter la représentation du drame ; ce qui a été fait. Soit que Palissot se fût flatté que le gentilhomme de la chambre ne serait pas aussi complaisant, et voudrait bien se rendre complice de sa mauvaise foi, soit qu’effrayé du danger nouveau auquel l’exposait cette troisième déclamation satirique, il eût sincèrement l’envie de l’arrêter, et que l’amour-propre l’eût fait ensuite se repentir de sa faiblesse, il a été confondu d’apprendre de l’abbé Voisenon, combien on avait eu égard à sa requête, et sa consternation l’a décelé au point qu’il n’a pu s’empêcher d’avouer l’ouvrage à ce confident très-indiscret, qui en a fait ensuite gorges chaudes.

29. — Il n’est point de petit souverain aujourd’hui qui ne veuille avoir une gazette dans ses États. Le prince des Deux-Ponts vient d’en établir chez lui deux à la fois qui arrivent ici depuis le mois de mai : une gazette politique et une gazette littéraire. C’est le sieur de Fontanelle, auteur du drame intitulé la Vestale, qui préside à cette double entreprise. On doute qu’elle réussisse. La multiplicité de ce genre d’ouvrages, circonscrits dans des limites étroites, est cause qu’ils se nuisent réciproquement, les rédacteurs ne pouvant que se piller, à qui mieux mieux. La première gazette n’offre rien de neuf, sans doute faute de bons correspondans ; et la seconde, rien de piquant, peut-être par le défaut de goût du compositeur.

30. — Logogryphe en forme de charade,
Adressé à une jolie femme, par M. le chevalier de Boufflers[6].

« Vous avez, madame, la première partie ; j’ai la seconde. Si vous n’aviez pas la première, je n’aurais pas la seconde. Si vous saviez à quel point j’ai la seconde, vous m’accorderiez le tout. Si vous m’accordiez le tout, vous ne pourriez me refuser la première partie. Si j’avais la première, je ne cesserais d’avoir la seconde, et je n’aurais plus rien à désirer.

« Je dois vous dire, pour que vous entendiez mon logogryphe, que la seconde partie est sûrement plus grande en moi que la première ne l’est en vous, et que parmi les personnes plus intimement liées entre elles que je n’ai le bonheur d’être avec vous, la seconde partie diminue à mesure que la première augmente. Il faut aussi que vous sachiez qu’on ne sent pas communément la seconde partie quand la première n’a pas lieu. Il faut cependant excepter un petit nombre de personnes dont l’attachement est si fort au-dessus du préjugé, que, quoique ennemis jurés de cette première partie, vous pourriez faire naître en eux la seconde, pour peu que vous volussiez vous y prêter, quand même vous n’auriez pas première. C’est un mérite bien rare parmi les personnes qui possèdent cette première partie.

« Vous serez peut-être fâchée contre moi si vous devinez mon logogryphe : cette première partie, qui fait toute mon ambition, le rend bien facile ; mais j’espère que votre colère n’aura plus lieu, lorsque vous voudrez bien vous rappeler que mon respect et mon attachement méritent quelque compassion. »

  1. Arrêté le 12 mai 1770, il sortit de la Bastille le 21 juillet suivant. Voir l’Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, etc. ; par J. Delort. Paris, 1829, in-8°, tome III, p. 75-96. — R.
  2. V. 22 mai 1770. — R.
  3. V. 21 août 1766. — R.
  4. V. 4 mai et 4 juillet 1766. — R.
  5. V. 28 janvier 1764. — R.
  6. Grimm, en rapportant cette folie de Boufflers, paraît craindre « les difficultés de quelques grammairiens rigides sur je ne sais quel changement de lettre. Si du moins, ajoute-t-il, le chevalier de Boufflers était encore abbé, il n’y aurait rien à dire. » — R.