Aller au contenu

Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Août

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 322-340).
◄  Juillet
Septembre  ►
Août 1771

Ier Août. — Le sieur Prépaud, ministre de l’évêque de Spire à la cour de France, vient de mourir. Il est question de faire conférer cette place à l’abbé de Voisenon. Celui-ci avait deux mille écus de pension sur les affaires étrangères que lui avaient ménagés les ducs de Choiseul et de Praslin. Il les a perdus à la disgrâce de ces deux ministres ; mais comme cet abbé, uniquement voué à l’amusement des grands seigneurs, n’épouse aucun parti, ne s’attache à personne, et suit le vent de la faveur, il a profité de son accès auprès de M. le duc de Richelieu pour capter la bienveillance du nouveau ministre des affaires étrangères, et M. le duc d’Aiguillon, pour lui assurer quelque chose de plus solide, cherche à le faire nommer par l’évêque de Spire à la place que la mort du sieur Prépaud laisse vacante. C’est à l’occasion de son entrée future dans le corps diplomatique que M. Duclos, secrétaire de l’Académie Française, lui a dit ce joli mot si fin et si juste : « Je vous félicite, mon cher confrère, vous allez donc enfin avoir un caractère. »

3. — *Principes avoués et défendus par nos pères[1]. Institutions que nous sommes dans l’heureuse impuissance de changer[2]. Lit de justice de 1770. Edit de février 1771.

Tel est le titre d’une nouvelle brochure qui, comme on voit, n’est qu’un extrait de deux phrases mises dans la bouche du roi. On y démontre que la plupart des citations des défenseurs du despotisme sont fausses, et que toutes les armes qu’ils empruntent en faveur de l’autorité contre les droits de la nation sont tirées d’une des Matinées du roi de Prusse[3], grand roi que la France admire, mais dont le gouvernement très-militaire et l’avis personnel ne peuvent ni ne doivent influer sur le nôtre.

4. — *Une seconde brochure qui se répand en même temps que celle dont on vient de parler, c’est le Parlement justifié par l’Impératrice de Russie, ou Lettre à M***, dans laquelle on répond aux différens écrits que M. le chancelier fait distribuer dans Paris[4].

L’objet de l’ouvrage est de répondre aux différens écrits que M. le chancelier fait distribuer dans Paris. De ces écrits qui étaient, lorsque l’auteur écrivait, au nombre de cinquante, et qui sont aujourd’hui multipliés à celui de plus de cent, il n’en trouve que quatre dignes d’être discutés, savoir : les Réflexions d’un citoyen[5], les Considérations sur l’Édit[5], les Remontrances d’un citoyen, et les Observations sur l’écrit intitulé : Protestation des Princes[6]. Il cherche à en démêler les sophismes, tous provenus faute d’avoir établi les principes et la nature du gouvernement monarchique. Il croit ne pouvoir mieux les fixer que par l’analyse de l’Instruction donnée par Catherine II, impératrice de toutes les Russies, aux personnages chargés de dresser le projet de son nouveau code de lois. Il prétend que « M. le chancelier, qui s’est aperçu combien les principes de cette Instruction étaient contraires à ceux qu’il a tâché d’établir dans son discours au Lit de justice, et dans le préambule de l’Édit de décembre 1770, en a fait défendre l’entrée dans le royaume. »

Quoi qu’il en soit, ce beau monument de législation est heureusement connu par les extraits qu’en ont donnés les papiers publics, et l’écrivain en question le prend pour base de son système. Il en infère des conséquences qui détruisent absolument toutes les objections divers auteurs qu’il réfute. L’article le plus neuf de l’ouvrage est celui où il explique la proposition aussi absurde que révoltante de laquelle les défenseurs du despotisme se prévalent pour autoriser leurs raisonnemens, savoir que le roi ne tient sa couronne que de Dieu. Il démontre que les Parlemens, qui ont eu la faiblesse de l’admettre, n’ont jamais voulu ni pu lui donner le sens absolu dont l’expliquent ces adulateurs du trône ; il comprend dans cette réfutation les inductions non moins pitoyables qu’on tire de la formule antique des édits : Louis, par la grâce de Dieu, etc. Il prouve enfin qu’il n’est pas moins faux que le roi ne tienne sa couronne que de son épée, et il en conclut que ne la tenant que du consentement de la nation, il doit nécessairement être soumis à la loi comme les sujets, et que, pour l’y ramener, tout moyen est permis, excepté celui de la révolte et de la sédition.

— Le 31 du mois passé, l’Académie royale de Musique, profitant de la faveur spéciale qu’elle a de n’être point sous les censures ecclésiastiques, a fait célébrer un service pour le repos de l’âme du sieur Trial, l’un de ses directeurs, mort subitement, ainsi qu’on l’a annoncé, et sans recevoir les secours spirituels. Cette cérémonie s’est exécutée dans le plus grand appareil à Saint-Germain-l’Auxerrois. On a chanté la messe de Gilles, très-célèbre dans le genre de musique funéraire ; elle a été suivie du De Profundis de d’Auvergne, morceau très-analogue au premier. Tout l’Opéra a coopéré à cette exécution. Les demoiselles de ce spectacle n’ont pas manqué de s’y rendre, ainsi que les filles les plus galantes de Paris. Il y avait aussi beaucoup de femmes comme il faut, et une multitude prodigieuse d’hommes. Cette fête lugubre a été égayée par une quantité de jolis minois, et aussi édifiante que le pouvait permettre la sorte de spectateurs dont elle était composée. On n’entrait que par billets.


— *Le Parlement de Bretagne a rendu, le 27 juillet dernier, un arrêt contre deux écrits intitulés, l’un : Observations sur l’imprimé intitulé : Réponse des États de Bretagne au Mémoire du duc d’Aiguillon ; l’autre : Procédures faites en Bretagne, et devant la cour des Pairs, en 1770, avec des observations. On connaît le premier ouvrage[7], dont on a affecté de supprimer du titre : Par Simon-Henri-Nicolas Linguet. L’autre est un gros in-4o, très-ennuyeux, et qu’on a voulu rendre plus piquant par des notes calomnieuses contre les témoins.

6. — *La Lettre d’un homme à un homme, dont on a parlé[8], n’était qu’un morceau détaché d’un plus grand ouvrage, et doit être placée comme la neuvième d’une collection qui précède, au nombre de huit. L’importance des vérités qu’on y traite est telle qu’on s’intéresse encore à cet écrit qui les reproduit, après tant d’autres, mais d’une façon plus aisée, plus agréable, et plus à la portée de toutes sortes de lecteurs. L’auteur a le style leste d’un homme du monde qui possède sa matière, sait l’embellir de toutes les grâces de l’enjouement ; c’est le Fontenelle de la politique. Il paraît avoir le mieux démêlé l’origine des Parlemens, qu’il trouve n’être autre chose que la cour de France, qui n’a jamais été créée, mais formée par extrait des anciennes Assemblées Nationales, aussi anciennes que la monarchie, et qui a succédé à ces Assemblées, quand elles n’ont plus eu lieu, tenues avec éclat quand le treizième siècle eut dissipé les ténèbres de la barbarie. Il ôte à cette discussion toute sa sécheresse, et y répand une gaieté noble et décente, bien opposée aux mauvais quolibets, aux plates turlupinades du plus grand nombre des écrits composés par ordre, et débités sous les auspices du chancelier.

7. — On parle beaucoup d’une aventure arrivée au couvent de Bon Secours. Ce monastère est l’asile de quantité de jolies femmes séparées de leurs maris, et l’on conçoit quel assemblage il en doit résulter ; c’est-à-dire qu’il est le centre de la galanterie. Il y a en outre des demoiselles pensionnaires, dont les mœurs, malgré la jeunesse, se ressentent bientôt d’une telle contagion. Une demoiselle Mimi, extrêmement jolie, brillait entre tant de beautés. Un mousquetaire noir, très-bel homme, âgé de vingt-trois ans, allait souvent voir deux parentes qu’il avait dans ce couvent avec un de ses amis qui avait pris du goût pour l’une des deux. Il eut occasion de connaître mademoiselle Mimi, d’en devenir amoureux ; et ayant facilement mis celle-ci d’intelligence, il se forma bientôt une partie carrée, au moyen d’une petite maison louée dans les environs. La plus grande des pensionnaires et mademoiselle Mimi escaladaient, le soir, les murs du jardin, et se rendaient au lieu convenu. On prétend que l’abbesse, amoureuse pour sa part du même cavalier, conçut de la jalousie de mademoiselle Mimi, se douta d’une intrigue secrète, et étant venue brusquement dans la chambre de cette demoiselle pendant la nuit, ne la trouva point ; que s’étant rendue ensuite dans celle des deux cousines, elle n’y vit que la petite ; que l’ayant interrogée, elle découvrit ce qui en était, fit sur-le champ assembler la communauté, et se transporta au pied de l’échelle avec ses religieuses pour y recevoir les deux transfuges. On se doute du coup de théâtre qui en résulta. L’aventure a été contée au roi. Sa Majesté en a ri beaucoup ; mais comme elle est très-sévère sur l’article des mœurs, elle a ordonné que le mousquetaire serait mis à Vincennes ; ce qui a été exécuté.


8. — M. de Mairan, pendant sa longue carrière, avait fait une collection précieuse de morceaux d’histoire naturelle, et sa bibliothèque était renommée pour son choix et pour sa rareté. Ces richesses littéraires appartenaient à madame Geoffrin, qu’il a, par son testament, instituée sa légataire universelle. On ne sait pourquoi elle a jugé à propos de les transformer en richesses plus solides. Quoi qu’il en soit, la vente de ces deux objets était annoncée, et devait se faire à l’encan. Un prince Allemagne s’est présenté depuis pour acquérir le tout, et sauvera à madame Geoffrin le déshonneur d’avilir ainsi le don de l’estime et de l’amitié, que son opulence la mettait en état de conserver dans son entier.


10. — *Un nouvel ouvrage clandestin attire la curiosité des amateurs. Il a pour titre : le Gazetier cuirassé, ou Anecdotes scandaleuses de la cour de France[9]. C’est un pamphlet allégorique, satirique et licencieux, comme l’annonce assez son titre.

11. — *M. Dionis Du Séjour, conseiller au Parlement, n’est pas moins renommé par ses connaissances en astronomie qu’en jurisprudence. Il est membre de l’Académie des Sciences. Comme le lieu de son exil est très-rapproché de Paris, et qu’il est à Saint-Maur, à deux petites lieues d’ici, l’Académie des Sciences a fait une députation auprès de M. le chancelier, pour obtenir à ce confrère la permission de venir aux séances les jours d’assemblée, et lui communiquer ses lumières ; mais le chancelier, qui se reproche journellement d’avoir adouci l’exil de tant de conseillers avant de leur avoir fait donner leur démission, a dit qu’il ne tenait qu’à M. Du Séjour de revenir sur-le-champ dans le sein de ses amis, en se soumettant à ce qu’exigeait le roi. Ce digne magistrat n’a pas cru que son honneur et sa conscience lui permissent de donner un si funeste exemple.

12. — Le mousquetaire noir dont on a parlé, et qui a causé un si grand scandale dans le couvent de Bon-Secours, se nomme M. le chevalier de La Porquerie. C’est le plus bel homme de la compagnie. Il a plus de six pieds, est corsé à proportion, et annonce tous les talens d’un vrai débrideur de nonnes[10]. Il est reconnu que madame Du Saillant, abbesse de Bon-Secours, avait eu des vues sur lui, qu’il n’avait jamais voulu remplir, et que c’est par vengeance qu’elle a écrit au roi.

La demoiselle Mimi avait appartenu à M. le duc de Choiseul, et même avait été au parc aux cerfs, à ce qu’on prétend. Le ministre l’avait ensuite mariée à un sieur Dupin, Américain, qui, dès la première nuit de ses noces, s’apercevant qu’il était dupe, avait fait un vacarme du diable, et avait laissé sa femme, qui s’était retirée en couvent. C’est ainsi qu’après bien des recherches les curieux d’anecdotes galantes ont éclairci les caractères des personnages de celle-ci, et ont constaté toutes les circonstances.

13. — La demoiselle Arnould, si célèbre au théâtre par ses talens, et dans le monde par ses bons mots, après s’être égayée aux dépens de tant d’autres, vient de fournir matière aux rieurs par le mariage le plus sot. Elle a épousé, suivant la rumeur publique, un jeune directeur des Menus-Plaisirs, sans mérite, et dont le talent consiste à avoir eu l’adresse d’enlacer à ce point une actrice, coryphée de la scène lyrique, et qui d’ailleurs a une fortune assurée.

14. — Hier l’Académie royale de Musique a donné, pour la première fois, sur son théâtre, la Cinquantaine, pastorale en trois actes, annoncée depuis long-temps. Les paroles sont du sieur Desfontaines, et la musique du sieur La Borde. Les unes ont paru aussi détestables que l’autre. Nul intérêt, nul incident dans l’action, nulle élégance, nul esprit, nul sentiment dans le poëme ; rien de frappant dans l’harmonie ; ni ensemble, ni liaison dans le tout ; point de caractère dans le chant. À un duo près, au second acte, tout a paru monotone, triste et ennuyeux. Les ballets seuls ont un peu réveillé les spectateurs, et sans la danse, qui y est prodiguée heureusement, le public n’aurait pu tenir à cette lamentable fête.

On a été indigné d’apprendre que le sieur Legros ayant voulu se refuser au rôle qu’il y joue, comme à un chef-d’œuvre d’ineptie et de mauvais goût, le sieur de La Borde l’a fait menacer de passer une cinquantaine au Fort-l’Évêque, s’il ne surmontait cette répugnance, et il a été obligé de chanter.

15. — Le Gazetier cuirassé est attribué à un nommé Morande, qui ne s’en cache pas, dit-on. C’est bien un livre à renier, cependant, par les dangers que doit courir son auteur, s’attaquant au roi même, à madame la comtesse Du Barry, à M. le duc d’Aiguillon, à M. Bourgeois de Boynes, à M. l’abbé Barry, à M. le chancelier, à M. le duc de La Vrillière, à M. le Terray, etc. Pour égayer davantage les matières politiques qu’il traite déjà très-lestement, il y a joint des notices sur quantité de filles d’Opéra, ce qui forme une rapsodie très informe et fort méchante, dans le goût du Colporteur. Les anecdotes, vraies ou fausses, en sont quelquefois très-récentes, et il en est qui ne remontent pas à plus de trois ou quatre mois avant la naissance de la brochure, imprimée il y a environ un mois. Du reste, elle est fort chère.

Le livre est précédé d’une estampe, qui représente le gazetier, vêtu en espèce de houssard, un petit bonnet pointu sur la tête, le visage animé d’un rire sardonique, et dirigeant de droite et de gauche les canons, les bombes et toute l’artillerie dont il est environné.

16. — Il paraît un nouveau livre sous le titre baroque de l’An deux mille quatre cent quarante ; rêve s’il en fut jamais#1, avec cette épigraphe : « Le temps présent est gros de l’avenir. » Leibnitz. La préface est écrite d’un ton fier et sublime. Le reste est une espèce d’apocalypse qui demande beaucoup de discussion.

17. — Le père Neuville, Jésuite fameux par ses sermons, a eu depuis quelque temps la permission de se retirer à Saint-Germain-en-Laye, retraite qu’il a toujours affectionnée, à raison d’une quantité de dévotes qu’il y avait sous sa direction, et chez lesquelles il présidait. Cet illustre prédicateur vient d’obtenir mille écus de pension sur l’évêché de Béziers.

18. — Le sieur Luneau de Boisjermain, cet irréconciliable ennemi des libraires, dans un de ses Mémoires dont on a parlé dans le temps, a prétendu avoir à faire contre les entrepreneurs du Dictionnaire encyclopédique une répétition de la somme de cent soixante-quatorze livres huit sous, comme perçue injustement. Il a ajouté que chaque souscripteur ayant à réclamer contre la même extorsion, le total de ladite restitution générale monterait au capital de un million neuf cent quarante huit mille cinquante-deux livres. Ces entrepreneurs étaient les sieurs Briasson, Le Breton, feu David et Durand. M. Briasson, prenant fait et cause pour ses confrères, a rendu, chez un commissaire, plainte de cette calomnie, articulée au Mémoire de son adversaire, et dont l’inculpation était développée dans un tableau y joint. Il a obtenu un décret d’ajournement personnel contre le sieur Luneau. Celui-ci en a appelé, et l’affaire se trouve aujourd’hui pendante au nouveau tribunal. [11] L’accusé n’ayant pas une grande confiance aux avocats du barreau moderne, a sollicité la permission de plaider son procès lui-même. Cette faveur s’accorde assez difficilement ; mais les juges ayant conçu que cette nouveauté leur attirerait beaucoup de monde, et donnerait à la cause une célébrité qui rejaillirait sur le tribunal, y ont consenti. Le jour est indiqué au mercredi 21, et l’orateur, qui se sent apparemment les forces nécessaires pour jouer son personnage, fait courir des billets, portant invitation de se trouver, à huit heures du matin, a la chancellerie du Palais, où sera le spectacle qu’il annonce. Il fait savoir aussi qu’il a composé un mémoire très-profond, plein de recherches savantes et de détails curieux sur la naissance et la formation du Dictionnaire encyclopédique.

21. — *Un pauvre diable, ex-Jésuite, nommé Roger, attaché à la Gazette de France, malgré son dévouement à son Ordre, déclamait avec beaucoup de vivacité et de naïveté contre les opérations de M. le chancelier ; il en a été rendu compte au chef de la magistrature ; le sieur Roger a été arrêté. On a trouvé chez lui un manuscrit de sa composition sur cette matière. C’est une espèce d’Épître ou de discours séditieux aux Francs-Comtois ses compatriotes. Sa franchise ne lui ayant pas permis de rien dissimuler, il a tout avoué, et il est à la Bastille.

22. — Les Observations sur l’Édit du mois de février 1771, portant création de Conseils supérieurs, sont une nouvelle brochure dont l’auteur est sans doute un homme qui a la triture des affaires, qui connaît l’effroyable dédale de la chicane, et tous les abus du Palais. On y trouve un détail très-curieux sur les formes de la procédure, sur les épices, et sur la manière dont MM. de Maupeou, père et fils, ont grossi ces frais énormément, surtout le dernier, qui se faisait ainsi plus de soixante mille livres de rentes. Il donne les moyens d’y remédier, ainsi que de restreindre la multiplicité des voyages des plaideurs à la capitale ; après avoir réfuté l’Édit en gros, il en discute successivement les diverses parties, et le pulvérise dans tous ses points.

À la suite de cet écrit est une Lettre à une dame sur le même sujet, où l’on démontre, par une nouvelle façon de voir, que l’établissement des Conseils supérieurs est nuisible au roi, à l’État et à la nation ; qu’il tend d’une part à déprimer le peuple en général, la noblesse en particulier, à dessécher les liens d’amour, de confiance, de fidélité qui unissent le monarque et les sujets, pour ne laisser lieu qu’à l’autorité, en sapant les lois et l’esprit de la constitution du gouvernement français qui en sont la base.

26. — *Les satires contre M. le chancelier continuent à se répandre, et nous allons les recueillir, moins à raison de ce qu’elles peuvent valoir comme ouvrages littéraires, que comme pièces historiques. Voici d’abord une Charade sur le mot de Maupeou :

« Ma tête annonce tous les maux imaginables et tous les malheurs les plus cruels. Il n’est point de fléau destructeur que je ne renferme en moi-même, point de crime dont je ne sois coupable, point de scélératesse et de trahison que je ne puisse exécuter. Mes pieds et mes jambes désignent un animal odieux, un insecte vermineux et rongeur, qui ne se trouve que dans les cachots et les prisons dont je suis digne, et où ma patrie, pour son bonheur et le mien, aurait dû me faire renfermer dès ma jeunesse. Tout mon corps n’est bon qu’à brûler. »

Dialogue de deux poissardes sur la mort inopinée de M. le chancelier.
Air : J’ai fait long-temps résonner ma musette.
SUZON.

Hé ! ben, Babet, te v’là donc ben contente ?
Ton chancelier, on m’a dit qu’il est mort.

BABET.

Il a ben fait, car vois-tu, ma parente,
Je l’ons tué dans mon premier transport.

SUZON.

On dit comm’ça qu’il s’est tué de rage
Et que li-même a su s’empoisonner.

BABET.

J’n’ l’i croyons pas, ma foi, tant de courage :
Comment ! li-mêm’ ? Mais v’là d’quoi s’étonner !

SUZON.

En avalant de sa propre salive,
Çà l’a conduit aux enfers de droit fil.

BABET.

Je le crois ben, et pour que l’cas arrive,
I n’pouvait prendre un poison pus subtil.

— *Il court aussi une Épître à Fréron, contre Voltaire, au sujet de sa lettre sur les opérations du chancelier[12]. Nous allons la rapporter à cause de sa brièveté :

Ne t’arme plus, Fréron, des traits de la satire :
De l’infâme Voltaire oserais-tu médire
Après qu’en bas flatteur il brûle son encens
Sur l’autel déserté du plus vil des Séjans.
Ah ! perfide Protée ! est-ce ainsi, grand Voltaire,
Que tu charges ton nom de l’horreur de la terre ?

Ta couronne civique[13] a flétri tes lauriers :
Plus de gloire pour toi ; va, brûle tes cahiers ;
Et si jamais je vois, au temple académique,
Ton portrait, ta statue, ou quelqu’autre relique,
Ne pouvant les briser, je veux cracher dessus[14].
Cesse de t’avilir, Fréron, ne le crains plus.
Quand il louait Choiseul, et l’État et nos pères,
Le parjure empruntait la langue des vipères ;
Tu n’es que trop vengé, méprise ce serpent,
Dédaigne d’écraser un insecte rampant.
DédCujus vita despicitur, opus ejus contemnitur.


— La séance publique de l’Académie Française a eu lieu hier, suivant l’usage. M. d’Alembert, au lieu de M. Duclos, qui lui-même était à la place de deux autres[15], a fait les fonctions de directeur, dont M. Duclos avait pourtant pris le fauteuil. Il a lu une espèce de préface pour le discours dont l’auteur a été couronné. Il a averti le public des règles que les Académiciens se sont imposées pour l’examen des pièces qui concourent, pour le choix de ces pièces, et enfin pour la préférence accordée à celles qui remportent le prix.

Il a lu ensuite le discours en question, dont le sujet était l’Éloge de Fénélon. On y a trouvé de très-belles choses, mais il n’est pas sans défauts. L’orateur, qui sait lire, en a fait passer de bien médiocres et de bien maladroites. Quand sa poitrine est fatiguée, il n’a qu’à terminer la phrase où il s’arrête par une certaine inflexion de voix, aussitôt les auditeurs émerveillés applaudissent à la ronde, et lui donnent le temps de reprendre haleine. Il a fait halte à la seconde partie, et s’est fait donner une bouteille de la liqueur philosophique. Le géomètre a bu un verre de son élément, et il est arrivé très-heureusement à la fin.

On savait d’avance que c’était M. de La Harpe qui avait obtenu le prix. M. Thomas a fait part ensuite au public des extraits du discours de l’abbé Maury qui a eu l’accessit, et de quelques morceaux des autres discours qui ont concouru, où il y avait des choses assez libres pour les circonstances présentes, et que le lecteur très-bien fait sentir.

Autre préface de M. d’Alembert, où il venge la philosophie et la géométrie du reproche qu’on leur fait d’occasioner le dégoût des vers, tandis c’est aux mauvais poètes qu’il faut s’en prendre. Il a annoncé que l’Académie préférera pour le choix de ses nouveaux membres ceux qui auront remporté les couronnes académiques.

Au surplus, éloges de M. de Voltaire, de M. le duc de Nivernois, du roi de Prusse ; récit historique du nombre des pièces de poésie du concours (quatre-vingts et tant), dont la seule qui se soit soutenue a été celle de M. de La Harpe, qui pourtant est très-froide et ne vaut pas la médaille. Il en a été fait lecture, et la séance a fini de la sorte.

Il est remarquable que cette fois-ci M. Duclos, sur les représentations qui lui ont été faites que la séance étant publique ne souffrait point d’exception, a crié d’une voix éteinte d’ouvrir la porte à tous ceux qui se présenteraient avant le commencement de la lecture, et d’en laisser entrer tant qu’il en tiendrait dans la salle. Le suisse, qui est sourd, n’a obéi qu’à moitié. Il a ouvert seulement la porte de la salle d’assemblée, et a attendu assez long-temps que le public arrivât ; mais comme ce public et le suisse qui le repoussait n’étaient pas prévenus, il n’est arrivé des curieux que pour interrompre la lecture. On a remarqué que M. le prince de Beauvau était à cette séance[16].

Le sujet du prix de poésie pour l’année prochaine est laissé au choix des concurrens. Celui de prose pour 1773 est l’Éloge de J.-B. Colbert.

27. — *Le mercredi 21, M. Luneau de Boisjermain s’est présenté à la Tournelle pour plaider sa cause, suivant la permission qu’il en avait reçue. Le public s’était rendu en foule à l’audience. Le sieur Perrin, avocat aux Conseils, un de ceux qui se sont attachés au nouveau tribunal, chargé de la défense des imprimeurs, a voulu s’opposer à cette innovation. Il a mis dans son procédé une chaleur qui a indisposé le public contre lui, et n’a fait que rendre l’orateur plus agréable. M. de Châteaugiron, président, a imposé silence au sieur Perrin. Son adversaire a commencé son plaidoyer avec beaucoup de succès. Il l’a lu : il a débuté par des éloges adroitement distribués aux juges, jesuitico more[17], pour le bien de sa cause, et ceux ci en ont été attendris jusqu’aux larmes.

28. — Le sieur Rouelle, chimiste aussi renommé que son frère, mort l’année dernière, a fait dernièrement[18], en présence de tout ce qu’il y a de plus instruit dans son art, une expérience aussi curieuse que chère. Il était question de dissoudre dans un creuset des pierres de diamant. Il a parfaitement réussi. Elles n’ont laissé après elles aucune matière quelconque, le tout s’étant évaporé sans nulle trace de fusion ni de calcination.

30. — *Depuis qu’on écrit sur la grande question qui divise la nation d’avec son roi, et qui semblerait vouloir les distinguer l’un de l’autre, on est surpris de voir encore une nouvelle manière de la traiter, et l’on ne peut cependant disconvenir que la Lettre sur l’état actuel du crédit du Gouvernement en France, en date du 20 juin 1771, ne contienne des choses très-neuves, ou qui du moins n’ont été qu’effleurées ou touchées indirectement par les Parlemens et les politiques qui l’ont agitée.

Il paraît impossible de voir les choses plus en homme d’État. L’auteur est certainement un homme de génie, qui sait embrasser d’un coup d’œil une idée vaste, et la développer sous ses diverses faces. Tout lecteur de bon sens ne peut se refuser à l’évidence de ses axiomes et à la sûreté de ses conséquences. Fasse le ciel que l’Angleterre, cette nation rivale de la nôtre, ne profite pas des avantages, malheureusement trop sensibles, qu’elle pourrait tirer de notre état convulsif, ou plutôt que le ministère ouvre les yeux sur les suites funestes et inévitables de ses opérations ! Au surplus, l’ouvrage est fait avec tant de sagesse et de modération que l’écrivain aurait pu adresser lui-même sa Lettre à M. le chancelier, sans exciter de sa part d’autre humeur que celle de ne pouvoir y répondre.

30. — La Cinquantaine a donné lieu à une épigramme qui, sans être bien aiguisée par la pointe, est d’une belle simplicité grecque et fait anecdote. Il faut savoir que l’auteur de la musique est un des entreteneurs de mademoiselle Guimard :

DeAprès Rameau paraît La Borde.
DeQuel compagnon ! miséricorde !
De« Laissez notre oreille en repos :
DeDe vos talens faites-nous grâce,
De la Guimard allez compter les os,
DeMonsieur l’auteur, on vous le passe. »

31. — Le sieur Luneau de Boisjermain, après trois séances, a fini hier son plaidoyer contre les libraires. Depuis long-temps on n’avait vu au Palais une affluence de monde aussi prodigieuse. Le public a paru très-content de l’orateur, qui à la beauté de la diction a réuni l’élocution la plus pittoresque. Il y a mis ce pathos qui fait toujours un grand effet, et qui, rendu d’une voix cassée et presque éteinte, a produit une sensation étonnante sur les spectateurs et a fait pleurer les juges. On assure avoir surpris des larmes à quelques libraires, moins prévenus, sans doute, que leurs confrères, adversaires de l’orateur. Enfin on s’accorde généralement à convenir que peu d’avocats de l’ancien barreau eussent aussi bien, et qu’aucun n’eût certainement mieux plaidé que cet accusé.

Le sieur Perrin, ci-devant avocat aux Conseils, doit perler pour les libraires mercredi prochain. Le sieur Luneau a demandé la réplique, et elle lui a été accordée.

Ce même jour on a jugé à la Tournelle une cause du Parlement ancien, qui avait déjà produit deux Mémoires très-plaisans, de la part des sieurs Cocqueley de Chaussepierre et Delort. Le sujet était un chat trouvé mort dans une cave du sieur Guy, libraire associé de la veuve Duchesne. Cet animal appartenait au sieur Boyer, agrégé en droit, qui accusait la femme de Guy d’avoir tué son chat ; en conséquence l’avait maltraitée de paroles et injuriée, au point que le mari avait rendu plainte. Ce sujet bien digne d’occuper une scène dans la comédie des Plaideurs, et très-propre à faire voir jusqu’où va le délire de leur engeance, avait donné lieu aux deux avocats ci-dessus nommés de s’égayer. Le nouveau tribunal, qui n’aime point qu’on rie d’une chose aussi grave que la justice, a supprimé ces deux Mémoires anciens, a déclaré la procédure du sieur Guy injurieuse, l’a condamné aux dépens et à dix livres d’amende envers le sieur Boyer.

  1. Sa Majesté devait croire que vous recevriez avec soumission une loi qui contient les véritables principes, des principes avoués et défendus par nos pères, et consacrés dans les monumens de notre histoire. » (Discours du chancelier au Lit de justice du 7 décembre 1770.) — R.
  2. Ils (les membres du Parlement) ont tenté d’alarmer nos sujets sur leur état, sur leur honneur, sur leurs propriétés, sur le sort même des lois qui établissent la soumission à la couronne, comme si un règlement de discipline avait pu s’étendre sur ces objets sacrés, sur ces institutions que nous sommes dans l’heureuse impuissance de changer, et dont la stabilité sera toujours garantie par notre intérêt inséparablement lié avec celui de nos peuples. » (Préambule de l’Édit de février 1771, portant création de Conseils Supérieurs.) — R.
  3. V. 7 février 1765. — R.
  4. Réimprimé dans le Maupeouana, tome Ier p. 84-129. — R.
  5. a et b V. 8 avril 1771. — R.
  6. V. 17 mai 1771. — R
  7. V. 12 avril 1771. — R.
  8. V. 25 juin 1771. — R.
  9. Par Thévenau de Morande ; (Londres) 1771, in-12. V. 15 août 1776. — R.
  10. Voyez, dans les Pièces libres de M. Ferrand, l’épigramme qui commence ainsi :

    Deux Cordeliers, grands débrideurs de nonnes…

    — R. Cette épigramme a été mal à propos comprise dans les Œuvres de Rousseau qui la désavoue et la restitue à Ferrand. — R.
  11. Par Mercier. Londres, in-8o. Il en a été donné une nouvelle édition augmentée, (Paris), 1786, 3 vol.  in-8o. — R.
  12. V. 15 mai 1771. — R.
  13. Voltaire, dans sa lettre à Marin, dit qu’il faut décerner une couronne civique au chancelier. — Il a été question au 15 mai 1771, d’une lettre de Voltaire au chancelier : Wagnière reconnaît qu’elle a été écrite, mais il nie qu’elle fût adressée à Maupeou. Peut-être, et la note qui précède autorise à le croire, était-elle adressée à Marin. — R.
  14. Hemistiche voltairien qu’il applique aux Odes sacrées de M. de Pompignan.
  15. Foncemagne et l’évêque de Senlis. — R.
  16. Le prince de Beauvau, en qualité de commandant du Languedoc, venait d’être chargé d’une expédition militaire contre le Parlement de cetteprovince ; mais ayant manifesté quelque répugnance à remplir une semblable mission, elle fut confiée au comte de Périgord. — R.
  17. M. Luneau a été Jésuite.
  18. Voyez la Correspondance littéraire de Grimm, décembre 1771. — R.