Aller au contenu

Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Septembre

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 340-356).
◄  Août
Octobre  ►
Septembre 1771

2 Septembre. — Dans le No 67 de la Gazette de France, article de Londres, on lit ce qui suit :

« On dit que madame la comtesse de Valdegrave épouse du duc de Glocester, a obtenu une pension de cinq mille livres sterling sur l’établissement d’Irlande. »


On assure que l’ambassadeur d’Angleterre s’est plain de cet énoncé comme d’une indiscrétion désagréable à la cour de Londres, attendu que le mariage du duc de Glocester n’y était pas déclaré ni reconnu. Il passe pour constant que c’est le motif dont s’est servi M. le duc d’Aiguillon, comme ministre des affaires étrangères, pour ôter la direction de la Gazette de France à l’abbé Arnaud et au sieur Suard, son collègue. Quoi qu’il en soit, c’est le sieur Marin, censeur de la police, qui est aujourd’hui chargé de cette rédaction.

3. — Les Comédiens Italiens donnent depuis quelque temps les Deux Miliciens ou l’Orpheline villageoise, comédie en un acte, mêlée d’ariettes, de la composition du sieur Friedzeri, quant à la musique[1]. Cet auteur est aveugle depuis l’âge de trois ans.

4. — On a imprimé depuis peu une petite feuille, datée de l’hôtel de Sauvigny, le 18 août 1771, intitulée : Anecdote du jour. On y trouve l’extrait suivant d’une lettre de M. le chancelier à madame de Sauvigny :


« J’ai de grandes grâces à rendre au ciel de me porter aussi bien et de conserver ma tête dans un travail aussi pénible que celui qui m’occupe tous les jours. Me voilà enfin au courant : je finirai à la Saint-Martin tout ce qui n’est encore que commencé. »


Le reste n’est qu’une plaisanterie grossière sur un dîné fait chez M. le premier président Berthier de Sauvigny, le 17 août, en commémoration de l’heureux événement de la procession du 15[2], et sur un souper au même lieu, indiqué au 18, où M. le maréchal de Richelieu avait été invité et ne se rendit point, ce qui alarma les convives.

5. — Le portrait de M. l’abbé Terray, contrôleur-général, devait être exposé au salon, mais ce ministre s’en est défendu, sous prétexte qu’on parlait assez de lui.

6. — Les libraires associés à l’Encyclopédie se sont hâtés de publier un Mémoire contre le sieur Luneau de Boisjermain, où ils reprennent encore les cinq objets de discussion de leur adversaire. Celui-ci est signé de Briasson, Le Breton, et de Me de Junquières, avocat du barreau moderne. Ils ont jugé à propos de l’étayer d’un ancien Mémoire à consulter, dont on a déjà parlé, ainsi que d’une Consultation, en date du 7 janvier 1770, souscrite de quelques avocats célèbres. Ce dernier Mémoire, fortifiant la cause, atténue prodigieusement l’éloquence de l’orateur actuel. Il n’y a ni ordre, ni clarté, ni style dans son écrit, d’ailleurs assaisonné de beaucoup d’injures, qui se sentent encore de l’ancien état de ce procureur métamorphosé en avocat.

La pièce la plus curieuse est une lettre du sieur Diderot[3], datée du 31 août 1771, qui sert comme d’épilogue à tout ce bavardage. Ce grand philosophe prétend devoir intervenir dans la cause comme ayant été le directeur de cette entreprise littéraire. On est fâché de le voir se compromettre et s’exposer au soupçon de passer pour le suppôt et le gagiste de ces libraires. On ne voit pas quel autre motif raisonnable a pu le déterminer à se donner ainsi en spectacle, et à jouer un personnage dont il ne peut résulter qu’un grand ridicule pour lui dans le public.

7. — Peu de temps après le Mémoire des libraires, M. Luneau n’a pas manqué de répandre un Précis ; en résumant le plaidoyer de ses adversaires, il le réduit à deux questions, et il prouve : 1° qu’il a dit vrai, en disant que les sieurs Briasson et le Breton, lui ont fait payer cent soixante-quatorze livres huit sous de trop ; 2° qu’il a eu intérêt de dire tout ce qu’il a dit dans son troisième Mémoire et dans le tableau. C’est donc mal à propos que les libraires lui ont intenté un procès au criminel à cet égard.

D’après le détail des vexations et des pertes auxquelles ce procès a donné lieu, le sieur Luneau conclut à cent mille livres de dommages et intérêts. Ensuite il répond à M. Diderot, et, dans une lettre en date du 1er septembre, commente celle de cet auteur, et le couvre du plus grand ridicule. Il décèle d’ailleurs de sa part une mauvaise foi peu philosophique, en déclarant que c’estde M. Diderot qu’il tient tout ce qu’il sait sur l’Encyclopédie ; que l’an passé cet homme célèbre applaudissait au courage de l’infatigable ennemi des libraires, lui inspirait une nouvelle ardeur, lui donnait des conseils sur la marche qu’il devait tenir.

M. Luneau, pour plus grand éclaircissement, fait répandre aujourd’hui une feuille servant d’addition au Précis, et qui ne mérite aucun détail particulier.

8. — *Les Parlemens de province, depuis long-temps frappés de consternation, semblaient dans un silence pusillanime, du moins on ignorait qu’ils fissent quelque chose pour leur défense ; cependant il transpire dans le public des Remontrances du Parlement de Rennes, en date du 26 juillet. Elles portent non-seulement sur la situation actuelle du Parlement de Paris, mais encore sur les maux dont l’État est attaqué.

9. — L’acteur, élève de Préville, qu’on avait annoncé depuis quelques mois comme devant faire la plus grande sensation à son début, a paru avant-hier samedi, pour la première fois, dans le rôle de Rhadamiste. Son instituteur a commencé par capter les suffrages, par un compliment fort humble et fort adroit, où il a insinué d’avance les défauts qu’on trouverait à coup sûr dans le débutant, en donnant en même temps les motifs d’espoir qu’il pouvait fournir. Il n’a motivé son institution que sur son zèle pour le public, en glissant légèrement sur la nature de son choix, ou plutôt en ne rendant compte en rien des raisons qui l’avaient déterminé à former un élève pour le tragique, au lieu du comique qui est son genre, et sur lequel il doit avoir plus de connaissances naturelles et acquises : ce discours a été reçu avec transport par le parterre et applaudi de même.


Le sieur Ponteuil est fils d’un boulanger de Paris. Il n’a guère que vingt ou vingt-et-un ans. Il est grand, bien bâti, a deux beaux yeux, des sourcils noirs et très-marqués : sa figure n’est point mal, mais carrée et sans noblesse ; son nez épaté et une grosse lèvre gâtent le bas de son visage. Il est rablé et a l’air d’un payeur d’arrérages, ce qui plaît beaucoup aux actrices. Le son de sa voix est peu naturel ; elle ne sort que par secousses. Quant à ses qualités acquises, il a montré de l’intelligence, une grande sensibilité et des nuances dans les intonations et les désinences. Il marque les repos. Ses gestes sont dans un désordre effroyable, mais cela peut se corriger aisément ; en un mot, il promet. Ce début a occasioné une grande rumeur dans les coulisses, et l’on s’est à ce sujet étendu beaucoup sur l’événement.

Parmi les actrices, c’est déjà à qui s’emparera de ce nouveau Mazet. Mademoiselle Dubois, depuis long-temps, se l’attribuait à raison de sa prééminence et de sa dignité ; cependant il a débuté avec mademoiselle Sainval, ce qui annoncerait du changement dans le goût de notre héroïne du théâtre.

10. — *Tableau de la Constitution française, ou Autorité des rois de France dans les différens âges de la monarchie. Cette brochure n’est autre chose que le développement de l’Extrait du droit public de la France, par M. le comte de Lauraguais, dont on a parlé[4], mais développement fait avec un ordre, une netteté, un enchaînement de preuves et de raisonnemens qui est poussé jusqu’à la conviction.

Ces âges de la monarchie, suivant l’auteur, sont au nombre de trois. Il remonte, dans le premier, jusqu’à l’origine de la Constitution française, jusqu’à ces Assemblées ou Parlemens qui étendaient leur autorité sur toutes les parties de l’administration, sur l’élection de leurs rois, et qui partageaient avec le souverain la puissance législative. De là, la réfutation de cette phrase du préambule de l’Édit de 1770 : « Nous ne tenons notre couronne que de Dieu, » de cette autre, du discours du roi au Parlement de Paris, le 3 mars 1766 : « C’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage. » L’auteur fait voir comment le Parlement, tel qu’il existe aujourd’hui, a été substitué à l’ancien Parlement, à l’Assemblée générale de la nation, et comment la nation a laissé éclipser le droit imprescriptible qu’elle avait de tout temps de concourir à l’administration politique du royaume et à la puissance législative ; droit qu’elle ne tenait que d’elle-même et que nos rois ne lui avaient pas donné.

Le second âge est celui de la formation des lois. Malgré les empiétemens des rois, la nation conservait encore le droit d’y concourir nécessairement ; droit qui, malgré les divers changemens qu’il a subis, n’est pas moins certain, incontestable, imprescriptible ; droit qu’elle ne tient pas de ses rois, mais de l’essence de sa Constitution, qui fait partie des lois fondamentales de l’État français, et dont le Parlement doit jouir avec la même étendue et la même plénitude d’autorité que la nation en jouirait elle-même si elle s’assemblait encore, et que les lois fussent délibérées dans son sein.

Enfin le troisième âge est celui de la vérification des lois, qui n’est pas une formalité de vain cérémonial, puisqu’elle dérive du droit du corps entier de la nation de concourir à la puissance législative ; droit qui prend naissance du contrat primordial entre elle et le souverain, et par lequel elle a déterminé la manière dont elle voulait être gouvernée. Et c’est ainsi qu’il faut entendre l’assertion que le Parlement la représentait en cette partie, puisqu’il était le seul corps qui fit cette vérification que les souverains lui avaient déférée, et que les peuples semblaient approuver par leur consentement tacite.

Toutes les preuves de ce savant ouvrage sont renvoyées dans des notes, en sorte que rien n’arrête la rapidité du style, et n’embarrasse la chaîne des raisonnemens.

11. — Dans la Gazette d’Utrecht du mardi 13 août 1771, No 65, on lit, à l’article France, ce qui suit :

Paris, le 5 août.

« Selon les lettres de Compiègne, madame la Dauphine s’étant laissé fléchir par la requête qu’on (le sieur Moreau, son bibliothécaire) lui présenta l’année dernière, de la part des ânes, a non-seulement pardonné le petit désagrément qu’elle avait éprouvé de leur part ; mais, pour leur témoigner qu’elle leur accordait un entier pardon, elle en a fait assembler, le 2, environ quatre-vingts dans la forêt, et ayant été les joindre avec l’auguste famille royale et une suite nombreuse, ils ont encore été adoptés pour monture. Après la formation d’une telle cavalcade, elle s’est rendue dans la forêt, au château de Compiègne, au son des flûtes, et escortée d’une multitude infinie de curieux. Monseigneur le comte d’Artois a eu le plaisir de se laisser tomber. Plusieurs dames ont été obligées d’en faire autant. Madame la comtesse de Noailles a fait aussi une culbute, mais qui n’a porté aucune atteinte à sa dignité. Madame la Dauphine se propose de renouveler un pareil spectacle qui fait l’entretien et l’amusement de toute la cour. »

Cette narration a paru d’une plaisanterie peu respectueuse ; elle a occasioné une grande rumeur à la cour, et le ministre a cru devoir arrêter le cours de la Gazette susdite. En conséquence, depuis vendredi 6 septembre, elle ne paraît plus en France. On croit pourtant que cette suppression ne sera pas longue, la cause ne portant sur aucune considération politique, et M. le chancelier étant d’ailleurs assez content du silence de l’écrivain, ou de la façon favorable dont il parle de ses opérations.

12. — *On a imprimé un détail circonstancié de ce qui s’est passé à Besançon lors de la destruction du Parlement, précédé des Protestations de cette Cour ; on y a joint des Réflexions sur l’énoncé de cet événement dans la Gazette de France du vendredi 16, qu’on prétend déroger à sa véracité en cette circonstance, et ne servir plus que d’organe à l’imposture des ministres. Le surplus est une sortie très-amère contre le remboursement prétendu des offices, tandis que l’État est à la veille d’une banqueroute totale, déjà ébauchée en grande partie.

On a aussi imprimé la Liste des officiers du Châtelet actuel, avec des notes satiriques sur chacun ; c’est ce qu’on a déjà vu manuscrit[5]. On en a supprimé M. le lieutenant-général de police, et l’on prétend que ce ménagement est le plus mauvais tour qu’on pût lui jouer en le faisant par là suspecter au chancelier, comme susceptible de fermer les yeux sur cet écrit.

13. — Malgré le succès du discours du sieur Préville, à l’installation du nouvel acteur, les gens de sang-froid qui ne s’enthousiasment pas aisément, et qui pèsent les mots, ont trouvé très-mauvais que cet histrion, en finissant, ait dit, au milieu de tout son barbouillage, plus bas que respectueux, plus fade que décent, qu’il s’estimerait heureux d’être utile, par la formation de pareils sujets, aux plaisirs de ses concitoyens. Cette expression a été relevée, et a frappé d’autant plus, que, tout récemment encore, le Parlement a dénié à un Comédien le serment en justice, comme infâme par son métier.

14. — *Des bruits sinistres s’étaient répandus sur le compte de l’auteur de la Correspondance secrète entre M. de Maupeou et M. de Sorhouet ; mais une suite de cet ouvrage, qui paraît depuis huit jours, atteste heureusement son existence et sa liberté. Elle contient douze lettres, et embrasse un espace d’environ six semaines, depuis le 9 juin jusqu’au 15 juillet, date de la dernière épître. Cette seconde partie n’est point indigne de la première[6] ; elle lui est même supérieure par une plus grande quantité de faits, et par une réponse fictive de l’ancien Conseiller au Grand Conseil, à qui M. de Sorhouet avait adressé l’apologie du chancelier, dans une lettre précédente. Ce magistrat indigné repousse avec vigueur toutes les offres de son confrère ; il réfute ses raisonnemens ; il démasque l’hypocrisie et du héros et du panégyriste. Il trace d’un pinceau aussi rapide qu’énergique, le portrait et la vie du premier. C’est un Démosthène qui tonne, qui foudroie, qui écrase, qui pulvérise. Son éloquence fougueuse tranche merveilleusement avec le style ironique du reste de l’ouvrage, et forme un contraste où l’on reconnaît l’art d’un très-grand écrivain. L’adresse avec laquelle il a enchâssé dans cette Correspondance une multitude d’anecdotes, amenées naturellement et sans le moindre effort, produit le double effet d’enrichir cette dissertation, et de couvrir d’un ridicule ineffaçable le chef et les suppôts de son système, ou plutôt de soulever contre eux l’indignation générale.

Au surplus, l’auteur continue à y ménager extrêmement M. le duc d’Aiguillon et tout son parti, comme s’il espérait qu’il dût un jour détruire celui de M. le chancelier. Il affecte même de rappeler plusieurs anecdotes qui tendraient à semer la division entre ces deux chefs. Quel qu’il soit, c’est un homme très-bien instruit, qui a fouillé dans les secrets de la famille des Maupeou, au point d’en dévoiler qui ne peuvent être sus que de gens qui lui tiennent de très-près, ce qui fait soupçonner des magistrats du premier ordre, soit comme fabricateurs, soit comme instigateurs de l’ouvrage.

Dans le fait, on est dans la plus profonde ignorance à cet égard. Lorsque la première partie de cet ouvrage parut, M. de Sorhouet assura qu’il en connaissait l’auteur, parce qu’il s’y trouvait des phrases entières qu’il avouait pour siennes, et dont un seul homme avait été participant. Il ajouta qu’il aurait la générosité de ne pas le nommer. Le courage avec lequel l’anonyme continue sa Correspondance, la suite qu’il annonce encore, doivent mettre en défaut les conjectures de ce magistrat, et prouvent qu’il s’est trompé.

15. — *Réflexions générales sur le système projeté par le Maire du palais pour changer la Constitution de l’État. Cette brochure a pour texte le paragraphe suivant :

« Les actes des rois qui blessent directement les lois fondamentales de l’État sont nuls, et ne peuvent subsister par le défaut de pouvoir du législateur. Ces actes n’ont jamais subsisté qu’autant de temps que la violence a prévalu sur la justice. » Mémoire des Princes du sang présenté au roi en 1771.

On peut juger de l’écrit par cette phrase ; il mérite pourtant une discussion particulière. :

17. — L’auteur d’un ouvrage qui a paru sur l’exposition des tableaux au Louvre, en 1769, sous le titre Lettre de M. Raphaël à M. Jérome[7], et qui eut alors un succès prodigieux, se dispose à dire son avis, dans un nouvel écrit, sur l’exposition de cette année. Mais les peintres, qu’on peut appeler, autant que les poètes, genus irritabile, se donnent beaucoup de mouvemens pour prévenir cette censure, très-redoutable à leur amour-propre. Heureusement il a mis le sieur Cochin dans ses intérêts, en prévenant ce secrétaire de l’Académie de Peinture, et en soumettant son manuscrit à sa décision ; en sorte qu’il espère que les obstacles seront levés sous peu.

19. — La critique, dont on a parlé, sur l’exposition du salon de cette année, a pour titre : Lettre de M. Raphaël le jeune, élève des écoles gratuites de dessin, neveu de feu M. Raphaël, peintre de l’Académie de Saint-Luc, à un de ses amis, architecte à Rome. L’auteur suppose que le suisse de la salle ayant entendu la nuit un grand bruit, accourt pour voir ce que c’est ; mais qu’il est bien étonné de trouver les tableaux parlant et se chamaillant ; qu’il dresse procès-verbal de tout, à telle fin que de raison. C’est dans ce cadre, aussi neuf que piquant, que l’auteur a enchâssé une critique d’autant plus amusante, qu’elle est plus vive par la tournure ingénieuse qu’il a choisie, et cependant moins injurieuse pour les artistes, par la supposition que la jalousie, dans la bouche d’un rival, affaiblit toujours les beautés, et grossit les défauts. D’ailleurs elle est moins directe, les personnages ne se trouvant nommés qu’à l’explication du numéro, et comme du second bond. L’auteur n’a point employé de ces mots techniques et scientifiques qui n’éblouissent que les ignorans ; ses reproches étant fondés sur le bon sens et sur les principes les plus généraux et les plus reconnus, peuvent être appréciés par tout le monde ; et s’il s’est interdit par là ces observations fines qui ne peuvent partir que de l’amateur le plus éclairé, il s’est asservi aussi à une justesse plus grande, pour ne pas s’exposer à une réclamation dont le cri serait plus universel. Le style est simple, l’épigramme y est amenée naturellement, les transitions ne sont pas toujours aussi piquantes et aussi heureuses qu’elles pourraient l’être mais la forme est neuve, et doit donner beaucoup de vogue à ce petit pamphlet. On ne doute pas qu’il ne soit arrêté incessamment, et qu’on ne se prévale de quelques plaisanteries mal interprétées pour intéresser le Gouvernement à sa suppression.

22. — Ce qu’on avait prévu est arrivé : mademoiselle Lemaure s’est prodiguée si mal à propos et avec tant de facilité au Colysée, que le public s’en est rassasié, et qu’elle a perdu toute la célébrité qu’elle avait acquise sur parole. La plupart des amateurs modernes ne l’ayant jamais entendue, elle ne fait plus aucune sensation, et les entrepreneurs de cet établissement seront obligés de l’éconduire.

23. — Les bruits accrédités depuis plusieurs mois que le sieur d’Éon, ce fougueux personnage, si célèbre par ses écarts, n’est qu’une fille revêtue d’habits d’homme ; la confiance qu’on a prise en Angleterre à cette rumeur, au point que les paris pour et contre se montent aujourd’hui à plus de cent mille livres sterling, ont réveillé à Paris l’attention sur cet homme singulier, et ceux qui ont étudié avec lui, et l’ont connu dans l’âge de l’adolescence, se sont rappelé tout ce qui pouvait favoriser ou détruire une telle conjecture, et voici ce qu’ils racontent :

Ils ne se rappellent pas, en effet, avoir jamais eu dans le cours de ses classes, et même hors du collège, aucune preuve testimoniale de sa virilité ; ils n’ont aucune idée d’avoir jamais fait de partie de filles avec lui, de lui avoir connu aucune inclination à ce genre de plaisir, et de lui avoir jamais vu de maîtresse. Cependant il a toujours eu la figure assez mâle ; il s’est livré aux exercices qui caractérisent le plus notre sexe ; il aimait surtout passionnément celui des armes, et s’y était perfectionné au point qu’il est devenu l’origine de sa fortune.

Ce garçon, né d’une famille honnête, était commis dans les bureaux de l’intendance. On eut besoin alors de négocier avec la Russie ; on était dans une sorte de brouillerie ou de froideur avec cette puissance ; on n’avait personne à cette cour. On imagina de chercher quelqu’un qui pût y aller sans caractère, y paraître sans être suspect, gagner la confiance du grand-duc, lui porter des paroles, être désavoué ou avoué au besoin. On savait que le grand-duc aimait beaucoup les spadassins. On s’informa si l’on pourrait trouver quelqu’un distingué dans le genre de l’escrime, qui y joignît quelques connaissances en politique. Le sieur d’Éon avait alors fait un livre sur les finances[8], sa passion pour les armes était publique. On le proposa au ministre des affaires étrangères ; on l’agréa ; il partit, il y a environ vingt ans ; il y réussit, se fit connaître, et de là son initiation aux négociations dont il a été chargé depuis.

27. — Il passe pour constant que suivant le nouveau système du Conseil, de nous rendre plus heureux en ramenant insensiblement les siècles d’ignorance, il a été rendu un arrêt le 11 de ce mois, qui ordonne qu’à l’avenir tous livres imprimés ou gravés, soit en français, soit en latin, reliés ou non reliés, vieux ou neufs, venant de l’étranger, paieront à l’entrée du royaume soixante livres par quintal. Il excepte cependant les manuscrits et livres imprimés en langue étrangère, venant l’étranger, qui continueront à jouir de l’exemption générale de tous droits, ainsi que tous livres, soit manuscrits, soit imprimés, ou gravés en langue française, latine ou étrangère, lesquels continueront à jouir pareillement de ladite exception, tant à leur circulation dans les différentes provinces du royaume, qu’à leur sortie à l’étranger.

28. — Les Comédiens Italiens ont donné, il y quelques jours, la première représentation d’une comédie en deux actes et en vers mêlée d’ariettes, intitulée le Baiser pris et rendu. Les paroles du sieur Anseaume ont paru si détestables que la musique[9], tout agréable qu’elle fût, n’a pu en faire disparaître le dégoût et la platitude. La pièce est tombée.

29. — Mademoiselle de L’Espinasse est une fille de qualité qui a des prétentions au bel esprit et à la philosophie. Elle tient, chez elle, une espèce de bureau littéraire, où préside M. d’Alembert : l’abbé Arnaud, M. Suard, M. Gaillard, M. de La Harpe y dominent en second. Cela a donné lieu aux deux épigrammes suivantes. La première est contre M. d’Alembert, dont le vrai nom est Jean-le-Rond[10]. Il faut savoir qu’il est membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie Française.

Maître Le Rond très-lourdement écrit,
Maître Le Rond très-faussement raisonne :

Rien n’est plus clair pour quiconque le lit ;
Il a pourtant une double couronne.
Maître Le Rond au Louvre approfondit
L’art des calculs et juge le génie.
« Apprenez-moi, disais-je à son amie,
Comment cela ? — Comment ! dit Aspasie,
Savant léger et pesant bel esprit,
N’a-t-il pas droit à chaque Académie ? »

La seconde roule sur la cabale faite par la même demoiselle, pour introduire à l’Académie Française, au moyen du crédit qu’y a M. d’Alembert, l’abbé Arnaud, M. Gaillard, etc.

Le jour qu’Arnaud fut de l’Académie,
La L’Espinasse, en riant du succès,
Disait partout : « Grace à mon industrie,
Voilà déjà deux grands hommes de faits.
À qui donner la place du génie
À l’avenir ? Il nous reste Suard,
Bien lourd, bien froid, comme monsieur Gaillard ;
Et quand enfin la noble compagnie,
Par tant d’affronts sera bien endurcie
Au déshonneur, il nous faudra peu d’art
Pour y glisser La Harpe et Mélanie. »

30. — Le Fils naturel, de M. Diderot, ce drame imprimé il y a vingt ans, et qui fit beaucoup de bruit à sa naissance, par sa singularité, par les prétentions de son auteur, et par l’éclat avec lequel ses partisans le prônèrent, lui avait dès ce temps occasioné du désagrément. Le sieur Fréron démontra les plagiats du philosophe encyclopédiste, et fit voir que cette pièce était de Goldoni, fameux comique Italien. La représentation que les Comédiens Français en ont donnée, pour la première fois, le 26 de ce mois, n’a pas été moins humiliante pour le sieur Diderot. Ce drame a paru d’une froideur insoutenable, et a été à la veille de tomber à plusieurs prises. Cependant il est annoncé pour dimanche 29, mais avec beaucoup de corrections. Le moment n’était pas favorable pour l’auteur, et le ridicule qu’il vient de se donner tout récemment dans l’affaire des libraires contre le sieur Luneau[11], n’a pas peu contribué à mal disposer le public littéraire en faveur de sa pièce.

  1. Paroles de d’Azemar. — R.
  2. Quelques membres de la Chambre des Comptes ayant été d’avis que cette cour ne devait point assister, avec le nouveau Parlement, à la procession annuelle de la Notre-Dame d’Août, reçurent du chancelier des lettres de jussion portant ordre d’aller à la cérémonie. — R.
  3. Cette lettre, qui a sept pages in-4o, n’a point encore été recueillie dans les Œuvres de Diderot. — R.
  4. V. 2 juillet 1771. — R.
  5. En empruntant cet article au Journal historique, dont nous avons parlé, le rédacteur des Mémoires secrets ne s’est pas souvenu qu’il n’avait point donné place à la liste dont il s’agit. Comme elle n’offre rien d’intéressant, nous ne l’avons point extraite du Journal historique, où elle se trouve à la date des 29 juillet, 8 et 19 août 1771. — R.
  6. Nous avons dit que la Correspondance secrète est attribuée à Pidanzat de Mairobert, qui passe aussi pour rédacteur des Mémoires secrets : les éloges emphatiques prodigués ici à la Correspondance pourraient confirmer ces soupçons. Il est juste cependant de remarquer que cet article est extrait du Journal historique. — R.
  7. V. 24 septembre 1769. — R.
  8. Essai historique sur les différentes situations de la France, par rapport aux finances, sous le règne de Louis XIV et la régence du duc d’Orléans. 1754, 2 vol.  in-12. — R.
  9. De Saint-Amant. — R.
  10. D’Alembert, fils naturel de madame de Tencin et de Louis Camus chevalier Destouches, commissaire provincial d’artillerie, mort le 11 mars 1726, fut exposé peu après sa naissance sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond, près Notre-Dame. De là lui fut donné le prénom de Jean-le-Rond. — R.
  11. V. 6 septembre 1771. — R.