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Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Février

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 256-261).
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Février 1771

3 Février. — On recherche avec empressement une Lettre du Parlement de Bretagne au Roi, à l’occasion de ce qui se passe au sujet des membres du Parlement de Paris, pour supplier Sa Majesté de les rappeler à leurs fonctions. Cette pièce est plus estimée, comme oratoire, que les diverses productions de nos magistrats de la capitale.

7. — On a remis avant hier sur le théâtre de l’Opéra Pirame et Thisbé[1], dont on a changé le dénouement. L’Amour vient ressusciter Pyrame, ce qui n’a eu le succès qu’en attendaient les auteurs. On n’est pas content de la composition des ballets, et, depuis que Vestris en a la direction, il n’a réussi que dans ceux qu’il a copiés des autres.

9. — Ce pays-ci fourmille de gens oisifs qui se font des plaisirs de ce qui, pour des gens sensés, ne serait qu’un objet de mépris et de pitié. Une querelle d’histrions a divisé depuis quatre jours notre pétulante jeunesse. Une danseuse excellente de l’Opéra, et le meilleur danseur sans contredit, rivaux de talens et jaloux l’un de l’autre depuis long-temps, sont désunis par divers motifs. Leur inimitié a éclaté à l’occasion d’un pas où mademoiselle Heinel a voulu danser, et dans lequel Vestris s’est ménagé tout le brillant, comme maître des ballets. Cette dispute a aigri les parties et excité parmi leurs partisans le projet de s’en venger. Mardi dernier, il a éclaté contre Vestris, qui a été sifflé dans la chaconne qui termine l’opéra. Outré contre sa rivale, qu’il a rencontrée dans les coulisses, et dans les yeux de qui il a cru voir le triomphe de la mortification qu’il venait d’essuyer, il s’est emporté contre elle en propos les plus injurieux ; ce qui a produit une scène des plus vives et a indisposé les spectateurs contre lui. Chacunmais le plus grand nombre a été pour mademoiselle Heinel. L’affaire portée devant le ministre de Paris, celui-ci a cru devoir rendre justice à l’outragée. Le public a applaudi aujourd’hui cette danseuse avec une fureur inexprimable, dans le ballet des Fêtes Grecques et Romaines, bien disposé à ne pas recevoir demain Vestris avec la même bonté. Ses admirateurs prétendent balancer le parti de mademoiselle Heinel, et on s’attend demain à un événement comique à l’Opéra à ce sujet. Tous nos jeunes gens s’y sont donné rendez-vous, pour y suivre l’affection qui les domine.

10. — On a donné avant-hier aux Français une pièce en trois actes, en vers, et l’on pourrait dire contre tous, qui a pour titre : le Persifleur[2]. C’est une satire qui sans être une bonne pièce, n’est pas sans mérite. Il n’est guère possible d’en faire l’analyse. Elle est écrite facilement, et fait honneur au style de l’auteur, déjà connu par plusieurs drames et romans, joués au théâtre et répandus dans le monde. Il se nomme Sauvigny.

11. — Le complot formé d’humilier l’amour-propre de Vestris, et non son talent, a attiré hier un monde étonnant à l’Opéra. Mais on s’est réconcilié avec lui, quand on a appris qu’il avait fait la veille les excuses les plus soumises à mademoiselle Heinel. Le public indulgent lui a fait grâce et justice, en l’applaudissant à outrance du parterre, des loges et de partout. De sa part, pour mériter cette faveur, il s’est surpassé dans la chaconne, et y a fait de si grands efforts, qu’en sortant de la terminer il s’est trouvé mal.

11. — M. Bernard, si connu sous le nom de Gentil Bernard, secrétaire-général des dragons, vient de tomber dangereusement malade, au point qu’on l’a cru mort. Il est célèbre par de petits vers galans qui sont recherchés de la bonne compagnie. Il y a de lui un Art d’aimer, qu’il a eu l’art de lire et de ne jamais faire imprimer, non plus que ses autres ouvrages. Ceux qu’il a donnés au public étaient de société. Castor et Pollux est la seule production qui puisse véritablement lui mériter l’immortalité.

19. — L’arrêté du Parlement de Normandie a été rédigé en Lettre au Roi[3] ; elle est écrite supérieurement La presse nous a déjà transmis cet ouvrage patriotique, mais dont M. le chancelier arrête, autant qu’il peut, la publicité.

20. — M. de Mairan est mort ce soir, âgé de près de quatre-vingt-quatorze ans. Il avait toujours mené une vie fort rangée : il allait encore dîner en ville trois fois par semaine. Il avait un extérieur net et propre, et, du côté du physique, ne se ressentait en rien des incommodités de la vieillesse.

21. — On parle beaucoup dans le monde des Remontrances de la Cour des Aides au Roi, au sujet de l’état actuel du Parlement de Paris. Elles ont été fixées le 18 de ce mois toutes les chambres assemblées, et c’est aujourd’hui que les gens du roi de cette cour apprendront à Versailles si le roi agréera qu’elles lui soient présentées. Ceux qui en ont eu lecture, assurent que c’est un morceau d’éloquence sublime.

23. — M. le chancelier, accompagné de M. le duc de La Vrillière, de M. Bertin, de M. Monteynard et de M. l’abbé Terray, des conseillers d’État et des maîtres des requêtes, s’est rendu ce matin à onze heures au Palais, tous messieurs du Conseil assemblés à la Grand’Chambre, et y a fait un discours pour annoncer l’objet de sa mission[4]. Ceux qui l’ont entendu y ont remarqué la même élévation de style et de pensées que dans celui prononcé le 24 janvier, et il y a apparence qu’il est de la fabrique du même orateur, c’est-à-dire du sieur Le Brun.

24. — Un zélé Breton vient de faire imprimer un Mémoire sur le rétablissement de la Compagnie des Indes, et sur les avantages qui en doivent résulter pour l’État en général, et pour la province de Bretagne en particulier. Les raisons qu’il met en avant sont des plus claires, pour prouver cette importante vérité, que l’on a étrangement perdue de vue quand on s’est prêté au projet extravagant du détracteur de la Compagnie.

25. — Le Gentil Bernard n’est pas mort de la cruelle attaque qu’il a eue, mais il est dans un état plus cruel que la mort même, étant tombé en enfance.

27. — Le Parlement de Rouen se signale par des écrits d’une éloquence rapide, vigoureuse et pleine de choses. Outre sa première Lettre au Roi, qu’on a dit être imprimée déjà[5], on en annonce une seconde[6], plus étendue, où les grands principes de la monarchie sont rappelés et posés d’une manière inébranlable.

28. — On parle beaucoup d’un Mémoire signé des princes du sang, excepté M. le comte de La Marche, au sujet des événemens qui viennent de se passer ; il n’est pas encore assez connu pour qu’on puisse en déduire les principaux moyens, ni en parler pertinemment. Il suffit de dire qu’il est en faveur de messieurs du Parlement.

— On n’a pu découvrir l’auteur du Cantique[7] infâme contre mademoiselle Rosalie. Il ne peut partir que d’un ennemi très-ulcéré ; mais elle-même y a donné lieu par sa langue envenimée, en sorte qu’on ne peut la plaindre. Dans cet assaut d’injures entre les chevaliers de ces demoiselles, on ne peut assigner lequel est l’agresseur : il s’ensuit toujours une grande fermentation dans le tripot lyrique, et les amateurs cherchent à garnir leur porte-feuille de ces nouveautés.

  1. De La Serre V. — R.
  2. M. de Bièvre prétendit que le Persifleur avait beaucoup d’enfans au parterre. — R.
  3. Lettre du Parlement de Normandie au roi, sur l’état actuel du Parlement de Paris ; du 8 février 1771. in-8° de 15 pages. — R.
  4. L’enregistrement d’un édit du roi portant établissement de six Conseils Supérieurs à Arras, Blois, Châlons, Clermont-Ferrand, Lyon et Poitiers ; et abolition de la vénalité des charges. — R.
  5. V. 19 février 1771. — R.
  6. Lettre du Parlement de Normandie au roi, sur l’état actuel du Parlement de Paris ; du 26 février 1771. in-8° de 15 pages. — R.
  7. V. 25 janvier 1771. — R.